Image 1 : « Homoncule de Penfield unifié et tridimensionnel », fig. 12.19 in Bear, Connors et Paradiso, [1998] 2007, p. 408. Les auteurs n’indiquent pas l’origine de cette version. On peut deviner l’impact qu’une telle image peut avoir sur l’imagination. Les auteurs mentionnent tout de même son aspect caricatural, puisque l’homoncule ne respecte ni la discontinuité des projections, ni l’échelle des cartes. Cette figurine est donc à la fois la plus aboutie sur le plan du style et la plus fausse sur le plan scientifique (voir Bear, Connors et Paradiso, [1998] 2007, pp. 407-408).
Il est remarquable que les spécialistes de l’iconographie médicale aient finalement peu écrit au sujet de l’homoncule de Penfield [1]. Si l’on en juge au nombre de citations ou de reproductions, celui-ci continue d’exercer une réelle fascination [2]. Mais l’étrangeté de ses formes n’explique pas tout. L’étonnement redouble même lorsqu’on considère son origine. Cette figure semblant sortir tout droit de l’imagination artistique s’avère être, bien au contraire, une production scientifique. En tant que telle, elle vise donc l’objectivation d’une réalité. Il faut reconnaître cependant que cette visée a très vite cédé sous le poids des critiques [3]. De l’aveu même de Wilder Penfield, plus de vingt ans après sa première publication, l’homoncule a perdu toute prétention scientifique pour ne plus présenter qu’un intérêt heuristique [4]. Si donc l’homoncule ne joue plus une fonction scientifique de premier plan il n’en demeure pas moins une curiosité, comme un geste qui aurait échappé à la vigilance de ses auteurs. Jean Clair s’avère donc bien inspiré lorsqu’il adopte à son égard une sorte de suspicion herméneutique (1993). L’homoncule serait en ce sens une sorte de lapsus ! L’analyse a tôt fait d’y déceler, selon lui, le retour implicite d’une imagerie démoniaque au sein même de cette science qui croyait s’être débarrassée des vielles superstitions… Mais cette analyse est-elle suffisante ? En rapportant l’homoncule à la psychiatrie d’un autre âge, celle qui assimile folie et monstruosité [5], elle risque de rater la véritable révolution qui le porte au devant de la scène. Au final, l’étonnement que suscite cette curieuse méthode illustrative et son « anthropomorphisme intempestif » demeure, et en appelle même à une nouvelle interprétation.
Ne serait-ce pas au contraire au sein de la neurologie de la fin du 19e siècle que résiderait sa raison d’être ? L’homoncule est certes une icône, mais peut-être pas celle du « retour du refoulé » de la psychiatrie. Elle serait plutôt celle d’une neurologie qui, à partir de l’étude du système nerveux, ambitionnait de donner à la psychologie le statut scientifique qui lui manquait, au risque de soutenir une position philosophiquement intenable. Cette neurologie, alors qu’elle progresse dans la détermination de la matière cérébrale, importe en effet des notions philosophiques et psychologiques qui ne relèvent pas de son champ de compétence. Sans donc les remettre en cause à la lumière de ses propres découvertes, elle pense pouvoir découvrir les bases cérébrales du « sujet », de l’« individualité » ou du « moi ». L’homoncule émergerait ainsi d’une confusion, celle qui consiste à plaquer, sans autre médiation, du psychologique sur son organe supposé. La tradition cartésienne calquait la représentation mentale sur le modèle d’une représentation iconographique, comme un miroir représente le monde. Avec la neurologie, le cerveau devient le siège des représentations mentales et, parmi elles, la représentation du corps prend la valeur de cas paradigmatique. Ainsi, le corps sensorimoteur vient littéralement se dessiner, par projection, sur le cortex et s’impose vite comme le substrat naturel du « moi ». L’homoncule de Penfield émergeant sur ce terreau, on peut alors se demander s’il ne désigne pas autre chose que la représentation cérébrale du corps et ne donne pas implicitement à voir, aussi, ce qui a « contaminé » et qui contamine peut-être encore la neurologie moderne : la psychologie.
Il s’agit ici de reprendre, dans un premier temps, les grandes étapes de l’histoire de la neurologie qui ont mené de la simple supposition de l’existence de zones cérébrales sensorimotrices, à son acceptation comme fait établi. Deuxièmement, nous proposons de voir comment cette découverte a inspiré à Theodor Meynert une théorie du « moi cérébral » (1888) dont l’influence se fait encore ressentir dans la neurologie contemporaine, comme en témoigne le « moi neural » d’Antonio Damasio (2002). On propose de montrer, dans un troisième temps, comment l’homoncule de Penfield donne une consistance iconographique à ce moi. On suppose, dans une quatrième partie, que cette représentation, dans sa fausseté scientifique, nous instruit implicitement sur la conception de la « représentation mentale » qui sous-tend l’effort de fondation neuropsychologique. On conclut sur l’heuristique que constitue une telle théorie interne et mentale de la représentation, ainsi que sur les perspectives qu’ouvre son dépassement.
Naissance du moi sensorimoteur.
Depuis Paul Broca, la dépendance de fonctions motrices à des zones cérébrales était supposée [6]. Mais l’obtention de ce type de lien supposait qu’on l’infère de l’absence conjointe, accidentelle ou congénitale, de la faculté et de la zone cérébrale concernée. De telles correspondances pouvaient être établies différemment. Hughlings Jackson, dans les années 1870, partant du fait que les crises épileptiques étaient souvent accompagnées de convulsions, supposa l’existence d’un lien entre foyer épileptogène et zones cérébrales motrices : « Epileptic convulsions are nothing but occasional abrupt and excessive discharges of motor cells, the functions of which is mediating efferent impulses to muscles. […] Now as the cortical grey matter responds to those irritating lesions by convulsions, that is to say by movements, the convolutions of the brain must contain nervous arrangements representing movements, the convolutions must possess motor functions » (cité in Foerster, 1936, p. 136).
Les recherches sur les localisations cérébrales motrices, puis sensitives, prirent une tout autre envergure avec l’exploitation des découvertes sur la nature électrochimique de la transmission synaptique. En 1870 Gustav Fritsch et Eduard Hitzig, par l’application d’un courant galvanique sur le scalp occipital, provoquèrent chez un patient des mouvements oculaires. Hitzig réalisa ensuite les premières stimulations intracrâniennes sur des chiens. Il obtint des mouvements qui disparaissaient systématiquement de leur répertoire moteur après ablation des zones cérébrales correspondantes. L’existence, chez l’animal, de zones cérébrales motrices et stimulables artificiellement n’était plus l’objet de doute. Restait à savoir s’il en allait de même chez l’homme. Or aucune intervention clinique ne pouvait a priori justifier de telles conditions expérimentales. Robert Bartholow, médecin de Cincinnati, saisit en 1874 l’occasion de pratiquer la première stimulation intracrânienne chez l’une de ses employées. Une tumeur du scalp lui avait suffisamment érodé le crâne pour qu’on y puisse introduire deux aiguilles parcourues par un courant faradique. Chaque impulsion électrique pratiquée sur l’hémisphère atteignable fut suivie de mouvements controlatéraux [7].
Les recherches sur le cortex moteur furent dès le départ liées à un questionnement quant à l’existence distincte d’un cortex sensitif. On constatait, par exemple, que les anesthésies corticales étaient très souvent accompagnées de paralysies. Trois camps se formèrent : ceux pour qui le cortex rolandique [8] était purement moteur, ceux pour qui il était exclusivement sensitif et, enfin, ceux pour qui il était sensorimoteur. Il fallut attendre 1909 pour que Harvey Cushing provoque des sensations sans mouvement, attestant de l’existence séparée de zones cérébrales sensitives (voir note historique in Penfield et Boldrey, 1937).
Avec la découverte d’un cortex sensorimoteur, on achevait la compréhension du système nerveux comme structure réunissant des périphéries sensitive et musculaire et des centres cérébraux assurant leur contrôle. En découpant le système nerveux en afférences provenant de la périphérie du corps et se projetant vers les centres corticaux, ainsi qu’en efférences partant de ces centres vers la périphérie, on pouvait généraliser le modèle de l’arc réflexe à l’ensemble de la psychologie, de la perception à l’action [9], en passant par les émotions, la mémoire, etc.
Le corps représenté.
La théorie cortico-centrique de Meynert s’impose comme la synthèse ambitieuse de ce paradigme sensorimoteur : « Le corps tout entier avec son tégument sensible, avec ses muscles, avec son squelette, surface d’attache de la musculature, n’est qu’un appareil d’expansion sensible et de prolongement moteur qui fournit, à l’activité du cerveau antérieur, les conditions qui lui permettent de s’approprier l’image du monde et de réagir sur elle » (1888, p. 146).
Il est remarquable que, par le biais d’une métaphore biologique, le discours neurologique dérive « naturellement » vers celui de la psychologie. Le cortex sensoriel permet en effet de constituer une « image du monde ». De celle-ci est déduite, comme par la soustraction des éléments étrangers, une image du corps. Ainsi, le glissement du neurologique au psychologique mène tout droit vers une notion psychologique centrale, le « moi », que Meynert définit comme « noyau de l’individualité en dehors du monde extérieur, dans les limites du corps » (p. 180).
Préfigurant les travaux récents de Damasio [10], Meynert pose l’existence d’un moi sensorimoteur. L’absence de questionnement quant à la validité du saut du neurologique au psychologique ne va même pas inquiéter un philosophe comme William James, qui va souscrire, sans réserve, à la théorie meynertienne : « Chaque muscle, chaque point sensible du corps est représenté par un point dans l’écorce ; et le cerveau n’est guère que la somme de ces points corticaux, auxquels correspondent côté conscience, un nombre égal de sensations et d’idées » ([1890] 1921, p. 133).
Plusieurs décennies plus tard, alors que la théorie meynertienne relève déjà de l’histoire des sciences — sa neurologie étant même qualifiée de fantaisiste —, l’exploitation clinique des travaux sur le cortex sensorimoteur va être à l’origine de la résurrection de ce « moi psychomoteur », mais sous une toute autre forme.
Wilder Penfield devient neurologue au Royal Hospital de l’Université McGill de Montréal après avoir appris, auprès d’Otfrid Foerster (voir Fendel, 1982), les techniques d’ablation des tumeurs cérébrales ou autres foyers épileptogènes. Il suffisait, avec une simple anesthésie locale, d’ouvrir le scalp, de stimuler le cortex afin de délimiter précisément les zones supprimables, tout en veillant à épargner les fonctions essentielles. En 1937, Penfield et Boldrey publient dans Brain un article rassemblant les résultats obtenus sur 163 patients. Il est richement illustré de photos, de coupes et, enfin, d’un cartogramme à figure humaine intitulé « homoncule sensorimoteur ». L’ensemble des projections sensorimotrices sont rassemblées sous la forme de quatre figures anthropomorphiques : un corps, un visage, une langue, une gorge. Un deuxième homoncule suivra en 1950 (Penfield et Rasmussen, 1950, pp. 214-215). Cette fois, les parties du corps seront étalées le long de deux hémisphères, l’un moteur, le second sensitif [11].
Comme s’il suffisait, à la manière des jeux pour enfants, de relier chaque point afin qu’une image du corps apparaisse à même l’écorce cérébrale, on ne peut s’empêcher de penser que l’homoncule de Penfield vient donner consistance aux théories meynertiennes., comme si le premier venait illustrer la définition du moi du second : « On regarde l’image “moi” comme la représentation centrale du corps, […] comme le noyau de l’individualité » (Meynert, 1888, p. 184).
Or, si, avec Meynert, la représentation cérébrale était confondue avec la représentation mentale, avec Penfield, cette dernière se confond désormais aussi avec la représentation iconographique d’un corps. Un demi-siècle après Meynert, la même thématique demeure : la représentation unifiée du moi comme condition de l’individualité, sur fond de cérébralité.
Individualité et style.
On doit noter cependant que les références au moi et à l’individualité sont absentes des articles de Penfield et de ses collaborateurs. Ils réunissent bien au contraire les résultats obtenus auprès de 163 patients, synthétisés dans une représentation anthropomorphique, certes, mais qui n’en demeure pas moins une représentation statistique nivelant toute différence individuelle. Pourtant, la question de l’individualité y est bien présente implicitement. Le recours aux talents d’une artiste en témoigne.
Arts et science, ce n’est pas nouveau, ont toujours entretenu des rapports réciproques : on en appelle à la précision de l’artiste afin de dessiner des planches anatomiques ou de réaliser des modèles de cire. Le peintre puis le photographe investissent les hôpitaux afin de fixer les scènes psychiatriques spectaculaires, ou dans le but de réaliser des portraits types de fous ou de criminels. Dans le sens inverse, le peintre se rend à l’institut de pathologie, y installe son chevalet, ou emporte quelques « modèles » dans le but de fixer, au mieux, les caractéristiques de la chair. Il n’est pas rare non plus que l’image médicale fasse l’objet d’expositions. Mais, dans le cas de l’homoncule de Penfield, le rapport s’avère différent. Penfield fait appel à une artiste, H. P. Cantlie (Schott, 1993, p. 329), afin de réaliser une illustration des données récoltées par électrostimulation. Mais il ne s’agit pas de produire une reproduction fidèle, une carte ou un diagramme. Au final, au moins jusqu’en 1954 [12], l’illustration s’insère dans le dispositif de présentation des résultats. La particularité de cette réalisation réside donc dans l’appel au style afin de rendre compte de données objectives, à côté des diagrammes et autres planches anatomiques.
Comme le note Clair, l’homoncule se rapproche plus de l’anamorphose ou du cartogramme de la géographie que de la cartographie à proprement parler. Mais la ressemblance établie entre sa définition du cartogramme et l’homoncule n’est pas tout à fait évidente : « préservant assez du tracé géographique des pays et de la cohérence de leur distribution pour qu’on les identifie, mais transformant les unités de grandeur de chacun selon une échelle logarithmique et non plus arithmétique, où il importe peu que les données soient objectives ou subjectives » (1993, p. 63).
Dans le cas du tracé de l’homoncule, rien ne vient, premièrement, justifier de l’existence de ses contours : « Penfield’s homunculus is shown with an outline which encompasses the area of cortical representation. What exactly does this outline represent, for we do not feel the outline or periphery of our bodies? » (Schott, 1993, p. 332). Aucune donnée relative aux stimulations cérébrales ne correspond effectivement aux limites externes de l’homoncule. S’il n’y a donc pas de tracé original, c’est que l’homoncule relève avant tout d’une recherche d’unité visuelle.
Deuxièmement, Clair se réfère à l’objectivité, ainsi qu’à la subjectivité, du cartogramme, mais sans préciser vis-à-vis de quel référent. L’échelle logarithmique est fondée sur des données quantitatives (objectives). C’est, par contre, en rapport au modèle, c’est-à-dire les contours réels des continents dans le cas de la carte du monde, que la carte s’avère subjective. Aussi, la valeur informative réside dans la distorsion perceptible entre carte réelle et cartogramme. Elle se révèle subjective parce qu’on lui ajoute une dimension, matérialisée par la distorsion des tracés originaux. En d’autres termes, elle procède d’une « manière de faire » et cette stylisation devient, en soi, une information. Aussi, si Penfield en appelle au talent d’une artiste afin de donner une figure à l’homoncule, c’est que l’information principale ne réside pas dans la simple somato-topie, mais dans l’exigence de donner à voir le hiatus entre corps anatomique et corps représenté cérébralement. Le style de l’artiste renvoie donc à cette réalité neurologique qui veut que le cortex représente aussi, « à sa manière », le corps réel.
C’est à Sigmund Freud que l’on doit la meilleure expression de la subjectivité ou de l’individuation à l’œuvre dans la représentation cérébrale du corps, en rapport à la question du style. Dans sa monographie sur les aphasies, datant de 1891, il revient sur les théories de Meynert, dont il fut l’assistant. Il s’agit pour lui de préciser en quoi on trouverait dans le cortex une « projection » du corps. Selon lui, si l’on compare le nombre de fibres entrant dans la moelle épinière, au nombre de cordons blancs qui en sortent, on constate que ce dernier n’est qu’une fonction du premier (Freud, [1954] 1983, p. 113). Il en conclut que, « si la reproduction dans la moelle épinière s’appelle une projection, peut-être est-il approprié d’appeler la reproduction dans le cortex une représentation, et nous dirons que la périphérie du corps n’est pas contenue dans le cortex point par point, mais qu’elle y est représentée de façon moins détaillée par des fibres sélectionnées » (p. 100). Or, lorsqu’il s’agit de rendre compte de cette « façon », il écrit que le corps y est représenté « comme un poème contient l’alphabet » (p. 103).
Ce hiatus entre corps anatomique et corps représenté s’ouvre comme un espace d’expression du style. Ce point a bien été déjà perçu par Clair, qui l’analyse cependant différemment. En effet, il se demande pourquoi l’homoncule prend l’uniforme de la monstruosité : « Que dire en effet de ces figures de Penfield, […] si inoubliables dans leur aspect repoussant que nous les considérons avec le même intérêt que les montres issus des bestiaires médiévaux ? De la part d’un épileptologue, ne sont-elles pas le fruit d’un curieux lapsus ? Comment en effet ne pas être tenté de les mettre en rapport avec ses démons […] que l’on voit, dans les figurations anciennes, jaillir de la bouche de ceux que le Haut Mal possède […] ? Quelle ironie […] que ç’ait été dans le champ de la science dure du cerveau qu’ait fait retour, en plein 20e siècle, toute une imagerie démoniaque qu’on croyait le fruit de la superstition et des âges obscurs, et qu’il conviendrait d’exorciser » (1993, p. 66).
Cependant, s’agit-il bien d’un lapsus trahissant le retour d’une conception démoniaque de la folie ? Cette lecture foucaldienne ne tire pas toutes les conséquences des leçons de Michel Foucault lui-même, son enracinement dans la pensée de Georges Canguilhem notamment.
L’évolution fut une révolution parce qu’elle plaçait la diversité des formes de vie comme principe premier, avant même celui de sélection. C’est dans le même esprit que Canguilhem put affirmer que toute forme vivante réussie s’avère être un échec retardé ([1951] 1999). La même thèse, exportée sur le plan psychiatrique, vint signifier, avec Foucault, que la folie n’est pas constituée par le seul jugement social, mais par un jugement social étayé sur un écart à la norme biologique ([1954] 1997). La monstruosité a donc changé de sens. L’inquiétude liée à l’anormalité s’est changée en marque d’individualité biologique. Si donc l’homoncule est monstrueux, c’est que l’effet de style ne désigne peut-être pas, comme le veut Clair, l’obscurantisme d’un autre âge, mais l’assomption de l’individualité et l’assignation de son locus : l’intimité physiologique en général et cérébrale dans le cas qui nous occupe.
La représentation interne et la psychologie cérébrale.
Ce que l’analyse du hiatus entre corps anatomique et corps représenté révèle, c’est l’autonomie « stylistique » du second, en tant que trace cérébrale de l’individualité. Or celle-ci n’est pas localisée n’importe où. Elle provient du corps et se projette sur le cerveau. En d’autres termes, le moi est interne et c’est peut-être là que se joue tout le pouvoir d’attraction et de fascination de l’homoncule de Penfield. Tout en embrassant le matérialisme de la neurologie moderne, il perpétue ce que Ryle a nommé le « mythe intellectualiste » ([1949] 1984). Et là tout s’est joué dès le départ avec Jackson : « The convolutions of the brain must contain nervous arrangements representing movements, the convolutions must possess motor functions » (in Foerster, 1936).
Dire que les circonvolutions du cerveau « possèdent » des fonctions motrices et dire qu’elles « représentent » tel mouvement ou telle sensation n’est pas de portée identique même si, dans les deux cas, l’expression s’avère mal appropriée. Dans le premier, il ne s’agit que d’une façon de parler, dans le second, on recrute une notion lourde de sens. William Goody est l’un des rares, dès 1956, a avoir perçu l’ambiguïté liée à l’emploi du terme représentation en neurologie. Il relève trois acceptions usuelles du terme : on peut représenter quelqu’un (sens politique), on peut se représenter quelque chose à soi-même (sens psychologique), on peut représenter quelque chose par une autre chose (sens symbolique et iconographique). Que le terme et ses dérivés soient utilisés comme noms ou comme verbes, sous une forme passive ou active, il y a toujours un « quelque chose » qui en représente un autre. Or, comme le dit Goody, « The fallacy of the theory of neurological representation […] lies in the fact that in neurology, representation is not used in any of these logical ways […]. If we make an example such as “movements of the hand are represented below the foot in the brain” we find that the essential “by” or “as” is omitted. If we force the word “by” into the sentence, there is no satisfactory representational object, for movements can be represented, not by cells […] but by images or drawings. There are no images or drawings in or on the brain. Movements can be represented only in a diagram, by some sort of mark, conventionally accepted as signifying movement » (1956, p. 170).
Le terme n’est donc utilisé dans aucun des sens logiquement acceptables. Il lui manque « ce par quoi » il y a représentation. Or, même si l’on désigne un représentant, la formule conduit à un saut logique car le substrat neuronal ne peut être, à proprement parler, le substrat du « mouvement ». Les tissus, vaisseaux et fluides cérébraux ne peuvent être le lieu d’une représentation « théâtralisée » du mouvement : « The convolution could “represent” “movements in time and space” only if they were seen themselves to execute movements, as they lie within the skull » (p. 172).
Derrière ce problème précis se cache toute la difficulté touchant à la manière dont les neurones moteurs codent la motricité. Même la notion de « code » n’est ici pas assez neutre, relevant encore du domaine de la représentation symbolique. La nature de l’inscription cérébrale reste une difficulté pour les sciences de l’esprit. Mais il importe, en ce qui nous concerne, de noter que ce choix, en faveur du terme de représentation, privilégie un domaine sans rapport direct avec la neurologie : celui du spéculaire [13]. La métaphore visuelle était déjà à l’œuvre dans la psychologie traditionnelle, où la représentation mentale y était assimilée à une « image » dans la tête. Cette terminologie profite de la confusion entre sens neurologique (qui ne veut rien dire selon Goody) et sens psychologique. En conséquence de quoi, le saut logique mène à constituer ce que Vincent Descombes nomme une « psychologie du cerveau » (1995, p. 247) [14], soit une neurologie faisant siennes les caractéristiques de la psychologie traditionnelle. À la fois mentaliste et matérialiste, elle implique l’intériorité de la représentation. La représentation mentale y est identifiée à un état du cerveau, puis calquée sur le modèle de l’état physique pour devenir un « état mental », acquérant, ainsi, un pouvoir causal [15].
Ce type de solution s’avère particulièrement tentant parce qu’il semble donner une solution au problème séculaire des rapports qu’entretiennent corps et esprit. Rapporté à l’homoncule sensorimoteur, il vient donner lieu, par exemple, à des théorisations du type de celle de Gérard Pommier. L’auteur pense pouvoir intégrer, sans médiation, la représentation cérébrale du corps à l’activité psychophysique. Après un bref descriptif des homoncules cérébraux de Penfield, il écrit : « n’est-on pas amené à penser qu’un homoncule “psychique” s’apparie à ses doubles sensitifs et moteurs ? » (Pommier, 2004, p. 86).
Cette fausse question se donne comme une évidence susceptible de rendre compte des symptômes psychosomatiques. Cet homoncule inconscient serait la condition de possibilité de symptômes psychosomatiques. Les associations de représentations mentales inconscientes entretiendraient entre elles des rapports causaux pour enfin « agir » sur le corps. Mais le saut logique est particulièrement révélé par l’embarras de l’auteur face à l’identification du neurologique au psychique. Non seulement les cartes sensorimotrices doublent le corps, mais encore un second homoncule vient s’y apparier, c’est-à-dire s’y assortir par paire. Toute la difficulté réside dans cet « assortiment » qui ne fait que masquer la difficulté. Aucune correspondance n’est ici logiquement possible entre une représentation mentale et le cortex sensorimoteur, sinon une harmonie préétablie. En d’autres termes, aucune solution n’a été apportée aux problèmes récalcitrants que pose le dualisme, en particulier la difficulté d’attribuer un pouvoir causal aux représentations mentales.
Mais encore ce dédoublement de l’homoncule cérébral, « dans le cerveau », rappelle dangereusement une autre figure homonculaire devenue célèbre pour sa capacité à se dédoubler, et ce à l’infini. Comme le sous-entend Schott (1993, p. 332), Penfield fut bien mal inspiré lorsqu’il qualifia son illustration d’homoncule sensorimoteur. Le terme renvoyait soit au « petit homme » de la biologie préformiste [16] et aux obscures théories des alchimistes [17], soit au concept de la psychologie : le « petit homme dans la tête » centralisant toutes les informations perceptives afin de les interpréter et à qui reviendrait, en dernier ressort, tout pouvoir cognitif décisionnel et exécutif. Or cette autre figure homonculaire est directement liée à la psychologie mentaliste, pour laquelle le mental consiste en une suite de représentations internes entretenant entre elles des rapports causaux déterminés par les significations qu’elles véhiculent. Que les représentations soient iconographiques ou symboliques [18] il faut toujours, en effet, postuler l’existence de « quelqu’un » pour les voir, lire ou interpréter. Trônant ainsi dans le cerveau, l’homoncule est devenu le critère de l’explication psychologico-matérialiste ratée. Si on doit en effet postuler l’existence d’une telle entité, encore faudra-t-il rendre compte de ses capacités cognitives. Dans une régression à l’infini on devra postuler l’existence d’un nouvel homoncule.
En admettant qu’il n’est pas un moyen d’exposition approprié à son objet, Penfield attire l’attention sur les lacunes de son homoncule, qui s’avèrent être tout autant celles du paradigme qu’il représente. À partir de la découverte d’un moi sensorimoteur est déduite la représentation du corps dès lors constitutive d’un moi cérébral unifié et central. Du hiatus entre corps anatomique et corps représenté cérébralement découle l’expression de son individualité. Or ceci n’est possible qu’à condition de supposer, comme la psychologie traditionnelle, l’intériorité de la représentation. En forçant la notion de représentation à intégrer le vocabulaire de la neurologie (pour Jackson une zone du cerveau « représente » un mouvement), on ne fait que reconduire le mythe de l’intériorité, mais sur le plan de la cérébralité. En l’identifiant à la matérialité du cerveau, on pense pouvoir, enfin, insérer du psychologique au sein de la causalité cérébrale et donc en faire un objet de science. L’homoncule de Penfield risque alors de se changer en homoncule psychologique puisque, à terme, la chaîne des représentations doit trouver une instance capable d’instituer le sens de chacune d’elle. L’ensemble de ces caractéristiques ont été rangées par Daniel Dennett sous les termes génériques de « matérialisme cartésien » [19] (1993), qui, comme l’expression de « psychologie du cerveau », rend compte de cette position paradoxale consistant à forcer l’identification du physique et du mental, dans le but de résoudre le dualisme.
Cette neurologie a réalisé une première révolution matérialiste. En reprenant, de la psychologie traditionnelle, l’intériorité et ses représentations, elle lui a ajouté une métaphysique d’objets physiques, lui permettant de devenir, à la manière des sciences physiques, une science à proprement parler. Mais cette première révolution en appelle une autre, s’attachant cette fois à la refonte de la psychologie traditionnelle, à la lumière des découvertes de la neurologie. Les neurosciences commencent à intégrer l’idée d’un « éclatement » cérébral et cognitif en un ensemble de neurones, de fibres, de centres, de systèmes, de sous-systèmes, de modules etc. Les travaux de Michael Gazzaniga, Fodor, Bernard J. Baars, Dennett, Francisco Varela, Gerald Edelman, etc. [20] forment un consensus autour d’un cerveau décentralisé et composé de multiples systèmes en compétition. Ils en appellent à réformer l’apparente unité psychologique, que celle-ci apparaisse sous la forme d’un moi ou de représentations isolées venant peupler le cerveau à la manière d’objets physiques bien délimités. En ce sens, il ne s’agit plus de rendre compte neurologiquement de l’organisation unifiée du moi, mais d’expliquer comment celle-ci, n’ayant aucune réalité neurologique, ne cesse pour autant de nous apparaître comme telle. Les modèles imaginés, notamment par Edelman, sont a-représentationnels, chassant ainsi les difficultés liées aux représentations mentales causales menant insidieusement vers l’homoncule psychologique. Or, en parlant du moi comme d’une fiction, il ne s’agit pas, pour autant, de l’évacuer, mais de lui assigner une fonction. L’immunologie, en postulant aussi l’existence d’un « homoncule immunitaire », partage une histoire assez proche de celle de la neurologie : « The totality of natural antibodies with different specificity in a given individual forms a dynamic image termed “immunculus”, which reflects the molecular content of body. Therefore the immunculus may be considered an “image” of the body that reflects its functional metabolic state » (Poletaeva, Stepanyuka et Gershwin, 2008, p. 7).
On a premièrement assimilé le système immunitaire à un système cognitif (avec représentations internes, « image » du soi et du non-soi, capacités de reconnaissance, etc.) avant de réaliser qu’un mécanisme aveugle de sélection suffisait à rendre compte de ses capacités (voir postface critique in Edelman, 2000). Pour autant, l’homoncule n’a pas disparu. Quelle valeur lui attribuer alors sinon celle de métaphore utile à la systématisation de la complexité. Comme le dit Anne-Marie Moulin, « Le système immunitaire garantit l’existence d’un “objet” ; il relève pourtant de la fiction » (1991, p. 366).
L’unité est fictive mais utile, elle joue un véritable rôle épistémique en introduisant, dans le complexe, un principe d’organisation : « Le système immunitaire a remplacé ces foyers, ces “zones” lymphoïdes, ces amas, tous termes consacrés par l’histologie pour désigner les accumulations de lymphocytes sans limites ni destinations précises. Désormais délocalisés, ubiquitaires, les lymphocytes obéissent à une logique qui découle des exigences vitales de l’organisme entier » (p. 365).
Sans l’idée de mécanismes unifiés, on ne pourrait en aucun cas isoler des « comportements » de défense immunologique hautement spécialisés et organisés. Or la signification centrale de l’homoncule de Penfield réside peut-être dans cette exigence épistémique. En 1923, reprenant les leçons de son maître Meynert, Freud écrivait : « Le moi est avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais il est lui-même la projection d’une surface » (1981, p. 238). Quelques décennies plus tard, Lacan reprend cette définition, mais pour lui donner une toute autre orientation : « Toute la dialectique que je vous ai donné à titre d’exemple sous le nom de stade du miroir est fondée sur le rapport entre, d’une part, un certain niveau des tendances, expérimentées […] comme […] morcelées […] et d’autre part, une unité avec quoi il se confond et s’appareille. Cette unité est ce en quoi le sujet se connaît pour la première fois comme unité, mais comme unité […] virtuelle » (1978, p. 66).
Ce que Lacan désigne, c’est la nécessité du recours à l’image afin de saisir le complexe comme une unité. Après s’être reconnu dans le miroir — et ce, d’ailleurs, par la médiation de l’autre —, l’ensemble déconnecté et discordant peut renvoyer l’image spéculaire d’une unité. On retrouve ici l’éclatement du sujet des sciences contemporaines et le besoin épistémique d’unité, fictive ou virtuelle, comme condition de possibilité de la connaissance. Pourquoi Penfield a-t-il donné une apparence humaine à son homoncule ? Pourquoi celui-ci arbore-t-il des contours là où il n’y a que des points ? Est-ce parce que, sans la représentation traditionnelle d’un moi unifié, le cerveau ne resterait qu’une masse indifférenciée de neurones ? Si c’est le cas, la leçon de Lacan porte sur l’extériorité de l’image. Penfield a beau plaquer l’homoncule sur la surface du cerveau, il n’en demeure pas moins une représentation iconographique. À ce titre, elle n’a pas sa place dans l’intériorité, qu’elle soit cérébrale ou mentale. Et c’est à condition qu’elle soit externe et publique qu’elle peut jouer un rôle représentationnel. C’est d’ailleurs ce que Goody avait déjà indiqué. Un contenu ne peut être représenté que par une représentation qui tire sa légitimité de la convention sociale qui l’investit d’un tel statut. L’homoncule est, de même, conventionnellement investi d’un sens : il vient tenir lieu de moi. Mais alors il ne peut plus prétendre désigner une réalité cérébrale, une sorte d’organe ou de centre fonctionnel qui entretiendrait, avec le reste du cerveau ou du corps, un quelconque rapport causal.