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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Halluciner le monde – avec ou sans IA générative.

Le laborantin dépose le prélèvement cellulaire sur la lame de son microscope, puis applique un liquide qui va se déposer « sur certaines structures cellulaires au niveau desquelles les électrons du faisceau sont déviés créant les zones sombres (noires ; denses aux électrons) de l’image » (Crèvecoeur 2022). Il identifie des structures connues depuis ses premiers cours de sciences naturelles, au Cycle d’orientation de Sécheron. Par jeu, il nomme : paroi, ribosome, réticulum endoplasmique, noyau, nucléole, chromatine, appareil de Golgi, vacuole, lysosome, cytoplasme, mitochondrie. En même temps qu’il se remémore ce vocabulaire scolaire, les prénoms de ses copains d’alors lui reviennent : Francisco, Camillo, Riccardo, Cédric, Zacarias… Il règle la mise au point de son appareil, cible une région spécifique de son échantillon ; il se demande ce que sont ces taches que le liquide contraste en gris-vert.

Sortant un rayon de sa ruche, l’apiculteur remarque des taches qui lui font penser à de la moisissure. Il approche le cadre de ses yeux, le fait jouer à la lumière. Est-ce une fermentation, une maladie ? Inquiet, il cherche à repérer si elles ont affecté le couvain, se demande s’il devra détruire ou non sa ruche et peut-être d’autres, fragilisant cette année encore son exploitation, déjà affectée, l’an dernier, par une nosémose. Il se dit qu’il va tenter de sauver sa colonie en la concentrant au moyen de quelques partitions avant de lui donner un peu de candi, de manière à alimenter ce le peu d’abeilles encore en vie…

La figure générée par le bot Chat GPT – après que je lui eus demandé d’interpréter en noir en blanc une photographie en couleurs de vacances passées en Allemagne il y a plus d’une décennie – est pour moi l’origine d’intrigues multiples. Des formes appellent des histoires, un peu comme les taches des tests de Rorschach appellent des interprétations libres. « Cela me fait penser à ».

Ce tropisme est sans doute banal. On perçoit des flocons dans les structures fractales ; on voit des nids d’abeilles dans l’emboîtement des aires de marché du modèle de Christaller ; la cartographie des dynamiques urbaines du continent européen fait apparaître un axe qu’une génération de géographes identifiera comme la banane bleue…

Il demeure que notre capacité à « voir » des formes me fascine. Je me suis longtemps demandé si elle avait quelque chose à voir avec cet œil du géographe, ce savoir-vouloir-voir (Raffestin 1977) constitutif d’une certaine géographie, qui se serait transmis par-delà les générations d’étudiants, d’enseignants, de chercheurs, comme un trauma peut affecter un groupe familial en modifiant une séquence d’ADN – passager clandestin, dissimulé dans notre génotype disciplinaire.

Vieux comme Hérodote : tracer, relier, imaginer, raconter.

Nous sommes au début des années 1990 dans un bâtiment de l’Université de Genève. Je suis en train de suivre un cours d’histoire et d’épistémologie de la géographie. Le professeur parle d’enquête, d’Hérodote et de savoir géographique. Il vient de prononcer le mot « ichnographie ». Le professeur explique que le sens le plus courant de ce terme rare renvoie à l’architecture. Il a quelque chose à voir avec le plan. Plus précisément (et là, je triche, en me référant au TLFi), il correspond à la « [r]eprésentation d’un édifice par projection horizontale et géométrale sur un plan ». On peut toutefois, poursuit le professeur, en avoir une compréhension plus étymologique. Le terme, dérivé de ι ́χνος (trace), renvoie à un certain art de décrire des traces. Dans son Histoires (ou son Enquête selon la traduction que l’on retient), Hérodote décrit des signes pour rendre compte de l’enchaînement des événements historiques et de la forme du monde.

Plus tard, je découvrirais ce que Carlo Ginzburg a appelé le « paradigme indiciaire ». Ginzburg s’inspirait des travaux de Giovanni Morelli. Celui-ci considérait que la façon la plus certaine d’attribuer une œuvre à un artiste est de repérer le détail qui constitue sa marque : formes des orteils, des oreilles, des ongles (Ginzburg 1980). Certaines traces sont plus que des signes ; elles sont des signatures. Pister les motifs récurrents d’un lieu à l’autre, d’un temps à l’autre, d’un espace thématique à l’autre permet des reconstituer une piste, d’ordonner « le champ très objectif des faits » (Veyne 1996[1971]) pour résoudre l’énigme de leur dispersion. Je comprendrais alors ce que le professeur d’histoire et d’épistémologie de la géographie nous expliquait. L’enquête est un travail de repérage des relations entre différents indices, de traçage de signes mineurs, de détails qui sont révélateurs de processus plus amples. Il n’y a pas d’enquête possible sans cette capacité à relever des signatures.

C’est en cela que l’enquête active une imagination, que l’épistémologie des sciences a discipliné au moyen de diverses opérations de qualification. L’imagination scientifique se décline en types. De Charles Wright Mills (l’imagination sociologique comme capacité à multiplier les regards sur la société) à Derek Gregory (l’imagination géographique comme savoir situé), on a identifié ses spécificités avant de montrer ce qu’elle engage de préconceptions. Je vois ainsi toujours un peu les « signes mineurs » du monde à partir de ma socialisation disciplinaire. Un cadre de miel me fait penser à Walter Christaller. L’onde qui anime la surface de l’eau d’une série de cercles concentriques me ramène à Johann Heinrich von Thünen. Je l’imagine, sans considération d’une réalité historique, arpentant son domaine ; inquiet, il se demande comment en optimiser l’exploitation. La faculté de mon esprit « à se représenter des images » (Le Petit Robert, article « Imagination ») se déploie désormais dans les rais de cette discipline, qui tient un peu de la haire jésuitique  [1] – quand j’imagine, quelque chose me serre , m’inconforte et me rappelle comment  doit se déployer mon imagination.

Les structures protonarratives de l’enquête géographique.

Il demeure que cette imagination (si corsetée qu’elle soit) rapproche savoir scientifique et savoir ordinaire. Nous sommes tous et toutes des « sociologues à l’état pratique » expliquait Alfred Schutz. Nous décrivons tous et toutes le monde ; la sociologie est une description en second. Nous sommes tous et toutes des géographes à l’état pratique, cherchant des formes dans le monde, produisant de la « théorie » géographique sans le savoir (Matthey 2008 ; 2018 ; 2021). Par exemple, la faculté à voir des formes est activée par des techniques d’usage du monde très ordinaires, qui font du schème de l’enquête une modalité banale d’exotisation de notre cadre de vie. Ce schème opère dans les pratiques quotidiennes d’hommes et de femmes « sans qualités », dont le « voyage » à Londres de des Esseintes, le héros d’À rebours, constitue sans doute le modèle le plus abouti. Dans le roman de Joris-Karl Huysmans, une pluie tenace insinue, dans l’esprit convalescent du personnage principal, une envie de paysages anglais, dont le goût lui était venu à la lecture de Dickens. Un jour, des Esseintes fait préparer ses malles, commander une voiture et s’en va de Fontenay-aux-Roses à la gare Saint-Lazare. Un jour, des Esseintes fait préparer ses malles, commander une voiture et s’en va.  Expériences diverses, signes proliférants lui permettent, de Fontenay-aux-Roses à la gare Saint-Lazare, de toucher des « acompte[s] de l’Angleterre ». Son voyage s’achève finalement dès la rue d’Amsterdam, alors que se découvrant « saturé de vie anglaise depuis [s]on départ », il résout « qu’il faudrait être fou pour aller perdre, par un maladroit déplacement, d’impérissables sensations » (Huysmans 1995, 174). Des Esseintes met en rapport des traces avec une forme préalable, que la lecture de Dickens a participé à établir.

Comme des Esseintes, nous sommes déplacés par des signatures spécifiques que nous repérons dans les formes du monde, l’identification spontanée de signes mineurs, portés à la dimension de structures autosimilaires. Assis sur un banc public lausannois, dans la touffeur d’un début d’été que l’on dit exceptionnel, mon regard saisit l’ocre d’une façade, à l’ombre d’un pin parasol, durant un temps infime, je me sens à la Garbatella – ce quartier romain que j’ai découvert pour la première fois dans la scène inaugurale du Journal intime de Nanni Moretti (1993) et que je visite depuis à chacun de mes séjours à Rome. Sur mon banc lausannois, je pense à la vespa de Nanni, à un moment tout personnel de bonheur, un jour de printemps 2012, assis sur un muret de la via Orlando… C’est l’histoire d’une autre vie, potentielle, qui graduellement se déploie… La mise en rapport d’une référence et d’une autre crée un espace liminal qui renseigne sur la dimension narrative de notre imagination, étonnamment peu documentée par les épistémologies de la géographie. Je projette des récits à partir des traces, tout autant que je les décris. Les relations que je piste font sens en ce qu’elles tiennent d’un point de vue narratif. Les signatures sont attribuées à un univers plutôt qu’un autre parce qu’elles sont cohérentes du point de vue d’une intrigue.

Une compétence narrative différente de la stricte imagination stimule ainsi indéniablement l’enquête. Cette compétence relève sans doute de ces « processus proto-narratifs » analysés par Jean-Marie Schaeffer (2020, 46). Ceux-ci peuvent être définis comme des modes « spécifique[s] d’organisation des représentations mentales ou des contenus mentaux » (ibid., 48), sous-tendant l’« enchaînement de représentations agentives (actions) ou non agentives (événements), temporellement orienté et perspectiviste » (ibid., 48). Commentant des travaux issus de la recherche en neuroscience et psychologie cognitive, Schaeffer montre que des « structurations d’ordres narratifs jouent un rôle important dans beaucoup de traitements mentaux à la fois élémentaires et fondamentaux : mémoire épisodique et autobiographique, planification d’action, pensée causale naïve, activités oniriques, rêves diurnes… » (ibid., 77). D’une certaine manière, notre expérience du monde est narrative parce que nous traitons spontanément l’information qui en est issue selon des chaines qui relèvent de la conséquence et de la consécution. Peut-être est-ce un peu pour cela que je vois d’autant plus facilement des « formes » qu’elles sont susceptibles d’entrer en résonance avec une ou des histoires.

Des intrigues pour raisonner.

Des verrues séborrhéiques sur une peau ridée par l’excès de soleil ?

Des taches de peintures sur les pavés de la maison familiale ?

Notre capacité enfantine à identifier des résumés d’intrigues dans les formes du monde me fascine. Ce matin, j’ai demandé à une intelligence générative d’interpréter, graphiquement, une photographie de pavés tavelés de lichens, non loin, je crois, de l’aéroport de Tempelhof à Berlin. Quelle forme « verrait »-elle dans ce monde alors qu’un prompt le lui commanderait ? Que verrais-je, moi, dans cette « interprétation » de l’instantané d’un souvenir ?

Allongé sur le tapis de mon salon, mon smartphone devant mes yeux, alors que mon doigt fait défiler les images produites par l’intelligence générative, je rêve de microscope électronique, de casier à miel, je pense à Hérodote cherchant à recouper des sources, à des Esseintes « saturé de vie anglaise » sans avoir quitté Paris, à cette propension à faire récits de tout.

Allongé sur le dos, alors que je vois des nuages virtuels dessiner le visage d’une sorcière, d’une raie manta, d’un parasol…, je raisonne et me dis que j’aimerais bien, en remontant des traces aux liens, écrire sur la dimension narrative du raisonnement géographique.

Résumé

Comment une intelligence artificielle résonne-t-elle avec une image ? Comment raisonnons-nous avec une IA ? Ce texte débute avec une figure produite par ChatGPT, répondant à un prompt lui demandant d’interpréter graphiquement, en noir et blanc, une photographie que je lui proposai en couleur. S’ensuit un récit. Celui d’un géographe (moi) produisant des histoires pour donner sens à ce que l’IA a généré, dans le même temps qu’il se questionne, sur le mode de l’autofiction, à propos de l’« imagination » de sa discipline. Celle-ci n’est-elle pas toujours-déjà d’ordre narratif ? Liée à une propension à faire des histoires, tout autant qu’à une aptitude à voir des formes, décrire des signes, mesurer des relations ? Le texte, délibérément allusif, s’achève sur l’image à l’origine de celle qui ouvre la réflexion, façon de mesurer l’écart entre la résonance et les interprétations buissonnières qui précèdent, en même temps qu’un appel à tester d’autres « interprétations ».

Bibliographie

Crèvecœur, Michèle 2022. « Microscopie électronique à transmission ». Microscopie des plantes. Consulté le 19 juin 2024. https://www.unige.ch/sciences/biologie/bioveg/crevecoeur/microscopes/met/

Ginzburg, Carlo. 1980. « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice ». Le Débat 6 : 3-44.

Hérodote. 1985. L’Enquête. Paris : Gaillmard.

Huysmans, Joris-Karl. 1995. À rebours. Paris : Garnier-Flammarion.

Matthey, Laurent. 2008. Le quotidien des systèmes territoriaux. Lecture d’une pratique habitante. Généalogie et description herméneutique des modalités de l’habiter en environnement urbain. Berne : Peter Lang.

Matthey, Laurent. 2018. Paragéographie. Voir le monde en géographe sans que le monde y prenne garde. Genève : A-Type.

Matthey, Laurent. 2021. « “Anyone Who Inspects the World Around Him Is in Some Measure a Geographer” : Pasolinian Contributions to an Ecology of the Edges ». GeoHumanities 8(1) : 177-196. https://doi.org/10.1080/2373566X.2021.1989321

Moretti, Nanni. 1993. Journal intime [Caro diario]. Sacher Film, Banfilm, La Sept Cinéma.

Raffestin, Claude. 1977. « Paysage et territorialité ». Cahiers de géographie du Québec 21(53-54) : 123-134. https://doi.org/10.7202/021360ar

Schaeffer, Jean-Marie. 2020. Les troubles du récit. Pour une nouvelle approche des processus narratifs. Vincennes : Édition Thierry Marchaisse.

Veyne, Paul. 1996. Comment on écrit l’histoire. Paris : Seuil.

Notes

[1] Pour rappel la haire est une « chemise grossière, faite de crin ou de poil de chèvre, que l’on porte à même la peau par esprit de mortification » (TLFi). Molière en fait un attribut de son Tartuffe au vers « Laurent, serrez ma haire, avec ma discipline » (Tartuffe, III, 2, v. 852).

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