Moi, ce que j’avais mis longtemps à comprendre, c’est à quel point les transformations que j’observais dans le quartier n’étaient liées qu’accidentellement à la rénovation – enfin le mot « accidentellement » est peut-être un peu trop faible […] [Mais la rénovation] n’était que le révélateur et l’accélérateur de quelque chose qui était beaucoup plus vaste. Ça renversait le schéma de causalité. (Henri Coing, interviewé par Emmanuel Bellanger et Pierre Gilbert, 2017)
Cet article court accompagne ici le film-recherche Bonjour Bonsoir (2019) que j’ai réalisé dans le cadre de ma recherche doctorale (Balteau 2019). Librement inspiré de la conclusion de cette dernière, il propose de dresser les grandes lignes de ce qui se trame au fil des huit chapitres et des cinquante-quatre minutes qui composent cette thèse et qui questionnent la manière dont la politique de rénovation urbaine contemporaine affecte les habitants des quartiers visés.
Le quartier des Brichères, situé à la périphérie de la ville moyenne d’Auxerre, fournit à ce questionnement son cadre empirique d’analyse. À côté de l’étude des transformations physiques et de peuplement induites par la rénovation urbaine, l’enquête de terrain se penche avant tout sur les rapports que les habitants et habitantes du « nouveau » quartier – aux allures désormais pavillonnaires – entretiennent à cette modification de leur cadre de vie : leurs représentations (du logement, du quartier, du voisinage) et leurs pratiques (d’aménagement, d’usage des lieux, de cohabitation). L’approche adoptée, quant à elle, est à la fois ancrée dans le local et attentive à la manière dont les logiques globales s’y déploient, faisant de l’espace une dimension de la réalité sociale (Ripoll et Veschambre 2005 ; Ripoll et Tissot 2010 ; Backouche, Ripoll, Tissot et Veschambre 2011). Elle est intimement liée au regard qui prévaut, où la classe sociale, qui fait figure centrale, s’imbrique à la stratification sociale qui lui confère dynamique et pluralité. Prenant corps dans cet aller-retour entre empirie et théorie, la recherche m’a permis de rendre compte des effets sociaux de la rénovation urbaine comme d’un mouvement double, fait de changement et de continuité mêlés. Ainsi la thèse donne à voir un mouvement qui transforme « les choses et les gens » et qui, sous cet angle, différencie et souvent sépare. Mais elle montre aussi (et peut-être surtout) un mouvement qui vient réaffirmer la permanence d’une condition populaire partagée. Commune, cette condition n’en reste pas moins diverse. Et si elle se définit d’abord comme assujettie, la domination n’a ici rien d’unilatéral.
Je ne peux qu’encourager le lecteur ou la lectrice à prendre connaissance du film avant de lire l’article : le sens du propos ne peut en apparaître que plus manifeste. L’article possède cependant sa cohérence propre – de sorte qu’il peut tout à fait être appréhendé séparément sans que cela nuise à sa compréhension. Libre donc au lecteur de choisir.
Un jeu de distanciation adossé à un mouvement de différenciation.
Arrivés des trois tours (démolies) du quartier ou des grands ensembles voisins, les habitants [1] des nouveaux logements des Brichères sont d’origine locale et modeste. De ce point de vue, le peuplement se renouvelle très peu dans son ensemble. À un premier niveau de lecture, il vient questionner un programme qui se présente comme une politique de mixité sociale via une diversification de l’habitat, mais se reformule le plus souvent dans les termes du « parcours résidentiel », notamment contraint par la difficulté d’attirer dans les quartiers concernés – durablement marqués par une image négative en dépit de l’ampleur des opérations engagées – des populations venues de l’extérieur.
La rénovation urbaine, cependant, transforme considérablement la physionomie du quartier et multiplie immanquablement les mobilités de la population locale, dont elle modifie la composition. Or elle procède ce faisant d’un mouvement de différenciation, où caractéristiques du bâti et profils sociaux tendent à se superposer avec cohérence. Elle consacre en l’occurrence le clivage (historique) entre le pavillon et la « cité », qui oppose schématiquement les fractions stables aux fractions précaires des classes populaires. Aux Brichères, cette opposition se voit en outre déclinée, sous une forme renouvelée, au sein des nouvelles constructions elles-mêmes (de type pavillonnaire) : entre un secteur sud plus dense qui accueille les habitants dits « relogés » (contraints de quitter leur logement voué à la démolition) et moins bien lotis et un secteur nord moins dense qui accueille les habitants non-relogés et mieux lotis. Double dans ces dimensions, la différenciation opère donc également à une double échelle.
Dans ce mouvement de différenciation se joue une évolution du statut sociorésidentiel, qui s’accompagne chez les habitants rencontrés (occupant les « petites maisons » (re)construites) d’un jeu de distanciation complexe et « emboîté ». Ce dernier s’observe dans la façon dont les enquêtés qualifient les différents lieux et leurs occupants, tout comme dans la manière dont ils perçoivent par conséquent leur propre position dans l’espace résidentiel et social – où le sentiment de promotion, notamment, est largement présent. À l’instar des critères de différenciation auxquels elles s’adossent et qui se voient comme transposés à l’échelle du nouveau quartier, les grilles de lecture qui construisent les divisions internes présentent ici une forme d’homologie avec celles qui président à l’opposition entre pavillon et cité. Des critères d’ordre social, le travail le plus souvent, participent de la distinction d’avec la population du grand ensemble quitté et, du côté des propriétaires en particulier, d’avec les habitants du secteur sud. Soulignant la différence entre le « haut » (« nous ») et le « bas » (« eux ») du quartier, Bruno Killian par exemple (56 ans, employé, accédant, protagoniste du film [2]) oppose à son secteur la pauvreté des gens du secteur sud « qui ne travaillent pas » :
C’est pas les mêmes gens […] C’est plus le niveau [que la nationalité], on n’a pas le même niveau […] Même si on n’est pas bourgeois, c’est pas ça. Mais c’est des pauvres gens. Des bas salaires […] Il y a une bonne majorité de gens qui ne travaillent pas [en bas], « la misère appelle la misère » comme on dit. Ici dans la rue, tout le monde travaille. [3]
Du côté des accédants, c’est aussi la propriété qui assoit la distinction, notamment parce qu’à leurs yeux, elle s’accompagne d’un plus grand soin du logement. Des critères d’ordre ethnique participent également à produire des séparations [4], en particulier avec les habitants (venus) de la ZUP voisine – qui contribuent pour plus du tiers au peuplement des nouveaux logements [5]. Ils se retrouvent notamment du côté des anciens habitants des tours des Brichères relogés sur place, à l’instar de Ginette et Jacques Stiz (80 ans, ouvriers retraités), qui voient arriver dans « leur » quartier une population « différente ». Mais ces grilles de lecture s’observent également du côté des ménages issus de l’immigration qui « retrouve[nt] les mêmes gens » et voient ainsi leurs aspirations contrariées. Du côté des habitants venus de la ZUP et issus de l’immigration, c’est sans doute chez Nabila El Fathi (30 ans, employée) que la grille de lecture en termes de couleur de peau et d’origine étrangère se formule de manière la plus claire et la plus précise (le film en témoigne très clairement). Si Nabila El Fathi décide de quitter la ZUP, après y avoir grandi, s’y être mariée et y avoir fondé famille, et en dépit du caractère chaleureux et protecteur qu’elle lui reconnait, c’est en effet pour fuir le peu d’ouverture qu’elle propose en dehors de « la communauté » (maghrébine) qui est ici très directement incriminée, notamment parce qu’elle « met la pression » et définit pour elle une appartenance et une existence fortement contraintes. Ce qui semble se jouer dans la possibilité qu’offre pour elle le déménagement d’« avoir ces limites qu’on n’avait pas auparavant », par rapport à la ZUP où « c’est une grande famille, clairement : on n’est pas que notre propre famille, on est mélangé avec tout le monde », c’est plus fondamentalement le fait de « devenir quelqu’un d’autre ». Ce refus d’assignation dont témoignent les paroles de Nabila El Fathi passe également chez elle par le souhait de mettre à distance le stigmate communautaire – qui se décline dans ses propos sous le double trait de la couleur de peau et des comportements « culturels ». L’arrivée aux Brichères d’un nombre important de personnes venues de son ancien quartier, dont « beaucoup de gens d’origine maghrébine », contrarie de ce point de vue ses aspirations à la « mixité » [6] : « C’est pas très mélangé : on retrouve les gens qu’on a croisés dans les quartiers. Bizarrement ».
Qu’il s’agisse de critères sociaux (le travail, la propriété) ou ethniques (la couleur de peau, l’origine réelle ou supposée), il convient de rappeler que la rénovation urbaine participe ici à (re)construire les oppositions et divisions plus qu’elle ne les crée à proprement parler : en tout état de cause, les logiques d’identification qui fondent ces rapports aux autres (et à soi-même) lui préexistent bien souvent.
La manière dont les enquêtés se positionnent dans la hiérarchie résidentielle (et indissociablement sociale), notamment au regard des grands ensembles qu’ils ont quittés, se répercute également dans les styles de vie et les modes de cohabitation. Signe d’un changement de statut (plus élevé), le logement individuel et ses attributs, entre autres le « petit bout de jardin », tendent ainsi à favoriser l’investissement des habitants dans l’espace privé. En témoignent notamment l’aménagement des espaces et le soin qui leur est apporté, où se donne en particulier à voir – le film en témoigne – l’adoption progressive d’un décor « moderne » (par opposition au style « traditionnel »). Parallèlement, les relations de voisinage, amoindries par une rénovation urbaine qui déplace et repeuple, semblent dominées par une attitude de réserve largement plébiscitée qui se donne à entendre dans la grande récurrence d’une expression dont les habitants se servent pour décrire ces liens qu’ils entretiennent avec leur voisinage : « Bonjour Bonsoir » (qui a donné lieu au titre du film). Et lorsque les relations de voisinage se font plus intimes, elles s’instaurent de manière plus sélective : elles répondent d’une logique de proximité sociale (on se ressemble) et spatiale, elle-même conditionnée par les spécificités du peuplement tel qu’il s’est vu construit dans le cadre de la rénovation urbaine.
Ces résultats viennent corroborer les enseignements tirés des études existantes, qui pointent la manière dont la rénovation urbaine contemporaine tend à fragmenter l’espace local (voir notamment Lelévrier 2010 ; 2014 ; Lelévrier et Noyé 2012 ; Gilbert 2014). Dans la lignée des réflexions menées sur la mixité sociale [7], ils viennent interroger les présupposés politiques d’une composition sociale différenciée de la population, du moins lorsque celle-ci se fabrique en quelque sorte artificiellement et qu’elle s’impose « d’en haut » (Epstein 2008 ; 2012 ; 2013). À l’échelle locale, où la politique de rénovation urbaine se voit retraduite et mise en œuvre de manière spécifique, ce tableau – celui que dépeignent les mises à distance multiples et imbriquées se faisant jour dans le cadre des transformations opérées – interroge également les vertus que les décideurs et les concepteurs attribuent à une forme urbaine, opposée à l’architecture moderne, supposée favoriser les interactions et la rencontre.
Largement présente, la distanciation n’en est pas moins variée : tous les habitants ne s’y engagent pas de la même manière. En fonction notamment des ressources économiques et sociales qui sont les leurs, les rapports des enquêtés à la transformation de leur environnement recouvrent des différences sensibles. Se démarquent en particulier deux catégories d’habitants qui semblent « jouer le jeu » moins facilement voire être mis « hors-jeu » : les plus âgés et les plus précaires, du côté des femmes notamment dont la vie est plus souvent et plus fortement tournée vers le quartier (le motif du palier, souvent évoqué, est à ce titre significatif de cette sociabilité féminine locale). Ces deux catégories se recrutent parmi les habitants relogés qui se concentrent pour l’essentiel dans le secteur sud du quartier. S’ils ne sont pas complètement indifférents à la promotion que représente l’accès au logement individuel, les plus âgés, parvenus en fin de trajectoire, aspirent surtout à préserver la stabilité d’un quotidien qui se resserre de plus en plus sur les repères tissés dans l’espace local – que la rénovation urbaine vient bousculer. L’extrait suivant, tiré d’une scène filmée chez Ginette et Jacques Stiz (80 ans, ouvriers retraités), témoigne du bouleversement qu’est susceptible de représenter le déplacement (qui a littéralement rendu malade Ginette Stiz qui, sans raison apparente, est tombée un beau matin et s’est ensuite retrouvée à l’hôpital pour une semaine). Il rend compte, également, de la manière dont les attributs du logement participent de la familiarité du lieu (ici la vue). Il souligne aussi l’importance des liens tissés et la manière dont ces derniers se nouent notamment autour d’une trajectoire sociale partagée (en l’occurrence le travail) et autour des enfants.
[Sur l’écran qui leur fait face, quelques images d’archive en noir et blanc dépeignent le quartier au moment de la construction des tours (que l’on aperçoit juchées d’échafaudages) avant de faire place à l’image récente, en couleur, des trois tours au milieu de leur écrin de verdure.]
– [Jacques Stiz] Tiens, les v’là nos tours !
– [Ginette Stiz] Ah voilà ! Ah oui…
– On était au dixième étage.
– Oui.
– On voyait loin !
– J’ai été malade ! J’ai fait toute une semaine à l’hôpital (elle rit, un peu nerveuse) !
– Quand elle a appris qu’on quittait les tours.
– (Grave) Oh oui. Ça faisait combien ? C’est pas trente ans, si, qu’on y était ?
– Ben si.
– Si. Trente ans à la même place !
– Moi trente-deux chez Fruehauf [8] (il soupire).
– Au 10e étage. C’était bien parce qu’on voyait tout […]
– D’abord dans les tours on connaissait un peu de monde quand même.
– Ah oui, oui, oui.
– Il y a des gars qui travaillaient avec moi chez Freuhauf, il y en a…
– Oui, on connaissait plus […] puis pour les enfants c’est pareil hein, puisqu’on a eu, dis donc !
– Tu gardais les gamins du voisinage.
– Ben oui ! Il y en a qui travaillaient – le père, la mère, puis ils emmenaient les gamins.
Quant aux plus précaires, qui partagent avec les plus âgés une plus grande dépendance à l’égard du local, leurs ressources économiques (fragiles) peinent à satisfaire aux exigences diverses que véhicule le nouveau logement et viennent heurter les aspirations que ce dernier contribue à nourrir, a fortiori lorsqu’ils se voient contraints de repartir vers le parc ancien faute de moyens. Dans un contexte où la familiarité s’étiole au profit de l’anonymat du nouveau voisinage, le statut se resserre sur les critères matériels (Young et Wilmott 1983[1957], 193-194) et met en effet à mal les plus précaires. Ainsi pour Marie-Line Roelandts, le problème se pose en ces termes : « le problème c’est que c’est “bonjour-bonsoir” tu vois, on te connait plus hein ». Le nouveau quartier apparaît ici peu accueillant et contraste avec l’ancien quartier où Marie-Line Roelandts (44 ans) jouit d’une certaine reconnaissance, que ne remet en cause ni son statut (elle travaille comme femme de ménage à temps partiel) ni la fragilité économique qui est la sienne – dont ses propos portent sans cesse la trace, le film en témoigne, et qui l’a forcée à quitter les nouveaux logements (dans le courant de l’enquête). Ainsi pointe-t-elle la dispersion de son tissu familier qui accompagne la démolition de son immeuble à la ZUP, qu’elle ne voulait pas quitter :
– [EB] Tu ne voulais pas partir du Porche [nom donné à son ancien immeuble démoli] ?
– [Marie-Line Roelandts] Ben [non] parce qu’on a grandi là-bas, on a grandi là-bas avec mes copines, puis on se connaissait toutes, on était un bon petit clan. On a grandi là-bas, on a été à l’école là-bas quoi, puis on se connaissait bien puis du jour au lendemain ben ils nous ont enlevées [séparées], alors on ne se voit plus, on est éparpillées partout (silence).
Ces variations, au sein même des nouvelles constructions qui font office de strate supérieure, posent la question des inégalités dans la rénovation urbaine, tout comme la pose plus généralement un peuplement qui voit les plus démunis reconcentrés dans le parc ancien.
Les classes populaires mises à l’épreuve, leur appartenance réaffirmée.
Ainsi les rapports que les plus âgés et les plus précaires entretiennent avec la transformation de leur cadre de vie soulignent-ils la manière dont la rénovation urbaine affecte différemment les habitants : chez les moins pourvus économiquement et socialement, elle prend plus souvent les traits du déséquilibre et du regret. Dans un même temps cependant, ils attirent l’attention sur la fragilisation qui accompagne immanquablement le passage d’un logement (collectif) à l’autre (individuel). Ils font ce faisant apparaître la rénovation urbaine comme une mise à l’épreuve générale, qui concerne l’ensemble des habitants. Ici se révèle leur appartenance commune aux classes populaires et la diversité des situations dessine dès lors un continuum. L’importance du jeu de distanciation qui caractérise les rapports de voisinage, et sa répétition aux différentes échelles du quartier (à la façon des « poupées russes »), plaident du reste en faveur de la faible distance sociale qui sépare les habitants et qui rend en quelque sorte nécessaire l’actualisation constante du jeu. Le repli qui traverse les rapports à l’espace s’inscrit de ce point de vue dans un mouvement plus long, de l’ordre de la « décollectivisation » (Schwartz 2012[1990], paraphrasant Castel 1999), qui voit les classes populaires se transformer profondément sans pour autant consacrer leur disparition. Ces dernières restent avant tout structurées par une dépendance économique, qui préside à leur définition (Schwartz 2011). Elles conservent également des attributs culturels spécifiques qui touchent notamment aux contours de leurs relations sociales – dont l’ancrage local demeure relativement important. Ce sont précisément ces traits que la rénovation urbaine vient éprouver et, partant, révéler.
Les habitants, premièrement, sont mis à l’épreuve dans la dimension économique de leurs ressources. Par l’ensemble des dépenses et des investissements pratiques et symboliques dont elle fait l’objet, la « petite maison » fragilise économiquement les enquêtés qui la désignent comme étant « plus chère ». La récurrence de cette qualification se conjugue aux manières variées d’y répondre pour souligner l’étroitesse des ressources économiques qui est la leur : gestion serrée et/ou échelonnée des dépenses ; récupération et bricolage ; résignation, endettement voire départ (à l’instar de Marie-Line Roelandts). L’étroitesse des ressources est souvent marquée du sceau de la précarité et de l’insécurité. Comme la petitesse du statut professionnel ou social dont elle découle, elle ne manque pas d’occuper et de préoccuper les habitants qui en parlent abondamment, à l’instar également du travail qui peuple les récits. L’idée qu’il « faut toujours faire attention » balaye ainsi un large éventail de situations, des plus stables aux plus précaires. L’étroitesse des ressources renvoie au contexte économique de la ville d’Auxerre, auquel les enquêtés font régulièrement référence et qui participe à définir Auxerre comme ville en décroissance : combinant dévitalisation économique, déclin démographique et paupérisation de la population, à l’instar de nombre de villes françaises petites et moyennes où se concentre ce phénomène [9]. Plus largement, la modestie et la précarité de leur condition font écho au mouvement plus général de remise en cause de la condition salariale (Castel 1996). Fondamentalement, elles renvoient à la sujétion qui caractérise la position qu’ils tiennent dans les rapports de production – de même que la décroissance de la ville ne se comprend qu’au regard de la dépendance qui caractérise sa place dans la hiérarchie des territoires (Bataille 1984 ; Abélès 1989) [10].
Les habitants, deuxièmement, sont mis à l’épreuve dans la dimension sociale (ou relationnelle) de leurs ressources. Par les déplacements qu’elle provoque, la rénovation urbaine fragilise inévitablement les liens tissés avec le voisinage dans l’ancien quartier – dont la dissolution participe fortement de l’affaiblissement des sociabilités locales sous l’effet des transformations opérées. La familiarité qui caractérise ce tissu que l’on quitte (fait de relations et de pratiques singulières) s’oppose à la moindre intimité des relations qui prévaut dans le nouveau quartier, où « on ne se connait pas ». S’il déstabilise les plus fragiles (les plus âgés et les plus précaires) qui tendent à regretter leur départ et s’il n’est pas sans éprouver les occupants établis de longue date dans l’ancien quartier, ce « troc » remporte le plus souvent l’adhésion des habitants qui tendent à plébisciter la réserve des relations – laquelle participe d’une mise à distance recherchée. Dans ce cadre cependant, une forme de familiarité, plus diffuse, fait l’objet d’un sentiment moins consensuel qui fédère très largement les habitants accoutumés des cités : la « vie de quartier ». Les enquêtés en déplorent en effet le manque qu’ils attribuent souvent à l’absence d’équipements publics et en particulier d’aménagements extérieurs (à l’instar de l’aire de jeux et du « synthétique »), venant à nouveau souligner l’écart entre un espace vécu et un espace conçu (comme non attributif et ouvert). « On va pas se mentir : s’il n’y a pas d’aire de jeux, il n’y a pas de vie », nous dit par exemple Nabila El Fathi. Ici la tranquillité, par ailleurs critère de distinction, apparaît dans toute son ambivalence. Les expressions récurrentes « c’est calme » et « c’est tranquille », par ailleurs connotées positivement, côtoient ainsi dans les discours d’autres expressions qui reviennent également : « c’est vieux », « ça ne bouge pas », « c’est mort », « c’est pas très vivant », « c’est vide », « il n’y a pas grand-monde » [11]. Au moins deux autres éléments plaident en faveur d’une sociabilité locale qui, bien que reconduite sous une forme nouvelle, continue de tenir une place essentielle. D’abord, des relations se poursuivent et se nouent dans l’espace local. Pétries de réserve et de sélectivité, les habitants ne leur en accordent pas moins de l’importance : elles sont pour eux le gage d’une solidarité quotidienne et d’une qualité de vie. Au demeurant, la réserve tend à intégrer un tissu d’intentions et de menus services qui débordent le sens strict de l’expression « bonjour-bonsoir » par laquelle les enquêtés la désignent souvent, tandis que la sélectivité, de son côté, relève de l’affinité bien plus que de l’évitement. Ajoutons que les modalités de la cohabitation peuvent intégrer des voisins que les discours excluent a priori. Ensuite, l’espace local offre également une autre garantie aux habitants, au regard de « l’extérieur » (le centre-ville et la campagne) : celle d’être protégé d’une assignation inférieure ou négative liée à leurs origines sociales et/ou ethniques. Les critères d’identification apparaissent de ce point de vue profondément ambivalents : les mêmes attributs peuvent s’avérer éminemment clivant à l’échelle locale et susceptibles, dans le rapport à l’extérieur, de solidariser le voisinage qui se présente dès lors dans une certaine ressemblance – dessinant là aussi une forme de familiarité (Gruel 1985 ; Gilbert 2014). C’est Nabila El Fathi qui, à nouveau, offre ici les propos les plus éloquents. Elle oppose ainsi au « petit patelin » le caractère accueillant du quartier et de son voisinage issu de l’immigration :
Pour l’instant ma vie est dans un quartier, mais je crois que c’est parce qu’on est formatés comme ça aussi, c’est pas facile de partir d’un quartier pour se dire « tiens je vais accéder à la propriété », dans un petit patelin, où en plus je serai peut-être la seule famille maghrébine donc c’est pareil après on rencontre d’autres difficultés. Alors qu’ici, on est quand même acceptés facilement puisque comme je disais tout à l’heure certes c’est pas très mélangé, mais en même temps on n’a pas de difficultés à s’intégrer.
Nabila El Fathi n’en déplore pas moins cette réalité qui leur impose d’aspirer à « rester entre eux » : « Donc malheureusement on est contraints du coup de rester ici. Donc c’est pas si mal, heureusement, Dieu merci, mais c’est quand même dommage ».
Ainsi, la sociabilité locale conserve-t-elle une importance, qui invite à formuler de manière complexe la question des rapports aux autres et des modes de cohabitation lorsque le peuplement (qui les détermine largement) dessine un voisinage à la fois différencié et socialement proche, où tous les habitants ou presque sont issus des cités HLM dont ils sont familiers.
Si elle consacre des différences et des oppositions, la rénovation urbaine réaffirme donc également, parce qu’elle la met à l’épreuve, l’appartenance commune des habitants aux classes populaires. Le vécu des habitants vient ici redoubler le verdict des chiffres et indicateurs de tous ordres qui témoignent de la spécialisation des quartiers prioritaires dans l’accueil des populations précaires. C’est sans doute de ce côté, dans ce qu’elle véhicule de la permanence d’une condition – en particulier dans sa dimension économique – que la politique de rénovation urbaine interroge le plus fortement. L’approche spatiale qui la caractérise, dans la lignée des politiques de la ville qui l’ont précédée (Tissot 2017 ; Tissot et Poupeau 2005 ; Garnier 2010 ; Avenel 2010), et a fortiori la focalisation de son intervention sur le cadre bâti – qui la distingue (Epstein 2013) – tendent en effet à évincer les rapports structurels qui fondent les problèmes qu’elle entend résoudre. En ce sens, si elle qualifie bel et bien les quartiers visés de populaires, elle n’en reconnait pas la spécificité.
Des manières de réappropriation.
Les habitants sont-ils condamnés à désirer « monter », enserrés dans une condition commune dominée ? Le tableau jusqu’ici dépeint se doit d’être nuancé. Multiple et opérant à différents niveaux, la dépossession traverse effectivement le film et la thèse : comme privation de ressources économiques et sociales (qui se donne à entendre avec le plus de clarté du côté des plus fragiles pour qui la rénovation urbaine – le déplacement et la démolition – s’impose avec le plus de violence), mais aussi, plus fondamentalement, comme manque de pouvoir. En d’autres termes, les habitants apparaissent mus de manière forte par les contraintes pratiques et symboliques dans lesquelles ils évoluent et qui s’exercent sur eux. Les résultats de ce travail, cependant, témoignent de ce que cette domination ne s’exerce pas de manière unilatérale ni univoque : les habitants ne s’y laissent pas enfermer si facilement. Des tentatives de réappropriation se font jour. Et si, souvent, elles renvoient au manque de maîtrise sur leurs espaces de vie – auquel, en quelque sorte, elles « répondent » –, elles viennent aussi le nuancer.
D’abord, nous venons de le voir, les habitants donnent la réplique au mouvement de séparation qui marque la rénovation urbaine par l’entretien d’une sociabilité locale renouvelée par laquelle ils réaffirment leur spécificité. En dépit d’une tendance à la fragmentation interne, l’espace local, lorsqu’il se situe par rapport à « l’extérieur » (qui prend les traits des espaces plus aisés) véhicule en outre des identifications plus fondamentales et conflictuelles, notamment vis-à-vis des classes dominantes (les « patrons », les « riches », les « bourgeois »). Se loge ici une certaine conscience de la place qu’ils occupent non seulement dans la hiérarchie sociale, mais aussi dans les rapports de classe. Les difficultés qui découlent des positions qu’ils occupent, d’ordre économique en particulier, ne sont pas sans générer des sentiments conflictuels, d’injustice. S’il n’est pas rare que d’autres catégories d’habitants (ou de population, plus largement) soient pointées du doigt, il arrive aussi que ces sentiments se prolongent et se transforment dans des propos plus analytiques – qui n’épargnent d’ailleurs pas la politique de rénovation urbaine elle-même (et sous cet angle, les propos des habitants rejoignent parfois les miens). La réflexivité, en tout état de cause, est de mise.
Ensuite, un ensemble d’aspects par lesquels les habitants se distinguent et assoient leur promotion renvoient en même temps à leur volonté de maîtriser leur (espace de) vie. Ainsi les attributs du pavillon ouvrent-ils des possibilités nouvelles en termes d’activité et de sociabilité qui participent d’un plus grand contrôle et du sentiment d’être chez soi. C’est notamment le cas du calme et de l’espace extérieur privatif. Les enquêtés mettent très souvent en évidence le confort acoustique associé au nouveau logement : avant, « on entendait tout », « on entendait les voisins », maintenant plus. Les propos d’Eddie Erard (41ans, petit artisan) témoignent vivement de cette expérience physique nouvelle :
Comme je dis, quand t’y es [en cité], tu vois pas les côtés négatifs quand tu y es, tu vis avec, t’as pas le choix, t’es obligé de subir le bruit. C’est une fois que tu te retrouves dans un appartement individuel, que tu te rends compte que le bruit ça ne te manque pas, que en fait t’étais emmerdé par le bruit, t’étais emmerdé par les engueulades, par tous les bruits qui t’entourent quoi en fait […] ici tu les entends pas les voisins, t’as pas de voisins au-dessus, t’en as pas en dessous, je veux dire t’es pas emmerdé quoi.
Les enquêtés sont également nombreux à pointer l’avantage que représente l’espace extérieur privatif. Si « le petit bout de jardin » tient ici une place de choix, la terrasse en fait partie, de même que les petites placettes devant les maisons que l’ambiguïté du statut constitue parfois en espace privé. L’espace extérieur offre surtout des possibilités, en termes d’activités, qui n’existaient pas dans le logement collectif quitté. Le barbecue est un motif que l’on retrouve de manière récurrente chez les enquêtés, tout comme le bricolage. L’espace extérieur favorise la pratique du jardinage et permet également d’offrir un espace de qualité aux enfants qui peuvent jouer dehors (tout en restant dans un espace privé sous le regard des adultes). L’espace extérieur privatif participe à définir un style de vie davantage tourné vers le logement et moins vers l’extérieur, comme en témoignent explicitement Bruno et Véronique Killian (56 ans, employés) :
– [EB] Quand vous dites « c’est le jour et la nuit », qu’est-ce ce qui fait la différence pour vous ?
– [Bruno Killian] C’est ce qu’on appelle vulgairement « la cage à lapins », la ZAC [12].
– [Véronique Killian] Même si on avait un appartement qui était grand et qui était bien, mais on a quand même là un bout de jardin, on a une terrasse, on n’a pas de voisins au-dessus, on n’a pas de voisins aux alentours quoi, puis on veut manger dehors on fait un barbecue c’est pas pareil, ça change quand même.
– […] Là, on est plus souvent à la maison, on a pas envie de sortir, tandis que quand on était en HLM, on se sauvait quoi, on ne restait pas […]
– Et on est quand même dehors, on est sur notre terrasse, on prend l’air. On a plus le besoin de s’en aller, de dire « tiens, on va prendre la moto ou la voiture pour aller se balader ».
– Et on ne le fait pas non plus pour se dire « tiens on va faire des économies on ne va pas sortir », mais c’est parce que voilà, on n’a pas besoin.
Ce qui se joue à travers les avantages associés au logement individuel (opposés aux inconvénients du logement collectif) et qui explique en grande partie la transformation observée dans les manières d’appréhender l’espace, c’est la préservation de l’intimité et le sentiment de possession [13]. Eddie Erard souligne combien ces deux dimensions sont liées entre elles et comment l’une comme l’autre entrent dans la notion de « chez soi » :
Ici, c’est vrai que c’est bien, parce qu’au bout du compte quand tu viens d’avoir un appartement neuf et tout, ben tu sais que c’est neuf, c’est à toi, tu peux avoir ta tranquillité, c’est comme avoir, t’as comme l’impression d’être dans une maison quoi – c’est pas une maison, mais t’as presque l’impression d’avoir ton petit chez toi, alors que quand t’es en cité ou que t’es dans une tour ben c’est pas pareil quoi, tu vis avec tout le monde…
De même les prises de distance avec certaines catégories ou certains groupes d’habitants relèvent d’un souhait d’émancipation et d’ouverture, tout comme les décors qui souvent en témoignent. Ces derniers, plus largement, non seulement marquent une singularité (irréductible) souvent emprunte d’inventivité, mais participent d’une « échappée » hors de la condition populaire, au travers notamment des signes de l’abondance et de l’évasion (à l’instar des « palmiers cocotiers » que Marie-Line Roelandts souhaite pour son papier peint) [14]. Ainsi le décor résolument moderne de Nabila El Fathi participe d’une stratégie distinctive manifeste, mais témoigne surtout d’un profond refus d’assignation et d’une attitude « de rupture volontaire et assumée avec un mode de vie passé perçu comme austère et enfermant » (Schwartz 2012[1990], 37). Chez Clarisse Moinoufama (35 ans, employée) comme chez Sylvette Detrez (65 ans, aide-soignante retraitée), l’introduction dans le décor d’éléments artistiques désignés comme tels manifeste un désir d’ouverture par la culture et les connaissances. Il en va ainsi du Zeus magistral que le compagnon de Clarisse Moinoufama a peint sur le mur de son salon. Rendant toute son originalité à l’espace, il est une manière d’affirmer ses affinités avec « tout ce qui est mythologique » et plus largement avec la culture qu’elle valorise (du livre notamment) dont elle déplore l’absence dans le quartier (qu’elle qualifie de « fermé » et qu’elle met à distance). Il en va également de la sorte du tableau, « un des premiers Métaireau [peintre auxerrois] », que Sylvette Detrez choisit comme arrière-plan pour son portrait. À travers les aménagements auxquels il donne lieu, le désir de maîtrise vient parfois comme défier les règles et normes (dominantes) édictées par l’institution que représente le bailleur social, tandis qu’il trahit en même temps la relation de dépendance manifeste inhérente au statut de locataire. Les nombreux griefs adressés par les habitants au quartier et aux logements – qui participent d’ailleurs du rapport à l’institution – s’interprètent également comme réactions à la dépossession (et pas seulement comme la manifestation d’une promotion ainsi contrariée). La rhétorique, tout comme plus largement l’imaginaire (qui se loge notamment dans les objets), apparaît ici comme une manière de se réattribuer une autonomie bafouée. Ainsi Marie-Line Roelandts se laisse-t-elle aller à s’imaginer dans « une belle maison, avec une piscine, puis un grand terrain pour faire la fête tous les jours avec mes copines (elle rit) ! » Au vu de l’ensemble de ces tentatives de réappropriation, la domination ne peut donc pas être considérée comme unilatérale, aussi fondamentale qu’elle puisse être.
La reconnaissance de la singularité des habitants et des manières qu’ils ont de « résister » à la dépendance a rendu possible l’existence du moyen-métrage Bonjour Bonsoir qui fait partie intégrante de ma thèse de sociologie. C’est en premier lieu parce qu’il restitue corps et pensée aux enquêtés que le film, en effet, prend « vie » : qu’il parvient à dérouler son propos et à raconter l’histoire qu’ils ont en partage. C’est à cette condition seulement que le film, comme mode de connaissance singulier convoquant aussi bien l’intelligence que la sensibilité du spectateur, peut être reçu et circuler, au sein du monde académique, mais aussi (et peut-être surtout) en dehors. Et créer du débat autour, et dans la mesure du possible avec, les classes populaires qu’il réhabilite.