Le terme « libéral » provoque autant d’affrontements qu’il suscite de malentendus, comme le montrent les récentes controverses ― qui ne sont pas uniquement de leadership ― au sein du Parti socialiste français. Comment penser, dès lors, le néolibéralisme ? Comment en effet penser ce qui semble être nouveau et est considéré comme bien plus achevé et radical quand la seule approche du libéralisme, qui serait plus ancien selon sa terminologie même, se révèle encore aussi profondément polémique et anxiogène ?
Pour Christian Laval la réponse nécessite un pas de coté afin de penser différemment et une approche généalogique qui embrasse l’histoire des idées bien plus que la seule généalogie sémantique ou économique.
Le pas de coté est réalisé lorsque le chercheur en histoire de la philosophie et de la sociologie à Nanterre s’abstient de définir de manière préliminaire les différentes variantes du libéralisme (libéralisme politique, libéralisme économique, les différents stades du libéralisme au sens américain ou encore le libéralisme dans son acceptation moderne, voire française) ; de manière identique, il ne cherche pas à explorer l’histoire afin de parvenir, au terme d’une argumentation généalogique, à ce qui serait nouveau ― néo ― dans le libéralisme. Cette traditionnelle manière de procéder aurait sans doute trahi son ambition réflexive en impliquant une forme de filiation voire de perversion d’un mode de pensée à un autre, plus extrême.
À l’opposé d’une méthodologie trop académique, le livre développe tout d’abord une intuition selon laquelle il s’agit de travailler sur « la mesure ». C’est en effet à travers la perception des quantités que, selon Christian Laval, l’homme traduit au mieux son rapport au monde. À partir de quelles mesures d´un bien, que celui-ci soit matériel ou immatériel (le ressenti de la peine ou de la joie), un homme peut-il s´estimer satisfait ou insatisfait ? Analysant les trajectoires, les croisements et les heurts entre valeurs et morales, entre explications de comportements et rationalisations de choix, il veut révéler « l’économie générale de l’humanité telle qu’elle est composée de relations humaines régies par la considération de l’utilité personnelle » (p.17). Aussi, selon le chercheur « ce n’est pas par le moyen d’une histoire de la pensé économique que l’on fera valoir son développement, c’est plutôt par la mise en évidence du faisceau des transformations articulées qui touchent la religion, la morale, la politique que l’on pourra rendre compte de l’émergence d’une nouvelle normativité dans laquelle l’économie politique tient une position majeure » (p. 26). Les besoins et les sensations, analysés, critiqués, par les philosophes, les moralistes mais aussi les romanciers ou les économistes sont les éléments les plus simples qui permettent de révéler l’homme et ce qu’il imagine comme progrès réalisés pour fuir la douleur et trouver du plaisir (p.136). Les contributeurs de cette critique sont par conséquent très nombreux : à travers des textes fondateurs de l´économie politique mais aussi des textes plus généraux, de Locke à Condillac, de La Mettrie au le baron d’Holbach, de Helvétius à Beccaria et Bentham, Tocqueville, Smith, Say, Walras, William Betty et Richard Cantillon, ou encore Turgot et Berkeley.
Tout comme le fit Hirschmann dans Les passions et les intérêts en traçant les grandes étapes du processus d´adaptation de l´intérêt individuel au capitalisme, Christian Laval plonge au cœur du réacteur, à la recherche de glissements sémantiques et de variations dans les usages de certains concepts. Le mot « intérêt » est particulièrement significatif : ce terme a gardé en français le sens premier de « dommage » jusqu´au 16e siècle, avant de retrouver le sens latin de « ce qui importe le plus » et de profit. Ce que semble parfaitement identifier la citation issue des Lettres Persanes (CVI) « L’intérêt est le plus grand monarque de la terre ». C’est précisément pourquoi, selon Christian Laval, il faut regarder la notion d’intérêt comme le levier principal de la transformation des fondements et moraux de la société et non comme l’expression d’une volonté d’acquisition insatiable des biens (p.29).
Ce faisant, Christian Laval entend procéder au dévoilement de ce qui contribua à façonner la pensée occidentale : ce qui permit, par exemple, d’inventer le purgatoire au Moyen-Age qui « lève certains tabous en assouplissant le verdict religieux appliqués aux activités économiques » (p. 35) et qui fit accoucher de l’art de la Renaissance sur les flancs des progrès réalisés dans les techniques commerciales (livres de comptes et arithmétique élémentaire…), facilitant ainsi la gestion et la prévision. L’auteur rappelle ainsi que l’occident médiéval avait reçu en héritage de l’Antiquité une conception politique et morale qui faisait passer les devoirs envers la communauté avant l’intérêt personnel. Or bientôt la société pensée est davantage perçue comme un espace d’utilité (p.244). C’est donc à travers la réflexion sur les équilibres, les contrepoids et les balances que peut être étudiée une mécanique normative qui prendra la place du discours dévalué portant sur les vertus et les devoirs. Toute une économie morale nouvelle s’établira autour de l’idée de l’arithmétique des plaisirs et des peines (p. 128). Dès le XVIIIème siècle, la société ne se définit plus, ou en tout cas plus seulement comme un espace de liberté individuelle mais est explicitement pensée comme un espace de contrôle mutuel. La question centrale du livre est par conséquent la suivante : comment une mutation de cette ampleur a-t-elle pu avoir lieu ?
Parmi de nombreux indicateurs, deux éléments peuvent être plus aisément identifiés. L’Église, en premier lieu, qui, dès la fin du 14e siècle, enseigne que la richesse peut être un état auquel Dieu a appelé certains hommes. Et qui ferme les yeux sur les rémunérations des capitaux déposés dans les compagnies financières (quand elle ne les approuve pas). Or la question de l’usure permet à Christian Laval, reprenant les travaux de Jacques Le Goff sur le purgatoire, de montrer le trajet d’un concept appartenant uniquement à Dieu, le temps, et pouvant bientôt s’inscrire dans une forme de comptabilité : « les marchands sont des comptables du temps, le nouvel homme deviendra le comptable de sa vie (p.47) quand il s’agit de gagner sa vie.
À une échelle différente, Christian Laval observe que même les États se rangent à cette raison : la conception du calcul stratégique est clairement identifiable lors du traité de Westphalie (1648), puisque s’y révèle en effet l’État comme un sujet agissant dans un espace de concurrence avec d’autres sujets étatiques et formant avec eux un système courant d’équilibre ou de balance des forces (p.60). Une anatomie des États et autres sujets « stratégiques » se développe bien à travers une méthode rationnelle et des calculs de forces (comme, par exemple la prévision des comportements etc.). D’ailleurs l’expression « la raison d’État » révèle une logique calculatrice intégrée à la pratique du gouvernement, puisant ces racines dans la « ragione » des grandes maisons de commerce italiennes. De manière tout aussi révélatrice, l’économie politique ― expression utilisée pour la première fois par Antoine de Montchrestien en 1615 ― se donne comme la science véritable de l’utilité publique. La promotion de l’intérêt a sans doute des affinités étroites avec la montée en puissance des classes bourgeoises. Et le pouvoir politique devient de plus en plus un centre technique de coordination des intérêts (p. 77). En ce sens, la morale change de forme autant que de contenu et l’économie politique, même revendiquée comme amorale, devient normative dans la « mesure où l’individu ne doit plus obéir une Loi morale qui indique le bien et le mal mais opérer un juste calcul qui sache intégrer les contraintes de tous ordres (budgétaires, légales, sociales, politiques, etc.)
On voit que pour l’auteur, le berceau de l’humanisme et de la Renaissance, ces artisans italiens, ces commerçants des villes libres, contribuèrent et furent même originellement, créateurs de cet esprit de l’intérêt bien compris. En circulant à travers une littérature particulièrement importante, un corpus énorme et complexe, le livre possède une ambition dépassant totalement l’idée de décrire un homme économique, en tant qu’il possède des activités mais bien plutôt comme « machine à calculer » (selon l´expression de Marcel Mauss qu’il reprend p.17), c’est à dire dans sa relation au monde, aux autres et à soi. Cette observation anthropologique dessine alors une généalogie des normes qui régissent aujourd’hui notre monde. Ainsi, contrairement au marxisme, qui pensait que le développement du capitalisme mettait l’individu à nu, qu’il le débarrassait des oripeaux du vieil Homme pour mieux préparer l’avènement du nouvel homme, nous voyons que ce nouvel homme est déjà marqué par le temps, produit d´une longue aventure culturelle et politique.
Christian Laval perçoit l’utilitarisme et le libéralisme comme l’un des berceaux de l’esprit occidental et non pas comme la représentation dévoyée de l’humanisme et de son affranchissement au christianisme (p. 337). Il lui semble impossible de comprendre la langue contemporaine des droits individuels en ne les considérant que sous le seul angle de la révolution des droits de l’homme. Le travail historique de déduction et de décantation des déclarations universelles des droits de l’homme et du citoyen participe certes de la revendication multiforme des droits de l’individu, cependant les habits juridico-moraux des intérêts individuels, cherchant à se faire reconnaitre dans l’espace public, y ont tout autant contribué.
De fait, à travers l’ensemble du corpus, ce qui frappe est cette intrication des jeux et des masques, des raisonnements et des valeurs, des idées et des normes. L’intérêt et le bien évoluent de concert entre le libéralisme des droits de l’homme et le libéralisme des intérêts de l’individu.
S’il annonce dès la première ligne de l’introduction du livre son positionnement affectif en décrivant « ces sociétés occidentales (qui) offrent au monde un visage original et, par de nombreux aspects, pathétique », Christian Laval s’efface ensuite afin de retranscrire sur plus de 346 pages les transformations et les articulations entre religion, morale et politique qui contribuent à la pensée économique dans laquelle nous baignons dorénavant.
Inscrivant son travail de réflexion sur le néolibéralisme dans la lignée de ceux réalisés par Wendy Brown mais aussi dans les analyses renouvelées du libéralisme et du « socialisme libéral », effectuées par Monique Canto-Sperber et Nadia Urbinati ou encore Serge Audier, la démarche est ici profondément élargie en incluant la variété des modes d’expression (philosophie, roman, traité de politique et d’économie) et en traversant les siècles. Grâce à ce très important travail de lecture et à cette volonté de comprendre l’utilitarisme sous toutes ses formes, le livre révèle son ancrage profond, intime, au développement de l’Occident. Certes, le nombre élevé de passages et de citations peut favoriser une sélection offrant plus de visibilité à la démonstration de l’auteur, cependant c’est aussi précisément cette variété qui permet de lever le voile sur les origines mixtes de cette pensée.
Ici repose toute l’originalité de ce travail et sa grande force. Comprendre les racines du néolibéralisme peut aussi permettre d’espérer. En effet, comme le rappelle l’auteur, penser l’utilitarisme pose la question politique de la « manière de faire société », lorsqu’une collectivité humaine peut reprendre, au-delà des intérêts immédiatement perçus, la parole sur son destin. Se dessine donc la question éthique décisive celle où se définit la « manière d’être homme, au-delà de la fonction économique à laquelle il est voué ». La conciliation des intérêts et des passions donne naissance au politique. En pensant le néolibéralisme dans la profondeur de l´histoire, en étudiant les acteurs endogènes et exogènes qui ont participé au processus de son avènement, Christian Laval entend donc participer à cette prise de parole.
Christian Laval, L´homme économique, essai sur les racines du néolibéralisme, Paris, NRF essais, Gallimard, 2007.