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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Socialisation.

De janvier 2012 à octobre 2015, l’Unité Mixte de Recherche CNRS 6590 « Espaces et Sociétés » (ESO), ...

Hic et nunc, empire des ailleurs.

http://www.google.com/calendar

Image1Le 13 avril 2006, dix ans après sa naissance, la compagnie de deux anciens doctorants de l’Université de Stanford rendait public Google Calendar, son agenda en ligne, disponible depuis septembre en version française sous le nom de Google Agenda. Une année après ce lancement, voici l’occasion pour se pencher un instant sur l’objet et ses sens.

Qu’est-ce qu’un agenda ?

Formé à partir du bas latin, le terme médiéval agenda est le pluriel neutre de l’adjectif verbal de ago, agere (agir, faire, traiter une affaire). Sa racine est de la famille indo-européenne ag-, « pousser devant soi ». Littéralement, il désigne les « à faire ».

Lorsque l’on applique le terme à un contenant de texte (jusqu’à peu, un petit carnet inscriptible réservant chaque page à un ou plusieurs jours de l’année dans l’ordre du calendrier) on entend par là que ce qui y est inscrit relève de la prescription des actes de son détenteur, en d’autres mots, de son script.

À partir du Moyen Âge récent, l’agenda dénotait en effet une séquence d’actions à accomplir dans un contexte donné : agenda diei, pour l’office liturgique du jour, agenda mortudrum, lors du service aux morts, agenda malutina et agenda vespertina, lors des prières du matin et du soir…

L’agenda était, en d’autres mots, l’ « ordre du jour », signification que le terme /əˈʤɛn.də/ conserve encore dans le monde anglophone et que l’on commence à retrouver également en français : « l’agenda de cette réunion », « avoir un agenda chargé »… Si quelques geôliers amnésiques de notre langue récusent aujourd’hui ce « glissement », préférant enfermer le sens du mot dans l’agenda en papier (le personal planner d’« Outre-Manche »), il s’avère que même cet objet leur échappe, se faisant par endroits complice de la mutation de son nom en verbe : le suisse romand « agende » [1] en effet ses rendez-vous lorsqu’il les y consigne. Il me permet ainsi de formuler la question qui nous concerne.

Que fait-on lorsque l’on agende ?

Comme d’autres gestes anodins du quotidien, le fait d’agender révèle rapidement une portée existentielle, décomposable in abstracto en plusieurs actes relevant d’un rapport au monde, au soi et au temps. Il s’agit d’un acte de pouvoir, d’abord, en tant que s’accomplit l’extension d’une volonté présente sur des évènements futurs. Il s’agit d’un acte de soumission, en même temps, car l’agendant s’engage à obéir à un soi passé au moment où la volonté de ce dernier deviendra actuelle par l’effet inexorable de la progression du temps. Il s’agit enfin, et pour articuler les deux aspects précédents, d’un acte de confiance, car la soumission au soi passé se fait dans la confiance en un pouvoir du soi sur le futur qui, à son tour, n’est confié à l’ailleurs temporel que dans l’espoir d’y rencontrer une telle soumission : « Je sera encore, et je reconnaîtra pour sienne ma volonté présente » se rassure l’agendant. On notera qu’il offre par cela un exemple d’ipséité récusant d’une traite toutes les ontologies de l’évènement pur (cf. Ricœur, 1990).

Par son acte de confiance, l’agendant est peut-être comparable à cet individu dont il était question dans une Brève de la présente revue et qui envoie un message à soi même dans vingt ans. Mais le sujet de l’agender peut surtout être étendu à une dimension sociétale. Ainsi, et si l’on fait abstraction de la différence d’échelles temporelles [2], l’acte est comparable au dépôt d’un soutra dans une capsule hermétique afin qu’il traverse les millénaires d’oubli (mappō, 末法) et qu’il transmette ainsi une philosophie et une manière rituelle de vivre à des êtres futurs, c’est-à-dire, à soi-même, en tant que société décidée à formuler le récit de sa continuité avant même que celle-ci ne se réalise. La pensée du « développement durable », par ailleurs, semble animée d’une ambition similaire.

Revenons cependant à l’agenda individuel. Par son intermédiaire, un acteur tient parole. De cette manière, son présent est préalablement déterminé, et cela dans une quasi-indépendance par rapport au contexte imprévisible dans lequel s’inscrit nécessairement l’instant prévu pour la mise en œuvre de sa promesse : « On décide ses actions soi-même ; on est sûr, les ayant résolues d’avance et sans gêne, de ne point dépendre chaque matin de l’atmosphère. Dans mon agenda je puise le sentiment du devoir », dit André Gide (Paludes, 1895).

Les évènements ne sont dès lors jamais authentiquement présents, jamais « spontanés », comme l’on dit, mais subjugués par un toujours ailleurs : ailleurs futur, nécessairement artificiel car on n’en connaît pas encore la configuration concrète au moment de l’énoncé des actes prévus qui s’y inscrivent pourtant ; ailleurs passé de l’énonciation de ces mêmes actes dont l’empire est l’ici et le maintenant.

Ce phénomène peut atteindre des degrés divers et il peut être considéré comme plus ou moins dramatique. On pourrait, certes, récuser l’agenda comme une mécanique imposant un emploi du temps objectivé, impersonnel, ne laissant aucune place ni à l’invention, ni aux rapports humains. [3] On pourrait insister sur l’actualité du phénomène, déplorer une époque où les humains deviennent de véritables agendas vivants. Il est probable que l’on manquerait ainsi de percevoir de plus importantes particularités de l’agenda contemporain.

En effet, il est tout d’abord difficile d’affirmer que l’emploi du temps individuel soit aujourd’hui plus planifié qu’à d’autres époques. Quels emplois du temps comparerait-on, par ailleurs ? Celui d’un serf à celui d’un salarié à l’heure. Celui d’un prêtre à celui d’un cadre intermédiaire.

Les deux derniers, du moins, possèdent ou suivent un agenda, rendant la comparaison intéressante. On s’aperçoit rapidement de la différence. L’agenda religieux, produit d’une société entière, fournit l’individu d’un mode d’emploi d’emblée admis comme adéquat à un contexte donné. L’agenda contemporain est produit par l’individu pour l’individu, dans le souci de l’adéquation à un objectif poursuivi par ce dernier. L’individu contemporain est entièrement responsable de son agenda. Il est (socialement) tenu de formuler lui-même des injonctions auxquelles il se doit d’obéir par la suite. Dans l’ailleurs cartographié par l’agenda se situe ainsi le domaine de liberté de l’individu contemporain, avec tout ce que cette liberté a d’à la fois exaltant et pesant.

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L’agenda en ligne et la (re)socialisation massive de l’emploi du temps individuel.

Quel est, à présent, la différence introduite dans cet état de choses par la restructuration technologique de l’objet agenda, réalisée notamment par Google. De prime abord, aucun, lorsque l’usage de l’objet se limite à son propriétaire individuel. Mais l’informatisation de l’agenda ouvre ce dernier à des usages difficilement imaginables sous la forme papier. Elle le (re)propulse notamment dans un domaine public où l’objet n’est plus constitué à titre individuel mais où sa co-constitution (re)devient possible.

Non pas que l’emploi de l’agenda individuel ordinaire soit asocial. Un rendez-vous est généralement un rendez-vous avec quelqu’un et son contexte (social, technologique, biologique, physique…) conditionne bien sûr en large mesure les modalités de son agendement. On sait par ailleurs que tout acte individuel n’existe que dans un horizon transcendantal… Ces questions ont été traitées ailleurs, entre autres dans une Traverse de la présente revue. Mon propos vise autre chose.

Ce qui m’intéresse est l’inscription d’un acte à faire dans un ailleurs spatiotemporel, ainsi que les modalités de soumission d’un individu à l’injonction de son agenda.

Du point de vue de l’inscription, d’abord, Google Agenda propose en version gratuite et multiplateforme un changement majeur déjà introduit par d’autres logiciels, dont Ms Outlook : il s’agit de la possibilité pour d’autres personnes que le propriétaire d’un agenda Google d’y inscrire des évènements. Le propriétaire d’un Google Agenda est en effet libre d’ « afficher uniquement [sa] disponibilité (masquer les détails) », ou de « partager cet agenda avec X et Y » et de renoncer ainsi au monopole de l’énonciation de la parole à tenir. L’agenda individuel en ligne, comme l’agenda diei, n’est en effet plus le produit d’un individu seul mais celui d’une société plus ou moins vaste à laquelle l’individu souscrit, dans tous les sens du terme.

Du point de vue modal de la soumission à la voix de la parole donnée, Google Agenda propose d’autre part une innovation majeure. À l’instar d’iCal, le service peut en effet être configuré pour avertir le propriétaire par Sms, quelques minutes ou quelques heures avant le début d’un évènement prévu. Cette extension technique de la voix de l’agenda redéfinit l’influence exercée sur son propriétaire : l’agenda ne doit plus être consulté pour déterminer le déroulement d’une journée, il se manifeste par soi-même, à même la peau s’il le faut, pour le peu que l’option « vibreur » de l’appareil soit activée.

Google Agenda propose enfin l’option de « partager toutes les informations de cet agenda avec tout le monde », ce qui signifie, en clair, qu’il est possible de rendre googlables [4] ses activités à venir. Pour l’instant, il n’est pas encore possible d’autoriser « tout le monde » à « apporter des modifications aux évènements », mais il est intéressant d’imaginer les conséquences d’une telle option.

C’est à la science-fiction qu’il appartient d’examiner en profondeur les structures sociales extrêmes et les évènements encore indescriptibles pouvant surgir de l’articulation entre des agendas porteurs d’une volonté mondiale et des appareils de télécommunication permettant à cette voix de s’adresser à l’individu en tout lieu et en tout temps. Plus que jamais, probablement, les ici et maintenant seront alors autant d’empires des ailleurs.

P.S.

Après le déluge, se prélassant au bord de la baie de Los Sumergidos Angeles, Miguel reçoit un message morse sous-cutané. Il y a trois ans, lui rappelle-t-on, la communauté des bloggeurs libres et unis a prévu qu’il explorerait à l’instant la U.S. Bank Tower. Miguel se retourne, scrute l’horizon – personne en vue. Il enlève ses chaussures et commence à enfiler une combinaison de plongée…

À noter :

Google Agenda peut être synchronisé avec des agendas locaux (Sunbird, Lightning, Apple iCal). Une solution générale à cet usage est le GCALDaemon (multiplateforme basé Java, instructions d’installation pour Mac/Linux/NT/2000/XP/Vista).

La synchronisation avec Microsoft Outlook est possible à l’aide de logiciels comme gSyncit (gratuit) ou CompanionLink (payant) : à utiliser à ses risques et périls.

Images :

Roy Lichtenstein, M-Maybe, 1965 [détail].

Google Agenda, capture d’écran du 28.3.2007.

Résumé

Le 13 avril 2006, dix ans après sa naissance, la compagnie de deux anciens doctorants de l’Université de Stanford rendait public Google Calendar, son agenda en ligne, disponible depuis septembre en version française sous le nom de Google Agenda. Une année après ce lancement, voici l’occasion pour se pencher un instant sur l’objet et ses ...

Bibliographie

Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

Notes

[1] Termes régionaux de Suisse romande et de Savoie, consulté le 2 avril 2007.

[2] Lors de leur enterrement, vers la fin de la période Heian (12e siècle, Japon), les capsules temporelles dont il est ici question ont en effet été destinées au Buddha Maitreya, dont l’apparition était prévue dans 5.67 milliards d’années selon certaines sources (voire p. ex. « Sutra Mounds – Time Capsules for 5 670 000 000 Years », exposition à la Japanese Archaeology Gallery, Tokyo National Museum, du 10 janvier au premier juillet 2007).

[3] La conformité internationale du temps et de son découpage (années et mois grégoriens, semaines judéo-chrétiennes, jours duodécimaux,…) dont l’agenda est l’un des porteurs appuierait à juste titre une telle argumentation. J’ai discuté ailleurs de certaines répercussions d’un temps standardisé.

[4] Voir, par exemple, l’entrée « Googlable » dans un Urban Dictionary.

Auteurs

André Ourednik

Doctorant au laboratoire Chôros (École Polytechnique Fédérale de Lausanne) il a étudié la géographie, la philosophie et les méthodes mathématiques à la Faculté des Lettres de l’Université de Lausanne. Il a publié notamment les nouvelles « Après » (2003, Îles sur le toit du monde : Une anthologie romande de science-fiction, revue Archipel, en collaboration avec la Maison d’Ailleurs), « Autopsie d’une itération divine » (Articulo.ch) ainsi que le recueil de poèmes Chants dilettantes d’un fainéant éduqué au rythme des saisons et des manies (2002, L’Âge d’Homme). Ses recherches actuelles portent sur la modélisation formelle de l’habiter et de la cohabitation. Voir également le site de l’auteur.

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