« L’écriture de l’histoire est donc simultanément du côté du pensé et du vécu, parce qu’elle est la pensée d’un vécu. C’est pourquoi la question de l’écriture de l’histoire est d’ordre épistémologique et non point littéraire. »
Antoine Prost commentant Jacques Rancière (Prost, 2001, p. 275)
« La question des mots de l’histoire n’est pas une question du style des historiens mais elle touche au réel même de l’histoire. »
Jacques Rancière (Rancière, 1994, cité par Prost, ibidem)
Introduction.
Gilles-Gaston Granger, qui a toujours défendu la pertinence de la formalisation en sciences humaines, est un acteur discret, mais réel, du débat actuel sur l’épistémologie des sciences sociales. Il est ainsi cité à l’envi par les différents épigones du cognitivisme, et Alban Bouvier peut se revendiquer du geste grangérien d’abstraction formelle contre les différentes formes de spontanéisme sociologique (Alban Bouvier, 1999, introduction) (approche phénoménologique à la Schütz [la critique s’étendant à l’herméneutique], sociologie de la connaissance ordinaire d’Albert Ogien), accusées, derrière le souci de description exhaustive de leur objet, de ne rien nous apprendre du tout. Granger, de son côté, a donné un satisfecit à la classification des sciences sociales élaborée par Jean-Michel Berthelot [1]. Et on ne compte pas les références à son œuvre de la part des différents intervenants (notamment Jean-Claude Passeron) du très stimulant livre de Jean-Yves Grenier, Claude Grignon et Pierre-Michel Menger (Grenier, Grignon, Menger, 2001). Par ailleurs, Granger est aussi convoqué par un certain nombre d’historiens réfléchissant sur leur discipline. Il est ainsi l’une des références de Paul Veyne, de Michel de Certeau, et plus proche de nous, c’est le seul philosophe que Gérard Noiriel, pourtant peu suspect de sympathies épistémologiques, aime à citer [2].
En examinant la place très particulière du concept d’histoire dans son œuvre, en tâchant d’expliciter ce que l’auteur lui-même appelle souvent le « paradoxe » de la connaissance historique, j’ai d’abord cherché à dégager quelques ambiguïtés de son approche de la discipline historienne. En soulignant la place laissée comme en creux par les questions de l’individuel et du récit, cette courte étude se voudrait, par prolongement, une contribution à l’éclaircissement des propriétés de l’espace logique du discours historique [3].
Le rationalisme, le comparatisme, et l’échelle des connaissances.
Même si l’œuvre de Granger est ample, variée, et étalée dans le temps, il semble possible de dégager certaines constantes de sa pensée, qui traversent ses différents ouvrages de façon relativement invariante. On pourrait ainsi se risquer à présenter au non-spécialiste le travail de Granger en disant qu’il a élaboré une œuvre d’épistémologie comparative dans le cadre d’une philosophie rationaliste.
Rationalisme. Dans la tradition du rationalisme appliqué de Gaston Bachelard, l’épistémologie établit une distinction ferme entre le concept et le vécu, entre le rationnel et l’existentiel. La raison qui pense par concepts précis, construits, ne saurait se contenter des approximations trompeuses du quotidien sensible (il y a rupture, écart). Dans la tradition de Jean Cavaillès [4], l’épistémologie ne peut être, comme avec Edmund Husserl, une philosophie de la conscience, mais doit se mettre à l’école de l’étude patiente des concepts, de leurs formations et transformations. Au lieu de vouloir fonder la science dans une subjectivité transcendantale, il faut observer concrètement la manière dont chaque science élabore, dans son travail, ses concepts formels, qui sont autant d’instruments d’objectivation du réel.
Comparatisme. L’approche de Granger a l’immense mérite de placer sur une même échelle les différents types de connaissance objective de la réalité. Ce faisant, il reste fidèle à la fois à une inspiration aristotélicienne (chaque science à ses principes et sa méthode propres), et positiviste (il doit y avoir un sens à parler de l’unité de la science : c’est chez lui une unité d’intention [la connaissance vérifiable du réel]) (Granger, 1993).
L’orientation épistémologique fondamentale de Granger peut ainsi, au risque de la technicité, être caractérisée par un double aspect. D’abord comme: (1) pragmatisme transcendantal (la science comme pratique, comme travail, élaborant, par neutralisation du vécu, et au moyen d’un symbolisme formel, des objets qui gardent cependant toujours un rapport, même lointain, à l’expérience vécue). La pensée scientifique procède donc par élaboration de formes (ou structures) conceptuelles dont le pouvoir cognitif est corrélatif d’un processus d’abstraction du vécu concret, lequel aboutit à une objectivation. Mais l’individuel, qui appartient au vécu concret, qui représente une catégorie de la pratique immédiate et confuse, semble échapper à la science : il représente un défi pour la pensée formelle. C’est la raison pour laquelle le pragmatisme transcendantal est lui-même complété par : (2) une ergologie transcendantale (la stylistique, comme examen de la manière dont une forme se rapporte à ce qu’elle met en forme, à un individuel vécu et concret ; le style étant défini comme « modalité d’intégration de l’individuel dans un processus concret qui est travail, et qui se présente nécessairement dans toutes les formes de la pratique ») (Granger, 1960 et 1968).
L’approche comparée permet de constituer une échelle graduée de la connaissance objective, organisée, dès 1960, autour d’une double polarité : les mathématiques d’un côté, et l’histoire de l’autre (le cas de la logique est un point problématique subsidiaire [5]. L’histoire n’est alors que le terme d’une échelle en dégradés qui mène de la forme abstraite à l’individuel concret. Il est important de comprendre que cette échelle permet de rendre compte à la fois de la diversité des sciences (objets, méthodes, fiabilité propres) et de son unité d’inspiration (l’intention de connaître objectivement le réel, la « réalité » se trouvant constituée en métaconcept) :
« Les sciences au sens le plus général de connaissances méthodiques d’objets se distribuent à mon sens selon l’attraction qu’y exercent et le rôle qu’y jouent, à une époque donnée de leur développement, deux pôles fondamentaux, radicalement opposés » (Granger, 1992, p. 181).
à côté du pôle mathématique, l’histoire constitue un pôle de la pensée scientifique que Granger nomme poïétique [6]. Chaque pôle exerce une force d’attraction. Celle du pôle historique s’exerce sur toutes les sciences de l’empirie, à des degrés divers, et rencontre nécessairement l’influence du pôle mathématique comme son adversaire :
« Attraction qui s’oppose à celle du pôle mathématique, selon des formes d’équilibre où la domination de l’un ou de l’autre est plus ou moins décisive, distinguant ainsi des disciplines plus ou moins bien “mathématisées” et plus ou moins “historicisées” » (Granger, 1992, p. 182).
Un double paradoxe.
Une fois dépliée cette échelle épistémique graduée, on est en mesure de comprendre un double paradoxe, qui est dû au dédoublement problématique, à chaque pôle, entre la fiction d’un pôle idéal et l’effectivité d’une pratique. Ce dédoublement place aux extrémités de l’échelle des formes fictivement pures, de telle sorte que l’intervalle du savoir objectif effectif est davantage à considérer comme ouvert que fermé, au sens mathématique du terme, c’est-à-dire comme excluant ses extrêmes que comme les incluant. L’idée d’une connaissance purement informe de l’individuel est en effet aussi fictive (ou « mythique ») que celle d’une connaissance purement formelle et sans contenus empiriques (la pure mathématique). Les extrêmes étant fictifs, ils comptent moins par eux-mêmes que par la gradation qu’ils instaurent, gradation de forme ou de structure.
Le premier paradoxe concerne les mathématiques. Granger distingue entre la « pure mathématique », sans contenus empiriques, et les mathématiques effectives. Sans m’y attarder, puisque ce point n’est pas l’objet principal de mon propos, disons simplement que Granger a notamment toujours souhaité résister à une interprétation idéaliste (« platonicienne ») des objets mathématiques, en montrant comment ils se rapportent, même si c’est de façon très indirecte, à une expérience globale. Contre Kant, il soutient que les mathématiques ne s’articulent pas directement sur le cadre perceptif, mais qu’elles font intervenir une médiation symbolique. Mais contre Rudolph Carnap, il souligne que l’analyse syntaxique du symbolisme, pertinente et féconde, ne doit pas se faire au détriment de la question (transcendantale) du rapport à l’objet, même dans le cas des mathématiques, qui, pourtant, « paraissent se réduire à un pur langage, parce que l’élément syntaxique y dévore l’élément sémantique » (Granger, 1960, chapitre 1).
Le second paradoxe concerne l’histoire. Là encore, Granger distingue entre une forme pure fictive et la connaissance effective. L’histoire « pure » (Granger, 1960, p. 207) [7], qui est un « mythe épistémologique », vise les faits non pas pour en proposer des modèles abstraits, mais pour en « restaurer la présence, et finalement, à la limite, les recréer comme objets d’“impression” ; […] [son] projet théorique serait de restituer ad integrum les objets concrets qui ont existé réellement » Granger, 1992, p. 181). à côté de cette fiction de l’histoire pure, il y a les « histoires réellement élaborées » qui, « ne pouvant atteindre l’impossible idéal de restitution intégrale du passé concret, construisent des modèles explicatifs semi-abstraits, et se situent parmi les sciences de l’homme, mais au point où s’exerce avec le plus de vigueur l’attraction du pôle de l’Histoire » (Granger, 1992, p. 182).
La division entre pôle pur et effectif persiste tout au long de l’œuvre de Granger, quoique sous différents noms. Le pôle pur, qui correspond toujours à une résurrection du vécu, à la restitution intégrale de son actualité, est successivement appelé « clinique sans pratique » ou clinique spéculative (Granger, 1960), et, en ce sens, relevant de l’esthétique (1960, 1961), pôle poïématique (1992, 1993), pure actualité (1995, 2001). Dans sa dimension de pratique effective, la discipline ajoute, quant à elle, à ce pôle pur (esthétique) un peu de pratique (1960), de technologie (1961 [8]), de formel (1968 [9], 1992), d’explications (1993, 1994 [10]), de virtualité (1995, 2001 [11]). L’ambiguïté de l’histoire correspond donc à celle de l’extrémité d’un intervalle ouvert : comme limite extérieure, et comme telle exclue de l’intervalle, l’histoire (l’histoire pure) relève non de la science, mais de l’esthétique (c’est du roman, de l’évocation, de la restitution du vécu) ; comme dernier terme que l’intervalle inclue (histoire effective), l’histoire relève encore de la science et de la connaissance objective (par ses méthodes, son objet, et malgré son orientation non objectivante).
S’il est important d’insister sur la continuité de Granger concernant cette polarité (mathématique, histoire) d’une part, et, d’autre part, la distinction entre le pôle pur et fictif et la pratique effective (les mathématiques, les histoires), c’est qu’elle semble en apparence contredite, concernant l’histoire, par ce qui paraît être une évolution radicale de la conception que Granger se fait de la scientificité de cette discipline : « L’histoire […] à proprement parler, ne peut être comptée au nombre des sciences humaines » (Granger, 1960, p. 206) ; « Il serait inacceptable de refuser d’intégrer l’histoire sous ses diverses formes aux sciences humaines » (Granger, 1993, p. 86).
Mon hypothèse est qu’il n’y a pas de contradiction entre ces deux déclarations si on prend bien soin de séparer le pôle fictivement pur (l’histoire comme « pôle », ou comme « cas limite » de science) et la pratique effective (les histoires). L’histoire comme pôle n’est pas une science, mais pas plus que les mathématiques pures, qui ne sont qu’une fiction ; l’histoire comme pratique est un cas extrême de connaissance scientifique, comme les mathématiques, dont le rapport à l’expérience, pourtant réel, est très indirect. C’est donc seulement en son sens absolu ou extrême que l’histoire est exclue des sciences humaines, voire de la science tout court, comme aussi bien la mathématique pure, prétendument sans rapport à l’empirie. L’histoire pure est un pur savoir de l’individuel concret, simple restitution de cet individuel, « roman vrai ». Mais l’histoire comme discipline effective n’est pas purement restitutive, poïétique, même chez Michelet, puisqu’aussi bien elle cherche à donner des explications. En effet, elle vise non seulement à restituer des individuels concrets, mais à les insérer dans des systèmes conceptuels. Elle relève donc de la connaissance objective [12].
Reste à explorer plus avant le véritable « paradoxe » dont la connaissance historique est le lieu, et qui tient à plusieurs traits : (a) l’histoire vise spéculativement le vécu ; (b) l’histoire se veut une connaissance de l’individuel ; (c) l’histoire prétend à des connaissances vérifiables ; (d) l’histoire produit une image ; (e) l’histoire se veut une science de l’actuel.
Vécu concret et connaissance abstraite: un rapport indirect.
Tout d’abord l’idée d’une connaissance scientifique du vécu concret, étant donnée l’orientation rationaliste critique de Granger, héritée de Bachelard et de Cavaillès, est une contradiction dans les termes. Sans m’attarder outre mesure sur un aspect sur lequel j’ai déjà insisté, rappelons que le concret, c’est le vécu, le monde immédiat que rencontre la conscience de chacun, avec ses sensations, ses perceptions, ses impressions… Par opposition au « concret » du monde vécu, la connaissance scientifique se définit comme un effort d’abstraction de ce réel immédiat, de médiatisation symbolique [13], de formalisation [14], et de conceptualisation [15]. Le scientifique, le conceptuel, le rationnellement connu s’opposent ainsi à l’individuel (au clinique) au vécu, au concret (et aussi à l’art et au spéculatif).
En particulier, il est illusoire de prétendre connaître directement le vécu, qui ne peut être appréhendé avec certitude que scientifiquement, donc par la médiation d’une pratique, c’est-à-dire d’un travail d’objectivation (constitution d’une structure par un symbolisme). L’approche directe du vécu concret est une illusion spéculative, qui ne peut manquer d’échouer : la forme est en effet une médiation véritable entre le concept et l’individuel, là où la spéculation n’est, sous couvert de médiation par l’essence [16], qu’une immédiateté déguisée et une solution illusoire (Granger, 1960; p. 182) [17]. La pensée formelle s’oppose ainsi à la spéculation comme le travail à la paresse, comme le dynamique au statique, le pratique à la contemplation, comme la transformation à la reproduction (Granger, 1960, §7.2, p. 185-6) [18].
L’histoire se distingue des autres disciplines par son souci de l’individuel, de ce qui est rare, singulier, unique, discret, qui ne s’est passé qu’une fois (telle révolution par exemple, ou telle technique de production). Elle ne s’intéresse pas aux généralités, aux lois, aux systèmes (économétriques, sociologiques…). Or l’individuel constitue un obstacle et un défi pour la pensée scientifique, comme le rappelle Granger, puisque, traditionnellement, depuis Aristote, qu’il n’y a de science que du général, et pas du particulier. D’où la difficulté : en dépit de la condamnation de toute approche spéculative de la connaissance, force est de constater que la vocation de l’histoire est bel et bien la saisie spéculative du vécu, sa simple restitution [19].
En effet, loin d’élaborer des modèles pour manipuler des réalités, l’histoire se propose « de reconstituer ces réalités mêmes, nécessairement vécues comme individuelles », d’où son recours tacite à l’imagination évocatrice du concret. L’originalité de cette discipline est radicale puisqu’elle « veut atteindre l’individuel, mais par le regard seulement, sans jamais le toucher », c’est-à-dire sans manipulation, sans pratique (d’où une définition de l’historien comme « clinicien spéculatif »). C’est le sens de la célèbre définition de l’histoire comme clinique sans pratique [20]. On est donc bien face à une figure paradoxale de la connaissance puisque, exception à la règle, l’histoire semble connaître son objet directement, spéculativement, sans aucune médiation. D’où une certaine difficulté à la considérer comme une science à part entière (Granger, 1960, p. 207) [21]. C’est parce que ce « paradoxe » [22] constitue aussi une redoutable aporie pour la pensée formelle que Granger a imaginé l’élaboration d’une stylistique de l’histoire.
L’individuel insaisissable: l’échec de la stylistique.
On l’a vu, la stylistique constitue le corrélat du volet épistémologique de la pensée formelle. Dans la mesure (c’est le point de départ de Granger) où « toute œuvre de l’homme peut être interprétée comme une mise en forme » (Granger, 1968, p. 297), on comprend qu’à la tâche épistémologique stricte (dégager la forme) doive s’adjoindre un complément, qui en traite en quelque sorte le résidu : définir le rapport de cette forme à ce qu’elle organise (Granger, 1968, V, 1) [23].
Dans la conceptualisation scientifique, l’individuel est défini dans son opposition aux structures. L’individuel, c’est le vécu pratique, concret, où nous sommes impliqués, et que la pensée formelle tente d’« objectiver ». Grâce à l’outil symbolique, le vécu est transcrit en un « message informationnel ». Mais celui-ci nous échappe cependant en partie, du fait de sa redondance : une certaine surdétermination symbolique, qui empêche de parvenir pleinement à l’abstraction, parce qu’elle dégrade la structure formelle dans le sens d’une individuation. La redondance désigne le résidu d’individualité que le concept ne parvient pas à saisir, et que la pensée formelle souhaite élaguer. Ainsi par exemple, tout ce qui individualise un message linguistique, une action, les distingue d’un message ou d’une action « standard » par une coloration ou une tonalité particulière, et qui résiste à leur neutralisation formelle, relève de ce type de redondance. Le style scientifique s’intéresse à cette individualisation des structures. Mais, et c’est là un fait décisif, il faut remarquer que le style ne prétend pas tant saisir l’individuel strict, le purement singulier, que la part régulière de l’irrégulier, la constance de l’écart, la normalité de l’exceptionnel : « Dans la mesure où cette redondance n’apparaît pas comme distribuée de façon totalement aléatoire, où dans son traitement s’ébauchent certaines constances, il y a style » (Granger, 1968, p. 8).
On ne saurait mieux souligner les limites de la stylistique. Certes, c’est un contrepoint par rapport à la pensée formelle, et la détermination du style permet de rapprocher le concept du vécu individuel. Mais elle laisse pourtant échapper ce qui fait l’individualité de l’individuel : son irrégularité, sa singularité, sa rareté, toute chose dont l’histoire fait précisément son miel. Bref, la stylistique échoue à connaître conceptuellement l’individuel.
Dès lors, le point important n’est pas tant le fait que les sciences de l’homme constituent « le domaine par excellence de la stylistique », le lieu où est précisément requise cette analyse intermédiaire, ni strictement formelle [24] ni platement naïve, mais étudiant le formel comme s’appliquant en acte au vécu (Granger, 1968, 10, 3, p. 298) [25]. Ce privilège, cette centralité du style dans les sciences humaines, s’explique en effet aisément par l’épaisseur difficilement réductible du concret (l’objet humain est plus complexe, complet), qui se traduit par la prégnance de l’interprétation naïve du vécu que véhiculent les langages usuels. Non, ce qui doit retenir notre attention, c’est le caractère entièrement stylistique de l’histoire, privilège rare que cette discipline partage avec la philosophie. Comme la stylistique échoue, on comprend que le projet de son application à l’histoire ne soit pas simplement qu’une question de manque de loisir, comme l’auteur le suggère (Granger, 1968, 10, 5, p. 301). Le problème est plus fondamental puisqu’il suppose un état « très avancé des sciences sociales », état « limite » (Granger, 1968, p. 301) [26] dont on sait qu’il n’est pas encore atteint. D’où le paradoxe de la connaissance historique, pure stylistique, mais dont l’élaboration est sempiternellement remise au lendemain, dans l’attente d’un futur radieux des sciences humaines.
La vérification « faible ».
Vérifier scientifiquement, rappelle Granger, ce n’est pas simplement, et de façon naïve, retrouver une impression personnelle : c’est « retrouver dans une intuition –en dernier ressort sensible– un abstrait exprimé dans un énoncé » (Granger, 1992, p. 179). Le fait scientifique soumis à la vérification se distingue du fait saisi par impression par trois aspects : sa reproductibilité (corollaire de la neutralisation de sa singularité), sa vérification partielle (alors que la vérification d’impression a une intention totalisante), sa soumission à une interprétation (au sens restrictif d’une insertion dans un réseau de concepts théoriques et dans un arsenal instrumental, par opposition à l’herméneutique plus compréhensive qui s’applique au fait d’impression).
Or l’absence fondamentale de l’objet historique, synonyme d’une impossible répétition, dessine la figure particulière de la vérification dans cette discipline. La validation en histoire est en effet un cas-limite de la validation scientifique (Granger, 1992, p. 181) [27], et ses modalités sont singulières. D’abord l’établissement des faits par le contrôle des vestiges matériels et des témoignages pose des difficultés particulières, qui n’ont aucun équivalent dans les sciences de la nature. Ensuite, les explications proposées (le système de concepts retenu pour mettre en lumière l’enchaînement des événements considérés) ne peuvent prétendre se légitimer par observation, puisque, par définition, toute répétition est impossible (Granger, 1992, p. 181) [28] ; d’où un recours à la comparaison de cas semblables (Granger, 1992, p. 183) [29]. Il s’agit là, on le voit, d’une validation « au sens faible », même si l’histoire se veut scientifique par « les procédures de vérification dont elle se dote, les contraintes d’expression qu’elle s’impose, les modalités d’explication des enchaînements de faits dont elle use ». (ibidem)
La représentation comme but de l’histoire : « l’image historique » et ses particularités.
Plus précisément, la vérification du fait historique complexe [30] exige une constitution du fait comme ensemble d’événements et comme « image », au sens d’une « représentation de ce fait en tant qu’elle peut appartenir à une expérience humaine concrète » (Granger, 1992, p. 185). Granger n’est cependant pas très clair concernant le statut ontologique de cette image. En effet, d’un côté il dit qu’elle a un sens intermédiaire entre l’impression retrouvée et l’abstraction présente dans une intuition (Granger, 1992, p. 182) [31] ; de l’autre, il affirme qu’elle se distingue de la représentation strictement conceptuelle issue d’un modèle abstrait, parce qu’elle est de nature fondamentalement concrète (Granger, 1992, p. 185) [32].
Autre particularité, cette représentation, quoiqu’étant toujours partiellement liée à des modèles [33], n’est pas formelle et indépendante de toute subjectivité, mais plutôt « représentation dans une conscience » (Granger, 1992), donc imparfaite (ibidem) [34]. Pour Granger, l’historien peut décider d’insérer cette représentation « soit dans une conscience contemporaine des faits, soit dans une conscience actuelle » (Granger, 1992), les deux choix étant légitimes quoiqu’impliquant une optique radicalement différente. Le point est d’importance puisqu’il ne signifie rien moins que l’aveu d’une impuissance : celle d’une pensée qui, se voulant philosophie du concept et non de la conscience (c’est le repoussoir phénoménologique), et cherchant à construire l’épistémologie de l’histoire, ne parvient cependant pas à échapper à l’orbite de la conscience.
L’actualité historique à la limite du virtuel.
Selon Granger, toute science porte sur du virtuel [35]. Or l’objet de l’histoire, c’est le vécu, qui est pure actualité (le fait que ce vécu soit passé reste secondaire). D’où la forme nouvelle que prend, en 1995, dans Le probable, le possible et le virtuel, le même « paradoxe » de l’histoire : « Si la mathématique est par excellence la science du virtuel, si les sciences de l’empirie atteignent l’expérience à travers le déploiements d’univers virtuels, l’histoire, tout au contraire, se meut apparemment dans l’actualité. […] Il y a donc apparemment un paradoxe de l’histoire, qui tend à reconstituer le passé comme actualité concrète » (Granger, 1995, p. 124). Cette visée spéculative fait paradoxalement passer le temps au second plan (Granger, 1995, p. 126 et 2001, p. 207) : pour rendre compte de la possibilité d’une histoire au (du) présent, Granger soutient que la temporalité est (« paradoxalement ») un trait dérivé de l’histoire [36], le trait constitutif étant « la description explicative du singulier actuel »).
Il faut reconnaître à Granger, et à la conception de l’histoire qu’il développe, un double mérite : d’une part, celui de n’avoir d’emblée fragilisé la tentation de positivisme historique des Annales, en soulignant le statut fondamentalement ambigu de la discipline, sorte de mixte improbable de scientifique et d’esthétique, de forme et d’art. D’autre part, celui d’avoir jamais cédé sur l’arrimage solide de l’histoire au bloc de la connaissance scientifique, non sans difficulté. Par quoi Granger, dans un contexte épistémologique moderne (et non plus néo-kantien), réitère le double geste d’Aron dans sa thèse de 1938 (résistance au positivisme sociologico-économique, et au relativisme), ce qui n’est pas sans intérêt aujourd’hui dans un contexte historiographique partiellement dominé par le néo-relativisme (certaines dérives post-modernes ou certaines conséquences indésirables du narrativisme par exemple).
Mais si Granger a bien saisi l’ambiguïté fondamentale du statut de la connaissance historique, peut-être n’a-t-il pas parfaitement réussi à formuler le problème qu’elle posait. De fait, certaines insuffisances ou lacunes se font sentir dans son approche de la discipline. Sans doute parce que, de l’aveu même de l’auteur, il n’a jamais pris le temps de sérieusement s’attacher à cette épistémologie (raison pour laquelle il dit avoir renoncé à écrire une stylistique de l’histoire). On peut en particulier distinguer deux angles morts : la question de l’individuel, celle du récit.
La question de l’individuel.
L’une des limites de l’entreprise de Granger, c’est que l’individuel, comme objet de l’histoire, est pensé simplement comme le négatif d’une structure (Granger, 1968, p. 13) [37]. Or on peut à bon droit penser, avec Pariente, que cette thématisation formelle de l’individuel comme écart (ou résidu) par rapport à des schémas structuraux manque précisément ce qui fait l’essentiel de sa spécificité [38]. Considérer l’individuel positivement implique de ne plus le penser comme ce qui échappe à une structure, mais comme l’objet même que la connaissance tente de rejoindre, comme ce que saisit une clinique, définie non pas seulement au sens négatif du terme, comme l’autre du concept, mais au sens positif, comme une approche partiellement (imparfaitement) conceptualisée [39] (quoiqu’on y utilise le langage naturel, les opérateurs d’individuation relèvent en effet d’une généralisation (classification) relative).
La connaissance de l’individuel, pour Pariente, procède par modèle et non par système [40] : certes, dans les deux cas, il s’agit de classer logiquement une singularité, mais, alors que dans le système on classe l’objet à connaître dans une classe constituée indépendamment de lui, et conçue comme valable pour tout objet comparable, dans le modèle, on classe l’objet dans une classe constituée pour lui, sur la base même de ses singularités. C’est ce qui fait, par exemple, toute la différence entre la méthode de Carl Gustav Jung (qui place un symptôme dans un système inconscient supra-individuel, un archétype), et celle de Sigmund Freud (qui replace le symptôme au sein de la singularité d’un itinéraire individuel, d’une histoire affective singulière). Cet assouplissement épistémologique a le mérite de proposer de la connaissance une notion plus large que son acception seulement formelle, en considérant notamment comme son matériau premier ce que la pensée formelle rencontrait comme un obstacle ou un défaut, tout plein d’idéologie (le marxisme, la psychanalyse), et rejetait hors de la science [41].
Assez proche de la position de Pariente et, pour ainsi dire, convergente, sur cette question de l’individuel, est celle que développe Carlo Ginzburg, dans un texte fondamental consacré au « paradigme indiciaire » [42]. Je partage les réticences de Granger (et de Berthelot) à propos du terme kuhnien de « paradigme ». C’est pourquoi il est préférable d’utiliser une autre expression de Ginzburg, plus neutre, et qu’il emploie comme synonyme de la première : le « modèle épistémologique ». En l’occurrence, ce modèle est cynégénétique (indiciaire, sémiotique, divinatoire, clinique, symptomatique) parce qu’il fait appel à une science de la trace, du détail révélateur, de la qualité (versus la quantité [43]). Cette connaissance « par expérience », à la limite du tacite, rapproche l’histoire, qui est connaissance conjecturale (Marc Bloch) et indirecte (Krzysztof Pomian), la médecine (l’extraordinaire capacité de diagnostic de Giulio Mancini), l’enquête policière (le flair de Sherlock Holmes, la méthode anthropométrique d’Alphonse Bertillon, celle des empreintes digitales de Jan Evangelista Purkyně et de Francis Galton), la philologie, l’histoire de l’art (Giovanni Morelli) et la psychanalyse (Freud).
La question la plus grave que pose la constitution de cette démarche indiciaire en mode de connaissance propre, c’est finalement celle de la pertinence de l’approche formelle du type de celle de Granger pour les sciences humaines, parce qu’elle qualifie l’incapacité de la pensée formelle à saisir l’individuel non pas comme résiduelle (donc négligeable), mais comme fondamentale (donc inacceptable). De ce point de vue, dans l’indication que Ginzburg donne au détour d’une note (1989, p. 275) [44] résonne l’écho assourdi d’un soupçon délétère : « L’insistance sur les caractéristiques individualisantes de la connaissance historique a une résonance suspecte, parce qu’elle a trop souvent été associée à la tentative de fonder cette dernière sur l’empathie, ou à l’identification de l’histoire avec l’art. Il est évident que ces pages sont écrites dans une perspective complètement différente ».
La question du récit.
On l’a vu, le paradoxe de l’histoire est le suivant : c’est une clinique parce qu’elle s’occupe de l’individuel, mais spéculative. Or l’individuel ne peut s’appréhender théoriquement, mais seulement dans une pratique [45]. Dès lors, l’histoire ne peut qu’avoir un statut distinct des autres sciences humaines : en effet, là où celles-ci sont capables de formalisation par neutralisation (partielle) des significations vécues, par explication de classes d’événements, l’histoire ne formalise pas, et ne vise que l’événement vécu sans classe. Mais au lieu de la rejeter hors des sciences humaines, ou d’en faire un idéal ou une norme pour ces disciplines, Granger confère à l’histoire un rôle d’accomplissement des sciences sociales, de couronnement qui les transcende (Granger, 1961 et 1994 [46]), sans pouvoir s’y substituer (Granger, 1994, p. 258) [47]. De fait, l’histoire explique un événement (et non une classe d’événement) en « rassemblant, ordonnant et hiérarchisant autour d’un phénomène daté, singulier, la pluralité des modèles divers que les sciences de l’homme ont essayé de construire » (Granger, 1994, p. 258). Ce qui explique que l’histoire soit une discipline essentiellement stylistique, c’est qu’elle se contente de faire converger des formalisations, développées ailleurs, en les appliquant à une individualité concrète. Elle ne formalise pas elle-même, mais est pur rapport des formes aux individualités vécues, donc pure stylistique. Alors seulement, comme événement vécu et point de fuite où convergent idéalement les sciences humaines, l’histoire peut prétendre (en partie) échapper au domaine esthétique [48].
Tout occupé à sauver de l’histoire ce qui peut être intégré à la sphère scientifique, Granger cherche ainsi à séparer en elle la science et l’art. Ce faisant, il se fait une conception « paresseuse » du récit : le récit historique ne travaille pas ; à titre de « roman vrai », il représente, il donne accès au vécu passé, à l’impression d’avant, de manière spéculative (l’historien comme clinicien spéculatif), et sans pratique (l’histoire comme clinique sans pratique). D’où la solution du problème de l’histoire : l’évocation imaginative (partie artistique de l’histoire), c’est le récit ; la partie scientifique, c’est le style (l’incarnation singulière de structures dans des conjonctures). On voit que, dans cette position ambiguë de l’histoire, position de chevauchement, qui explique la proximité de l’historien par rapport au romancier, mais aussi par rapport au philosophe (Granger, 1961, p. 332), Granger tente cependant de donner l’avantage à la science, en faisant pencher l’histoire de son côté [49]. Aussi le récit est-il le gardien de l’individuel, mais esthétiquement, tandis que le style est le gardien de l’individuel scientifique.
En quoi tout le travail tombe du côté du style [50], et on ne peut s’interroger sur le travail propre au récit. Le récit est un médium neutre ; au point que même le roman n’est plus récit (1961), puisqu’il ne se contente plus de raconter, mais veut décrire la constitution d’une expérience. Contre cette paresse du récit, de nombreux épistémologues de l’histoire ont insisté, à rebours de la prétendue neutralité du récit, sur le travail proprement épistémologique de l’écriture historienne. C’est le sens des formules de Prost et de Rancière citées en exergue, mais aussi ce qui anime la réflexion de Michel de Certeau : l’écriture historienne fonctionne comme production (d’un lieu, d’un temps), comme travail.
On pourrait donc tenter de prolonger la réflexion de Granger en quelque sorte contre lui-même, en soutenant qu’il y a bien une pratique de la clinique historique. L’histoire est une clinique pratiquée, mais cette pratique est celle de l’écriture elle-même, qu’on ne peut rejeter dans la seule esthétique (Granger, 1960), ni dans le pôle de la pureté (1993). Pour être tout à fait juste, il faut remarquer que le discours paresseux que Granger associe à l’histoire est celui du récit anecdotique, conçu comme la forme la plus plate de la narration : la chronique, contre laquelle l’épistémologue n’a pas de mots assez durs. En fait, le roman lui-même s’est éloigné de ce type de récit, pour Granger (1961), qui reconnaît bien les inventions d’écriture du roman contemporain au travail (Marcel Proust, James Joyce, Alain Robbe-Grillet). Reste qu’il confine cet ingenium à une dimension strictement esthétique (en quoi il est assez proche de Raymond Aron), alors que toute la réflexion historique depuis les années 70 (depuis Veyne) cherche à intégrer l’apport épistémique du travail d’écriture. Je ne pense pas ici seulement à Paul Ricœur, mais plus fondamentalement à la tradition anglo-saxonne que ce dernier a contribué à introduire en France, et qui reste encore largement méconnue chez nous (Hayden White, Louis O. Mink, Franklin R. Ankersmit…).
Considérer le récit comme fondamentalement laborieux, et non comme paresseux, et surtout comme épistémiquement laborieux, et non pas simplement esthétiquement, c’est notamment comprendre qu’il est faux de dire que la représentation historique est spéculative (donc non scientifique) ; en effet, le récit opère une représentation qui est connaissance. Il me semble qu’en examinant, chez les historiens, les modalités de cette opération, on peut rester fidèle aux principales orientations du programme épistémologique de Granger, tout en cherchant à le prolonger, moyennant quelques modifications (voire certains abandons). On pourrait alors revendiquer une épistémologie pragmatique transcendantale pour l’histoire : c’est-à-dire consistant à observer les gestes que réalisent les divers historiens, dans leur rapport à l’objet qu’ils construisent.
Au terme de ce parcours, force est de constater que l’obstination à saisir l’individuel humain dans une pratique formelle a conduit à un échec, malgré l’appoint d’une stylistique, dont on a souligné, pour l’histoire, le caractère toujours différé. Cet échec relatif montre assez, à mon sens, que l’épistémologie de l’histoire se doit de ménager nécessairement une place pour la pratique clinique à côté de la pensée formelle.
Le silence constant sur le travail du récit, rejeté du côté de l’art, constitue à mon sens un signe de l’impensé de l’épistémologie grangérienne, si on la compare à la révolution historiographique ayant bouleversé la discipline depuis les années 1970, et que la première a côtoyée sans en comprendre la portée. Précisons d’ailleurs qu’il ne faut pas tant entendre par là le prétendu « retour du récit » (celui-ci n’ayant jamais vraiment disparu), que la (re)découverte, ou l’identification du récit comme problème épistémologique.
On pourrait risquer ici une ultime hypothèse, et suggérer que l’épistémologie actuelle cherche à répondre à cette double lacune par une approche conjointe. Il me semble en effet que l’historiographie cherche en effet à étudier précisément la manière dont le discours (ce terme, défini d’un point de vue linguistique et technique, est peut-être préférable à celui de récit, trop plat pour ne pas être connoté péjorativement) historien opère l’individualisation de son objet. La tâche de l’épistémologue de l’histoire consiste donc manifestement, entre autres, à analyser concrètement les modes discursifs que le discours historique utilise pour appréhender son individu, qu’on pourrait qualifier a minima d’événement humain.