Plusieurs éléments viennent de relancer l’intérêt pour l’ouvrage très polémique d’Emmanuel Todd à propos de « l’empire américain » : la publication d’Après l’empire en poche en « Folio Actuel » en janvier 2004, sa traduction en anglais en décembre 2003 [1], les difficultés de l’armée américaine en Irak, ou encore les prises de position de l’administration Bush contre les Palestiniens, qui semblent donner raison à certains éléments analysés par Emmanuel Todd dans son ouvrage. Comment se présente à nous la double thèse de l’ouvrage ?
D’abord par l’affirmation radicale du changement de position des États-Unis dans la construction d’un ordre mondial : « Les États-Unis sont en train de devenir pour le monde un problème. Nous étions plutôt habitués à voir en eux une solution. Garant de la liberté politique et de l’ordre économique durant un demi-siècle, ils apparaissent de plus en plus comme un facteur de désordre international, entretenant là où ils le peuvent, l’incertitude et le conflit » (p. 11 ; la pagination indiquée est celle de l’édition de poche 2004). « Au moment même où le monde découvre la démocratie et apprend à se passer politiquement de l’Amérique, celle-ci tend à perdre ses caractéristiques démocratiques et découvre qu’elle ne peut se passer économiquement du monde. La planète est donc confrontée à une double inversion : inversion du rapport de dépendance économique entre le monde et les États-Unis, inversion de la dynamique démocratique, désormais positive en Eurasie et négative en Amérique » (p. 38-39).
Ensuite par la mise en évidence d’un « militarisme théâtral » (p. 40) de la pseudo-puissance américaine, fondé sur l’image – le mythe – cent fois assénée d’un monde livré au « terrorisme universel » (p. 41). Comme le monde est « devenu trop vaste, trop peuplé, trop alphabétisé, trop démocratique » (p. 39) pour être contrôlé, l’Amérique cherche à « rester au moins symboliquement au centre du monde, et pour cela mettre en scène sa « puissance », pardon sa « toute-puissance » (p. 39). D’où la nécessité de prendre pour cible des puissances très faibles ou symboliques : l’Irak, Cuba, la Corée du Nord ou encore l’Autorité palestinienne. D’où encore la politique qui consiste à « ne jamais résoudre définitivement un problème, pour justifier l’action militaire » (p. 40).
Il n’y a donc pas d’empire américain. Emmanuel Todd tente de le démontrer en trois temps : en faisant d’abord apparaître les mouvements de fond de l’espace politique mondial qui vont dans le sens d’une démocratisation à l’échelle mondiale ; en analysant ensuite les fondements du micromilitarisme théâtral où le messianisme américain est vu comme la seule possibilité de survie dans un monde livré au chaos ; en analysant enfin l’impossible dimension impériale des États-Unis : l’impossibilité de prélever un « tribut » à l’échelle mondiale et surtout le recul très net de l’universalisme américain font que les États-Unis ne peuvent pas avoir de réelle emprise sur le monde.
Pour Emmanuel Todd les États-Unis ne peuvent plus contrôler les puissances appelées à partager avec eux le contrôle de la planète : l’Europe, le Japon, la Russie à moyen terme, la Chine à plus long terme : « le monde est trop vaste, trop peuplé, trop divers, trop traversé de forces incontrôlables », les États-Unis sont « trop faible économiquement, militairement, idéologiquement » pour « transformer sa situation semi-impériale en empire de fait et de droit » (p. 269). Au contraire nous sommes bien dans un « après l’empire » (le titre…), à un moment où les bons outils d’analyse que Todd affirme utiliser, font apparaître la réalité : « la décomposition du système américain » (…et le sous-titre de l’ouvrage de Todd).
Face à la réalité des mouvements de fond de la planète qui mènent lentement à la stabilité et à la démocratisation…
« Jour après jour, nos médias ont façonné l’image d’un planète structurée par la haine, ravagée par la violence, où se succèdent à une cadence accélérée, massacres des individus et des peuples » (p. 41). Cette vision du monde livré au chaos entraîne deux réactions : elle survalorise l’idée d’une régression mondiale généralisée et elle permet par contrecoup de légitimer l’idée d’un ordre impérial préservant du pire… qui manifestement nous attend au coin de la rue. Or la réalité selon Emmanuel Todd est exactement inverse : quelle que soit la visibilité des événements de surface, les mouvements de fond de la socitété-monde vont dans le sens d’une plus grande démocratisation et d’un progrès social à l’échelle mondiale. Car si « certains éléments objectivement régressifs peuvent être décrits […] on peut mesurer, grâce à un immense matériel statistique, la formidable progression culturelle du monde » (p. 43-44). Pour Emmanuel Todd, deux critères sont particulièrement symboliques de ce progrès culturel mondial : la généralisation de l’alphabétisation de masse et la diffusion du contrôle des naissances.
On peut établir le tableau suivant, concernant les taux d’alphabétisation, à partir des données indiquées par Todd (p. 44-45) :
Pays |
1980 |
2000 |
Pays |
1980 |
2000 |
Pays d’Afrique |
|||||
Rwanda |
40 |
67 |
Af. du Sud |
80 |
93 |
Nigeria |
27 |
47 |
Zimbabwe |
85 |
92 |
Côte d’Ivoire |
40 |
63 |
Mali |
14 |
40 |
Algérie |
77 |
85 |
Niger |
8 |
16 |
Pays d’Asie et du Moyen-Orient |
|||||
Inde |
41 |
54 |
Sri Lanka |
85 |
92 |
Chine |
66 |
85 |
Tadjikistan |
94 |
99 |
Pakistan |
28 |
43 |
Philippines |
89 |
95 |
Iran |
51 |
77 |
Indonésie |
69 |
87 |
Taux d’alphabétisation des individus de 15 ans et plus (en pourcentage de la population totale)
Ces chiffres, qui montrent l’élévation moyenne des taux d’alphabétisation des PMA, sont d’autant plus importants que, si ces critères sont déjà significatifs en eux-mêmes, ils sont également révélateurs d’un certain nombre d’autres progrès. Ainsi, « l’apprentissage de la lecture et de l’écriture […] n’est qu’un aspect […] de la révolution mentale qui a fini par s’étendre à toute la planète. Lorsqu’ils savent lire, écrire et compter, les hommes viennent presque naturellement à prendre le contrôle de leur environnement matériel » (p. 45). Les éléments de la révolution démographique sont mieux connus : avancement beaucoup plus rapide que prévu de la transition démographique dans tous les pays du monde, baisse très forte des taux de fécondité à l’échelle planétaire (passage de 3,7 enfants par femme en 1981 à 2,8 en 2000), révision à la baisse des projections de la population mondiale à l’horizon 2050 (qui pourrait ne pas dépasser 9 milliards d’individus), etc. « Ensemble, alphabétisation de masse et contrôle des naissances dessinent une histoire du monde autrement encourageante que celle diffusée par les actualités télévisées » (p. 52).
« Ces paramètres révèlent une humanité en train de s’arracher au sous-développement […] et fait effectivement accéder chacun à un niveau supérieur de conscience » (p. 52 et 71). Dans ce cadre d’analyse Emmanuel Todd propose une réévaluation de certaines des idées de Francis Fukuyama sur La fin de l’histoire (Flammarion, 1992). Sans défendre la thèse elle-même, Todd insiste cependant sur la pertinence de quelques points qui lui semblent intéressants : il constate avec Fukuyama que « l’universalisation de la démocratie devient une possibilité méritant examen » (p. 24), et qu’« après une certaine phase de modernisation, les sociétés s’apaisent et trouvent une forme de gouvernement non totalitaire acceptée par la majorité de la population » (p. 83). Ce qui permet d’affirmer en fin d’ouvrage que « dans la douleur d’une transition éducative et démographique, la planète tend vers la stabilité » (p. 270). Norbert Elias n’est jamais cité par Emmanuel Todd, mais les processus de complexification des sociétés analysés par Elias dans La société des individus (Fayard, 1989) par exemple semblent pouvoir se rattacher aux idées de changement mental mis en avant par Emmanuel Todd.
…les gouvernements états-uniens font une triple erreur d’analyse…
Face à ces réalités peu visibles, les gouvernements états-uniens successifs, et particulièrement l’administration Bush, font une triple erreur d’analyse : ils se trompent d’outils d’analyse ce qui ne permet pas de voir la réalité du monde, ils se trompent de moyens en tentant de valoriser un ordre mondial militarisé, ils se trompent surtout de vision du monde en s’imaginant être un « empire bienveillant ».
La première erreur est une erreur d’interprétation de l’instabilité actuelle du monde. Depuis les années 1970 s’est développée une « vision d’un islam particulièrement virulent, malfaisant, intrinsèquement problématique. Même si la Chine est désignée par Huntington comme le principal rival des États-Unis, c’est la virulence de l’islam et son conflit supposé avec l’Occident chrétien qui sous-tendent l’argumentation du Choc des civilisations » (p. 58-59). C’est cet islam qui, vu des États-Unis, est à l’origine des principaux problèmes actuels du monde, et ce au moins depuis la révolution iranienne de 1979. Emmanuel Todd s’oppose totalement à cette analyse. Pour au moins deux raisons : d’abord la non-pertinence de l’essentialisation de l’islam comme bloc unique (essentialisation qui permet de reconstruire les rassurantes analyses géopolitiques au-delà des affrontements traditionnels en opposant les civilisations et non plus les États-nations) ; et surtout en montrant que ce qui est vu comme un déséquilibre structurel menant à un affrontement inéluctable, est en réalité une crise majeure de transformation des sociétés : « les crises, les massacres que nous décrivent inlassablement les médias, ne sont pas le plus souvent, des phénomènes simplement régressifs mais des dérèglements transitoires, liés au processus même de modernisation » (p. 58). Reprenant la thèse de Gilles Kepel dans Jihad (Gallimard, [2000] 2003), Emmanuel Todd voit également dans les crises actuelles un affaiblissement de l’islamisme, une sorte de « transition islamique » dont certains pays sont déjà en train de sortir : « en Iran la révolution s’apaise, en Algérie, l’islamisme du Fis, devenu terroriste et assassin, s’épuise. En Turquie, la montée en puissance des partis religieux n’a pas réussi à mettre en danger la laïcité héritée de Kemal Atatürk » (p. 60). Le mouvement n’en est qu’à ses débuts, et de nombreux pays musulmans (l’Arabie Saoudite et le Pakistan en tout premier lieu) « sont en train d’effectuer le grand passage. Ils quittent la routine mentale paisible d’un monde analphabète et marchent vers cet autre monde stable défini par l’alphabétisation universelle. Entre les deux, il y a les souffrances et les troubles du déracinement mental » (p. 59-60).
Se trompant d’analyse, les gouvernements états-uniens se trompent également de moyens. Si l’affrontement généralisé avec « l’islam » et « le monde arabo-musulman » est inéluctable, alors la seule politique possible est celle de la construction d’un ordre militaire à l’échelle mondiale. D’où la constitution d’une liste d’« États voyous », d’un « axe du mal », d’une vision du monde où toute opposition à l’intervention armée des États-Unis (ou sous l’égide des États-Unis) est systématiquement analysée comme « munichoise », etc. Mais dans ce monde diversifié où les États-Unis ont perdu la prédominance de l’après Seconde Guerre mondiale, il n’est plus possible d’affronter le fort. Comment « stabiliser durablement un équilibre […] impérial, sans en avoir réellement les moyens militaires et idéologiques » ? La solution a été trouvée dans le passage du grand jeu diplomatique que les États-Unis avaient pu mener entre 1945 et 1991, au « petit jeu militaire » (p. 188) qui consiste à attaquer le faible. C’est ce qu’Emmanuel Todd appelle le « militarisme théâtral » (ou le « micromilitarisme théâtral », les deux expressions sont employées). « La région (du Moyen-Orient) est donc un champ de démonstration idéal pour les États-Unis qui peuvent y remporter des « victoires » dont la facilité évoque celle des jeux vidéo. La défaite du Vietnam a été parfaitement intériorisée par l’establishment militaire américain qui connaît l’incapacité au sol de ses propres troupes […]. Le seul type de guerre possible pour les États-Unis est contre un adversaire faible et dépourvu de défenses anti-aériennes » (p. 201). Il s’agit d’illustrer à peu de frais (croit-on) l’omniprésence et l’hyperpuissance des États-Unis.
La troisième erreur, la plus englobante, provient d’une mauvaise interprétation de la fin de la Guerre Froide. Les États-Unis pensent qu’ils ont gagné la Guerre Froide… alors qu’en réalité, c’est l’URSS qui a fini par imploser sous le poids de ses contradictions internes. Cette idée de victoire a en quelque sorte radicalisé une vision du monde où les États-Unis jouent un rôle historique permanent : celui d’être « l’empire bienveillant » : « La chute brutale du communisme a […] engendré l’illusion d’une montée en puissance absolue des États-Unis. Après l’effondrement soviétique puis russe, l’Amérique a cru pouvoir étendre son hégémonie à l’ensemble de la planète » (p. 270). Alors qu’à la fin de la décennie 1980, les sciences sociales américaines commencent à prendre conscience des changements dans les fonctionnements mondiaux et réfléchissent aux limites de la puissance comme instrument de contrôle du monde – avec, par exemple, les travaux de Paul Kennedy sur la puissance dans la longue durée historique (Naissance et déclin des grandes puissances, 1989) et ceux de Michael Porter sur la comparaison de l’efficacité des différents capitalismes de la Triade (The Competitive Advantage of Nations, 1990), l’effondrement de l’Urss entraîne au contraire un renouveau d’intérêt de la part de la droite états-unienne (mais pas seulement) pour les projets mondiaux fondés sur l’hégémonie américaine. Si le mouvement avait été amorcé avec la création de revues comme The National Interest dans les années 1980, c’est à partir de 1995-1996 qu’augmente fortement dans les revues états-uniennes le nombre d’articles insistant sur l’importance essentielle de la volonté de puissance, sur l’hégémonie bénéfique des États-Unis, ou encore sur la nécessité d’un retour à des valeurs de patriotisme militaire et de sacrifice (voir entre autres les articles et ouvrages de Robert Kaplan, Robert Kagan, William et Irwin Kristol, etc. [2]). Un premier palier est atteint en 1998 : les « intellectuels » néo-conservateurs peuvent prétendre que les États-Unis sont le « benevolent empire [3] » (« l’empire bienveillant »), et rappellent que l’histoire a depuis longtemps placé les États-Unis dans le rôle de la « city upon the hill », « la ville qui guide le monde » [4]. Les paliers suivants sont mieux connus : arrivée de George W. Bush à la maison blanche, réactions aux attentats du 11-Septembre, théorie de la guerre « préventive », prétention à avoir ses propres critères de justice en dehors des conventions de Genève et contre la CPI, nombreux textes de soutien de nombreux intellectuels à l’idée d’une « guerre juste », etc.
Bien sûr cette vision du monde « n’est pas bon(ne) pour le monde, énerve (les) alliés, mais a néanmoins un sens. (L)es conflits (asymétriques) qui présentent pour les États-Unis un risque militaire zéro […] permettent d’être « présents » partout dans le monde. Ils entretiennent l’illusion d’une planète instable, dangereuse, qui aurait besoin d’eux pour sa protection » (p. 189).
…qui mène les États-Unis à s’épuiser dans la construction d’une impossible dimension impériale particulièrement dangereuse et déstabilisante pour le monde.
Trois erreurs d’interprétation donc. Trois erreurs qui poussent les États-Unis à se présenter et à se voir eux-mêmes comme un empire, à s’illusionner sur la nécessite de mettre en place une structure impériale de contrôle militaire sur le monde, mais surtout à s’épuiser dans la construction d’une impossible dimension impériale. Car selon Emmanuel Todd, si les États-Unis ont presque été un empire dans la première moitié de la Guerre Froide (il parle de « situation semi-impériale » (p. 270), cette dimension impériale n’est désormais plus possible. On atteint là le cœur même de l’ouvrage de Todd (les chapitres 3, 4 et 5 ; des pages 91 à 173). Ce cœur représente environ un tiers de l’ouvrage et se décompose en trois éléments particulièrement importants selon Todd pour comprendre à la fois l’impossible dimension impériale des États-Unis et certains éléments fondamentaux du fonctionnement du monde aujourd’hui.
Dans un premier temps, Emmanuel Todd évoque l’intérêt et les limites des deux grandes comparaisons avec les empires athénien et romain : « pour qui s’intéresse à la globalisation économique actuelle, menée sous direction américaine, la comparaison avec les modèles antiques est riche d’enseignements, par les ressemblances comme par les différences » (p. 95). Soyons clair : Todd ne cherche pas à couvrir le champ entier de la comparaison d’avec les empires historiques [5], il cherche à dégager par comparaison avec Athènes et Rome ce qui fait qu’un empire est un empire. Ce faisant, il dégage deux grands caractères nécessaires à la dimension impériale : « l’empire naît de la contrainte militaire, et cette contrainte permet l’extraction d’un tribut qui nourrit le centre ; le centre finit par traiter les peuples conquis comme des citoyens ordinaires […] : la dynamique du pouvoir mène au développement d’un égalitarisme universaliste » (p. 115). Or, sur ces deux points, les États-Unis présentent des insuffisances notables. « son pouvoir de contrainte militaire et économique est insuffisant pour maintenir le niveau actuel d’exploitation de la planète ; son universalisme idéologique est en déclin et ne lui permet plus de traiter les hommes et les peuples de façon égalitaire, pour leur assurer la paix et la prospérité autant que pour les exploiter » (p. 116).
La première affirmation est particulièrement iconoclaste. Elle l’était plus encore en septembre 2002 lors de la première parution du livre, à un moment où l’armée américaine n’était pas confrontée « au sol » aux différents mouvements de résistance en Irak. Car si une idée est bien ancrée dans la perception des États-Unis, c’est bien celle de la puissance et de la supériorité radicale de son armée. D’où d’ailleurs la formation du néologisme de référence aujourd’hui, celui « d’hyper-puissance ». Or celle-ci est fondée sur une illusion. Si « l’appareil militaire américain est surdimensionné pour assurer la sécurité de la nation », il est en revanche « sous-dimensionné pour contrôler un empire, et plus largement pour maintenir durablement une hégémonie en Eurasie » (p. 117). L’actualité s’est chargée de confirmer cet aspect étonnant de la faiblesse militaire américaine : depuis avril 2003, l’armée américaine ne parvient pas à occuper l’Irak dans des conditions ne serait-ce que correctes. Ce n’est donc pas par la coercition militaire (comparaison avec Athènes) ou la domination territoriale directe (comme Rome) que les États-Unis peuvent sembler dominer leur empire.
La domination passe par un autre vecteur : la mise en scène de la puissance économique. Pour bien comprendre cet aspect du raisonnement d’Emmanuel Todd, il faut garder en tête un élément de la puissance qui est souvent oublié voire ignoré : la puissance, c’est obliger l’autre à voir le monde à partir des mêmes concepts, avec les mêmes yeux que vous. Une caricature de Sergueï dans Le Monde daté du 18 mars 2003 permet de mettre une image sur cette idée : des bombardiers passent haut dans le ciel en larguant des bombes ; ces bombes ce sont des yeux qui sont en train de tomber sur les visages encore vides. C’est cette forme de domination idéologique qui permet aux États-Unis de présenter son néo-libéralisme mondial comme un bienfait et de drainer une grande partie des flux commerciaux mondiaux. Cet excédent commercial se paye par la mise en place d’un système extrêmement instable fondé sur le dollar et sur les mouvements des capitaux financiers mondiaux vers les États-Unis : « année après année […] le mouvement du capital vers l’espace intérieur américain permet l’achat de biens venus de l’ensemble du monde ». D’où la nécessité absolue de mettre en scène la puissance des États-Unis afin de conforter les mouvements financiers vers les États-Unis : sans eux, tout le système de drainage et de surexploitation industriel et commercial mondial s’effondrerait. « L’Amérique […] ne peut plus se passer du monde. Son déficit commercial a encore augmenté […]. Elle est désormais structurellement déficitaire dans les échanges de biens de technologie avancée. Sa dépendance aux flux financiers venus de l’extérieur s’est encore aggravée. C’est bien pour maintenir sa centralité financière que l’Amérique se bat, mettant en scène son activité guerrière symbolique […], tentant ainsi d’oublier et de faire oublier sa faiblesse industrielle, ses besoins d’argent frais, son caractère prédateur » (p. 286 – postface de janvier 2004) [6].
Mais ceci n’est que le premier aspect du raisonnement qui mène Emmanuel Todd à contester l’existence d’un empire américain, présent ou à venir. Un second critère, tout aussi fondamental, est à chercher dans l’affaiblissement de plus en plus évident de l’universalisme américain depuis l’effondrement de l’Urss. Pour intégrer le plus de pays possible dans le bloc occidental, le leader américain avait été obligé de valoriser un universalisme qui insistait sur l’égalité des peuples du monde libre. Cet universalisme est en train de disparaître aujourd’hui, à la fois à l’intérieur des États-Unis et dans la perception que les États-Unis ont du monde. Ce point est pour Emmanuel Todd absolument fondamental : « L’une des forces essentielles des empires, principe à la fois de dynamisme et de stabilité, est l’universalisme, la capacité à traiter de façon égalitaire hommes et peuples […]. La base ethnique initiale est dépassée. La taille du groupe humain qui s’identifie au système s’élargit sans cesse, parce qu’il autorise les dominés à se redéfinir comme dominants. Dans l’esprit des peuples soumis la violence initiale du vainqueur se transforme en générosité. Le succès de Rome, l’échec d’Athènes […] tinrent moins à des aptitudes différentes qu’à l’ouverture progressive du droit de cité » (p. 147).
Mais, depuis 1991, cette capacité à élargir « la taille du groupe qui s’identifie au système » est en train de s’effondrer, et le messianisme américain prend de plus en plus une couleur différentialiste et inégalitaire. Deux exemples sont particulièrement développés dans l’ouvrage. Le premier, le plus évident, est ce qu’Emmanuel Todd appelle le « révélateur noir et hispanique » (p. 155). Analysant le nombre de « mariages mixtes » (en fonction de la perception multiraciale que la société états-unienne a d’elle même), Todd constate d’abord que les mariages interraciaux noir/blanc, après avoir augmenté entre 1980 et 1995, sont depuis cette date en diminution. Ainsi, en 1980, le taux de mariages mixtes noir/blanc était de 1,3% ; de 1,6% en 1990 ; de 3,1% en 1995 ; et depuis 1998, il est de nouveau inférieur à 3%. Dit autrement, 98% des femmes noires lorsqu’elles vivent en couple, vivent avec un Noir. Todd constate le même phénomène dans les mariages mixtes blanc/hispanique : alors que le taux de mariages mixtes est de 19% pour les 35-54 ans, il est seulement de 17,2% pour les 25-34 ans. La publication en mai 2004 d’un essai très violent de Samuel Huntington contre la « communauté hispanique », intitulé Who are We ? The Challenges of America’s National Identity [7] va tout à fait dans ce sens : dans une analyse en termes de « choc des civilisations », Samuel Huntington voit dans les hispaniques un danger communautaire radical. Le deuxième exemple du recul de l’universalisme dans la société états-unienne est celui du soutien total et inconditionnel à la politique du gouvernement israélien d’Ariel Sharon. Si on peut y voir le classique « appui traditionnel des juifs américains […], un autre soutien à Israël, plus neuf et original, est celui de la droite républicaine qui projette sur le domaine proche-oriental la préférence pour l’inégalité qui caractérise l’Amérique actuelle » (p. 165).
Ainsi donc, « privée d’une perception homogène de l’humanité et des peuples, l’Amérique ne peut régner sur un monde trop vaste et divers […]. Incapable de dominer le monde, elle nie son existence autonome et la diversité des sociétés » (p. 172-173). Et Emmanuel Todd d’ajouter dans la postface de 2004 : « Le monde n’a pas besoin de cette Amérique là : militariste, agitée, incertaine, anxieuse, projetant son désordre interne sur la planète » (p. 286).
Depuis 1998 et la publication dans Foreign Policy de « The Benevolent Empire » de Robert Kagan, le débat sur l’empire est clairement de retour dans les sciences sociales. Le Carnegie Council on Ethics and International Affairs vient de publier (avril 2004) une importante bibliographie commentée de trente pages sur le sujet et la publication par John Ikenberry d’un article passionnant dans le numéro de mars-avril 2004 de Foreign Affairs, intitulé « Illusions of Empire: Defining the New American Order », va dans le même sens. Présentant cinq ouvrages récents (trois publiés en 2003 et deux en 2004) sur la politique mondiale des États-Unis qui tous entrent dans le sujet par la notion d’empire (comme ceux de Michael Mann, Incoherent Empire, 2003, et de Niall Fergusson, Colossus : The Price of America’s Empire, 2004), Ikenberry commence son compte rendu par l’affirmation que « The debate on empire is back […]. The current debate over empire is an attempt to make sense to the new unipolar reality » (« Le débat sur l’empire est de retour […] Le débat en cours sur l’empire a pour objet de donner un sens à la nouvelle réalité unipolaire »).
C’est ce même problème qu’Emmanuel Todd se propose aussi de traiter : « examiner le réaménagement du rapport de l’Amérique au monde » (p. 83). Comme signalé en introduction, il constate en fin de compte que « la planète est […] confrontée à une double inversion : inversion du rapport de dépendance économique entre le monde et les États-Unis ; inversion de la dynamique démocratique, désormais positive en Eurasie et négative en Amérique » (p. 39). L’idée est particulièrement intéressante : la prise en compte de mouvements de fond à l’échelle de la planète, habituellement occultés, difficilement visibles et analysables, lui permettent de contester à la fois l’idée que les États-Unis serait un empire, et l’intérêt de l’idée même d’Empire pour comprendre le monde actuel. John Ikenberry ne dit pas autre chose quand, après avoir analysé les différents ouvrages sur l’empire américain, il conclut : « Is the United States an empire? If so, Fergusson’s liberal empire is a more persuasive portrait than is Johnson’s military empire. But ultimately, the notion of empire is misleading – and misses the distinctive aspects of the global political order that has developed around U.s. power. » (« Les États-Unis sont-ils un empire ? Si oui, alors l’empire libéral décrit par Fergusson donne une image plus convaincante que l’empire militaire décrit par Johnson. Mais en fin de compte, la notion même d’empire est trompeuse – elle laisse de côté les aspects spécifiques de l’ordre politique mondial qui s’est développé autour de la puissance américaine. »)
Après l’empire d’Emmanuel Todd apparaît comme une contribution très intéressante (mais parfois inutilement polémique) sur les débats sur l’empire et sur les fonctionnements actuels du monde. On pourra regretter que le ton adopté finisse par affaiblir les thèses de l’ouvrage, alors que celles-ci sont plus que les bienvenues, permettent de sortir de nombreux pièges conceptuels, de voir l’hyperpuissance comme une illusion, l’empire comme une mauvaise entrée dans les fonctionnements du monde, et de faire émerger à la conscience et à l’analyse les mouvements de fonds de la planète qui sont trop souvent occultés et ignorés.