Avant propos.
Les formations interdisciplinaires dans le vaste domaine de l’aménagement du territoire se multiplient. Et, de manière de plus en plus généralisée, se réfèrent au développement durable comme notion fédératrice, a priori consensuelle. Dans cet article, nous présentons un projet pédagogique mis en place à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (Epfl) à l’intention des étudiants d’architecture, d’ingénierie civile et d’ingénierie environnementale pour lequel nous n’avons pas fait ce même choix, en privilégiant en revanche la notion — non moins problématique — d’habitabilité.
À l’interdisciplinarité requise pour ce cours propédeutique de première année de bachelor, nous avons voulu donner comme finalité celle d’une mise en garde face aux dangers de l’hyperspécialisation. Pour inaugurer ainsi une formation au bout de laquelle les étudiants seront naturellement des spécialistes, mais qui, en tant que tels, se trouveront à participer à des choix relatifs aux destins des territoires, dont le sens devra être partagé : qui devra se faire, en d’autres termes, sens commun.
Nous verrons dans cet article comment une pédagogie de l’expérience individuelle a pris forme, qui permet d’instaurer un équilibre fertile entre le « je » de l’individu, le « nous » de la discipline et le « nous » du groupe. Équilibre dans lequel la responsabilité des prises de position du spécialiste devrait advenir, non comme une responsabilité abstraite, mais comme une responsabilité ancrée dans une situation, nourrie par une expérience sensible partagée.
Ces notes nous permettrons également d’apporter une contribution simple au débat sur l’interdisciplinarité, avec l’hypothèse que l’approche interdisciplinaire (et non la collaboration entre savoirs comme alignement de compétences distinctes) se réalise par le truchement d’un sens commun.
Contexte institutionnel.
En 2002, la Faculté de l’Environnement Naturel Architectural et Construit (Enac) voit le jour à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (Epfl). Le rassemblement, sous le toit d’une seule faculté, des anciens Départements d’architecture et d’ingénierie (rebaptisés désormais Section d’Architecture, Sar ; Section de Génie Civil, Sgc ; Section Sciences et Ingénierie de l’Environnement, Sie) s’inscrit dans une restructuration plus globale de l’Epfl. La nouvelle faculté se donne explicitement le pari « d’inventer un nouveau dialogue entre la science, l’ingénierie et l’art dans la transformation de l’environnement », qui mette en place des « solutions innovantes pour un cadre de vie harmonieux et durable » [1].
Projeter ensemble est le slogan officiellement retenu pour désigner le principe fondamental des activités pédagogiques destinées à l’ensemble des étudiants Enac, toute section confondue. Former les étudiants à la mentalité et aux techniques du Projeter ensemble, c’est prendre acte de la demande croissante de collaboration entre ces disciplines, qui s’exprime notamment à l’échelle territoriale. La notion d’interdisciplinarité domine de fait les débats fondateurs de la Faculté ― alors qu’elle quittera petit à petit le centre de la scène, pour laisser place aux images plus ouvertes de la « synergie », de la « collaboration » ou de la « coopération ».
Dès 2003, Projeter ensemble (ou Design and build together) devient une stratégie pédagogique, qui prévoit :
– au niveau bachelor, deux cours annuels pour la première et deuxième année ; une semaine intensive de terrain à la deuxième ; un cours semestriel du type étude da cas thématique en troisième (« Unité d’enseignement ENAC ») ;
– au niveau master : un projet semestriel, avec un encadrement personnalisé ; le travail de diplôme [2].
En 2006, le mandat nous est confié de refonder le Cours Enac pour la première année au moyen d’un projet pédagogique unitaire. Dans cet article, nous rendons compte de quelques choix culturels et pédagogiques de fond, en relation avec les deux finalités générales du cours : 1) une initiation à l’interdisciplinarité ; 2) une initiation au projet de territoire, considéré comme le support, la ressource et le produit de toute activité anthropique.
Nous présentons ici de manière détaillée le cours mis en place pendant deux années académiques. La stratégie pédagogique de l’Enac étant en constante évolution, le présent article est l’occasion avant tout de capitaliser cette expérimentation ; ensuite, de signifier la hauteur à laquelle il faut placer ses ambitions et ses exigences.
Règles du jeu.
Le processus créatif développé par l’architecte-paysagiste Lawrence Halprin s’apparentait à la création d’une chorégraphie de danse. Pour Halprin, le projet de paysage est en effet une « mise en partition », destinée à une performance qui doit être jouée par un ensemble de ressources (naturelles, biologiques, humaines, etc., tout aussi bien « physiques » que motivationnelles ou émotionnelles) [3]. Une telle activité créatrice s’articule à deux niveaux, individuel (pour aller vite, celui de l’auteur) et collectif (celui des ressources).
Dans une certaine mesure, il en va de même pour la mise en place d’un projet pédagogique : l’enseignement est une performance, à ranger indéniablement du côté du vivant.
Tout d’abord, les aspects structurels ont fortement conditionné le dessin de cette performance. Un auditoire de trois cent cinquante étudiants qui entament leurs études universitaires ; un staff qui comprend en tout un enseignant responsable, un coordinateur et un assistant, tous à temps (très) partiel [4] : ce sont les données fondamentales à partir desquelles nous savions d’emblée que, pour ce cours de deux heures par semaine, le choix du type de partition à jouer serait indiscutablement restreint.
Dans la conception du Cours Enac pour la première année, nous nous sommes confronté à un paradoxe insoluble. Alors que tout étudiant espère prouver à lui-même et à ses enseignants d’être destiné à devenir un architecte ou un ingénieur, et pas quelque chose d’autre ― surtout pas un ingénieur pour le premier ni un architecte pour le second —, le Cours Enac le distrait de cette attitude mono-vocationnelle et suscite d’emblée sa méfiance, puisqu’il valorise précisément les marges de perméabilité (et donc d’indétermination) de son futur profil professionnel.
Nous avons décidé alors de mettre au jour ce paradoxe, voire de le radicaliser, en arrêtant quelques postulats relatifs à l’enjeu scientifique de la matière enseignée et aux modalités des travaux pratiques :
– Contre l’analytique, le synthétique. Nous nous proposons de développer les capacités d’appréhension et de compréhension synthétique d’une situation ou d’une problématique ; nous privilégions les concepts inclusifs ; nous encourageons les visions d’ensemble et les démarches qui procèdent par ajustements progressifs. Une incitation d’Edgar Morin résume l’enjeu : « De fait l’hyper-spécialisation empêche de voir le global (qu’elle fragmente en parcelles) ainsi que l’essentiel (qu’elle dissout). Or les problèmes essentiels ne sont jamais parcellaires » [5]. L’initiation que nous proposons, ne demande pas de progresser du simple au complexe, mais d’aller à la rencontre de situations problématiques, desquelles reconnaître par la suite les composantes ou les strates.
– Contre le solitaire, le groupe. Nous ne proposons aucun exercice qui ne soit de groupe ; qu’ils soient de nature descriptive, analytique ou projectuelle, les travaux pratiques obligent les étudiants à prendre une position « de groupe » face à un territoire, à une problématique ou à un thème de projet donnés ; chaque prise position doit naître d’une mise en débat et ne doit pas se présenter comme l’addition de contributions singulièrement identifiables [6].
Le cours se déroule en deux semestres articulé chacun autour d’une problématique donnée : Ville et campagne, Ouvrir le campus.
Ville et campagne.
Il est indéniable que les deux vocables de « ville » et de « campagne » continuent d’assurer la communication et la compréhension immédiate entre les architectes, les ingénieurs et la société. Ils véhiculent de manière intuitivement compréhensible des représentations synthétiques et fortement caractérisées de réalités territoriales qui, elles, sont objectivement très diversifiées. Il nous a semblé ainsi important d’adopter délibérément une terminologie « généraliste » [7] malgré — ou plutôt à cause —de la récente reconnaissance de formes d’occupation du territoire qui brouillent les frontières entre les anciennes « typologies » territoriales, et pour lesquelles les spécialistes ont recours à des expressions telles que région suburbaine, périurbanisation, agglomération, ville diffuse, étalement urbain, etc.
En effet, dans un contexte de Projeter ensemble, il est essentiel que : 1) les individus impliqués entament vite une discussion dans laquelle aucun ne soit a priori exclu, grâce au recours à des concepts très généraux ; 2) que le processus de formulation des connaissances nécessaires au projet et l’élaboration de ce dernier questionnent ces concepts (en leur donnant des contenus, en leur reconnaissant des ambiguïtés, en les réfutant ou en les refondant, etc.).
En ce qui concerne le cours ex cathedra, nous partons de la lecture que fait Leonardo Benevolo de la ville europénne, en tant que réalité émergée d’une rupture avec l’antiquité [8]. Dans le passage de la composition urbaine ouverte, typique de la période romaine, au paradigme de la ville fermée et limitée de la chrétienté, il y a l’origine historique d’une représentation duale du territoire, constitué de villes toutes différentes les unes des autres — à chaque ville correspondant un paysage urbain spécifique — et de campagnes [9].
La soustraction du territoire contemporain à cette représentation duale se manifeste dans les territoires dont les enseignants et les étudiants font une expérience quotidienne : il s’agit de l’« Ouest Lausannois » et de l’« Arc Lémanique », pour citer les nouvelles appellation de réalités territoriales qui combinent paysages périphériques et fonctions centrales, qui sont caractérisées par l’éclatement des trajectoires de la mobilité individuelle, et dont les défis en termes d’aménagement du territoire tiennent, entre autres, des domaines de l’énérgie, de l’économie du sol, du rapport entre mixité des fonctions et urbanité ou de la diversité biologique [10].
L’imbrication des domaines du « naturel » et du « construit » nous porte à utiliser, pour les deux et sans distinction, les concepts descriptifs et opérationnels de « fragmentation », de « connectivité », d’« (eco)système », issus du génie rural et de sciences de l’environnement [11]. Lorsque des portions importantes de la ville et de la campagne existantes font l’objet de projets, il est indispensable de faire preuve d’inventivité : il en va ainsi dans les projets pour le réaménagement de la zone industrielle de la Praille à Genève (avec des objectifs de densification et de mixité fonctionnelle), qui obligent à s’interroger sur le paysage urbain dans lequel notre société peut pertinnement se projeter ; ou encore dans les études pour la renaturation d’une rivière genevoise, qui accèlerent l’affirmation d’une « nouvelle campagne » comme espace multifonctionnel (productif, résidentiel et de loisirs) [12].
Ces différents projets servent notre pédagogie, car ils permettent de démontrer que la difficulté fondamentale du Projeter ensemble tient beaucoup plus à la mise en place d’un accord de fond relatif aux représentations territoriales en jeu (une idée de ville, une idée de campagne), qu’à la variété des méthodes et des techniques d’analyses, pratiquées par les professionnels impliqués, ce dernier aspect ayant en général pour résultat de démultiplier le potentiel de rencontre entre les disciplines.
Exercices 1 et 2.
Deux exercices mettent au jour les représentations territoriales des étudiants :
1) De quoi je m’occupe ?
Chaque groupe doit arpenter l’un des quatre parcours d’un kilomètre et demi environ au départ de l’Epfl, proposés par l’enseignant. En simplifiant beaucoup, les quatre parcours sont représentatifs d’autant de types de territoire : le bourg historique au bord du lac (Saint-Sulpice) ; la campagne agricole (Renges) ; la zone mixte résidentielle-industrielle infrastructurée (Ecublens) ; le suburbain résidentiel équipé de services (Chavannes). Au moyen de photos ou de croquis (qui rendent compte du caractère du territoire de manière simplifiée et synthétique), les étudiants doivent relever les problématiques présentes dans ces portions de territoire, qu’ils estiment tomber sous leur compétence d’architecte ou d’ingénieur. Ils doivent en discuter dans le groupe, expliciter ainsi les représentations qu’ils se font de leurs futures professions et en découvrir les contradictions ou les recoupements éventuels. La synthèse de cette promenade et des discussions relatives prend la forme finale d’un diaporama powerpoint de cinq diapositives.
2) Ville versus campagne.
À travers la réalisation d’une planche au format A1 (84 x 60 cm), chaque groupe doit élaborer une « photo instantanée » des représentations qu’il se fait de la ville et de la campagne. Les étudiants sont invités à recourir aux connaissances qu’ils acquièrent dans les trois Sections et à valoriser également le patrimoine d’expériences et de représentations des territoires construits et habités, reliées éventuellement à des horizons géographiques divers, qu’ils portent avec eux après vingt ans d’existence.
Avec ces exercices de groupe, l’urgence est à la création d’une familiarité avec l’échange des points des vues et avec la difficulté, non seulement rationnelle mais aussi organisationnelle et émotionnelle, de stipuler des formes d’accord [13]. Les formats de la planche texte/image et du diaporama — que les étudiants pratiqueront jusqu’à la fin des études et au-delà, dans la profession — les obligent à développer un propos fondamental de manière synthétique et cohérente et à prendre sérieusement en compte les exigences de communication en dehors du groupe.
Sens commun et spécialisation.
Au premier semestre, nous partons donc clairement du postulat (par essence indiscutable) que l’expérience de la réalité tangible oriente de manière profonde les représentations que chaque individu se fait du territoire, et que ces représentations ne se désactivent pas dans les pratiques professionnelles et scientifiques de ces mêmes individus [14]. Nous nous appuyons sur la conviction (confirmée par notre expérience et par l’observation ou le témoignage des expériences des autres) qu’il y a une continuité entre notre savoir ordinaire et notre savoir de spécialiste, et que l’usage de concepts généralistes dans la profession est un moyen d’assurer la contamination fertile entre ces deux types de savoir [15]. De même que cet usage permet une dynamique de travail de groupe entre les professionnels de différente appartenance disciplinaire, en les poussant avant tout vers l’établissement/l’explicitation d’une optique commune et en les détournant de la tentation de procéder par le montage de pièces de connaissance pré-élaborées [16]. L’interdisciplinarité passerait donc par le détour du sens commun : voilà l’hypothèse de travail (et de recherche) qui traverse notre projet pédagogique et qui demande d’être approfondie ultérieurement [17].
Avec l’expression de « sens commun », nous nous référons à deux niveaux du « sens » :
– Nous soulignons la facilité, pour une certaine expérience du réel, à être entendue et éventuellement comprise par un ensemble d’individus : en d’autres termes, à devenir commune. C’est en quelque sorte un « sixième sens », qui serait plus complexe que les cinq sens fondamentaux et qui permet aux expériences d’individus aux trajectoires humaines, culturelles et géographiques singulières, d’être partagées et échangées.
– Nous nous référons à « ce qui fait sens » et soulignons, dans cette formule, l’expression d’un jugement, qui s’exprime soit par une adhésion soit par un rejet. Par exemple, lorsque dans un projet l’on associe les concepts d’« urbain » et de « densité », c’est un jugement qui s’énonce. Entreprendre la densification d’un quartier en partant de l’hypothèse que la densité amènera un caractère de plus grande urbanité — sans savoir à priori en quoi cette densité consistera et comment elle sera mise en place —, cela revient à exprimer un jugement positif sur une hypothèse et à en écarter d’autres, toutes légitimes par ailleurs du seul point de vue disciplinaire et professionnel.
Ce qui « fait sens » au départ et à la fin du processus de conception d’un projet, c’est autant ce que l’on considère relevant, que ce que l’on souhaite voir se réaliser afin de permettre à la société de mieux habiter, produire et consommer.
Le « sens commun » nous sert à désigner aussi bien un accord de fond qui permet au projet de démarrer, que le résultat final du projet. Projet qui, de fait, vise à créer un « nouveau sens commun » pour un territoire précisément identifié [18]. Nouveau sens commun qui repose d’une part sur un arrangement différent des ressources (et de leurs significations) présentes, que sur un effort d’imagination. Dans le deuxième semestre d’enseignement, nous nous focalisons sur la nécessaire capacité d’imagination du projet, sur la transition qu’il opère dans notre rapport au territoire, à partir de ce qui nous est familier vers quelque chose de différent : soit, l’invention du nouveau.
Ouvrir le campus.
Au deuxième semestre, le campus qui réunit l’École Polytechnique et l’Université de Lausanne (Unil) se présente comme un cas d’étude idéal pour aborder le projet d’un territoire dans lequel une communauté s’installe et se reproduit. Il permet de délimiter un périmètre et d’exemplifier ainsi la problématique générale du rapport entre le territoire et la société. L’exemplarité de ce cas tient aussi bien au thème général du campus qu’aux caractères spécifiques de son histoire locale :
Dès son origine, au 19e siècle et aux États Unis, le campus est un dispositif territorial d’organisation sociale particulièrement efficace. Son ambition est d’offrir une alternative à la ville en tant que cadre dans lequel une communauté peut s’épanouir intellectuellement, socialement et moralement. Cette origine ne doit pas être oubliée, lorsque nous observons les pratiques scientifiques et sociales qui prennent place dans le campus lausannois. La spécificité de Lausanne, consiste en ce que la communauté universitaire se partage entre deux sous-campus aux caractères morphologiques et architecturaux quasi opposés : les bâtiments posés dans un parc de l’Unil et la mégastructure de l’Epfl, au niveau de circulation piétonne surélevé. Un cas pédagogiquement parfait pour se pencher sur le rapport, jamais linéaire, entre le territoire construit et la manière dont une communauté se représente.
Dans les différentes phases d’évolution du campus Epfl-Unil [19], nous pouvons reconnaître un effort ininterrompu pour la mise en place du « nouveau » : une nouvelle affectation territoriale pour l’ouest de Lausanne ; une nouvelle manière de penser la place et les modalités de la formation universitaire dans le canton de Vaud (dès les années 1970, en dehors du centre historique) ; une nouvelle morphologie dans un territoire caractérisé par des hameaux et des bâtiments individuels ; une nouvelle infrastructure de transport suburbain, etc. Aujourd’hui, le campus ne cesse de fonctionner comme un laboratoire d’invention du « nouveau » : le projet du Learning Center — issu de la mutation de la mission traditionnelle de la « bibliothèque » vers celle d’un « lieu d’apprentissage, d’information, et de vie » — constitue l’une des tentatives les plus stimulantes de penser une nouvelle manière de composer étude, échange scientifique et loisirs ; vie scientifique et vie sociale. Pour mesurer les enjeux d’innovation des pratiques sociales et productives de la communauté universitaire, inscrits dans le futur « centre » du campus, on peut ici établir un parallèle avec le Centre Pompidou qui, dès la fin des années 1970, a produit une révolution durable des pratiques culturelles : des pratiques d’accès, de communication et de consommation de la culture, mais aussi de sa production (au delà des frontières entre les arts et les genres), sans parler de l’innovation dans le domaine de la promotion urbaine.
Exercice 3.
L’exercice qui occupe les étudiants tout le long du semestre, leur demande de s’inscrire positivement dans cette trajectoire du nouveau, que nous venons d’esquisser, et de la thématiser dans les termes d’une « ouverture » : Ouvrir le campus.
Conçu à l’origine comme un quartier spécialisé et autosuffisant, exemplaire d’un « urbanisme des secteurs » qui débouche sur un compartimentage du territoire difficilement réversible, provoqué par les infrastructures routières et de la mobilité [20], le campus cherche désormais à installer une plus grande perméabilité avec l’extérieur. À cet égard, le projet du Learning Center est emblématique d’une double volonté d’ouverture : fonctionnelle, d’une part, en offrant des services attractifs pour une population extra-campus, et physique et spatiale, d’autre part, avec l’aménageant de franchissements sur le périmètre universitaire. « Ouvrir le campus » pourrait être le mot d’ordre d’une nouvelle phase de sa transformation, dans une coïncidence heureuse avec la planification plus générale de l’Ouest lausannois, laquelle se propose d’instaurer une « continuité territoriale » en décloisonnant le territoire, en favorisant les perméabilités et les franchissements des obstacles.
En relation dès lors avec les indications formulées par le Chantier 1 du Schéma Directeur de l’Ouest Lausannois, intitulé « Secteur des Hautes Écoles-Avenue du Tir Fédéral-Maladière » [21], et avec les besoins/aspirations exprimées pour les campus, nous avons identifié cinq « sites d’ouverture » pour ce dernier. Les principes fondamentaux qui pourraient orienter leur future transformation sont représentés dans cinq croquis. Il s’agit de cinq hypothèses d’aménagement, énoncées de manière extrêmement simplifiée (identification d’une aire de pertinence prioritaire et identification d’un système de relations entre cette aire, l’eau, les transports en commun, le bâti et un programme-phare) [22].
Chaque groupe doit développer l’une des cinq hypothèses d’aménagement, en deux étapes :
– Enquête préliminaire. Il s’agit de donner un fondement à l’hypothèse sur la base d’une connaissance approfondie du site. Les groupes sont ici guidés par les questions suivantes : quelles limites pour l’aire de pertinence ? Sur quelles composantes du territoire s’appuie l’hypothèse ? Lesquelles lui font obstacle ? [23] Quel programme-phare et pourquoi ?
– Projet. Développer les aspects prospectifs de l’hypothèse d’aménagement, au moyen d’une « esquisse » qui précise les contenus et les formes des modifications à apporter aux sites. L’esquisse de projet n’est pas un projet à proprement parler. Si le projet représente fidèlement un état désiré (dans ses aspects matériels, dimensionnels et morphologiques) et indique précisément les moyens techniques pour le réaliser, l’esquisse développe une hypothèse en identifiant : des principes généraux de projet ; des lieux spécifiques qui devraient faire l’objet d’un investissement projectuel ponctuel (approfondi via des études de détails et des exemples) ; des stratégies qui permettraient d’orienter le futur dans le sens souhaité.
Les étudiants sont mis ainsi en situation de pratiquer, pour la première fois, le principe du « projeter ensemble » qui caractérise la pédagogie de l’Enac. Ils doivent faire face à deux difficultés fondamentales de la conception interdisciplinaire : la construction d’un point de vue partagé et l’imagination concrète d’un futur possible. Il s’agira de développer, dans les hypothèses, une certaine vision de la vie dans le campus, en considérant qu’une intervention sectorielle doit dépendre d’une idée de l’ensemble : ici, dans la perspective d’une transformation de la signification et des prestations de l’ensemble du campus. C’est l’habitabilité du campus au sens le plus général de ce terme qui doit être mise au centre des préoccupations du groupe, dans le but de l’augmenter.
Du familier au nouveau.
L’exercice occupe tout le semestre, ponctué par des conférences servant à développer les connaissances des étudiants sur le campus. En plus de l’équipe enseignante de base, d’autres enseignants de la Faculté assurent le suivi des travaux des étudiants dans le rôle de consultants [24]. Dans la logique pédagogique de l’ensemble du cours, le troisième exercice oblige les étudiants à réactiver, de manière totalement située, les concepts placés au centre du premier semestre (ville, campagne, connectivité, fragmentation, etc.). Finalement, nous admettons qu’il y a un brin de cruauté dans le choix d’obliger les étudiants à se confronter à une problématique de projet en l’abordant dans toutes ses composantes d’un coup. Toutefois, il faut reconnaître qu’ils ont su faire preuve, dans le rendu final, d’une certaine maîtrise des opérations fondamentales d’une démarche de projet : transition entre les échelles ; articulation du détail et de l’ensemble ; articulation entre la progression interne du projet et sa communication ; exploration de registres graphiques variés (réaliste, allusif, conceptuel, …), etc.
Parallèlement, nous avons poursuivi la piste maïeutique du sens commun : d’une part, en travaillant sur le campus, les étudiants sont poussés à avoir recours à leur expérience quotidienne irréfléchie, en construisant ainsi un terrain de travail partagé [25] ; d’autre part, dans l’esquisse d’une vision d’ensemble, l’enjeu est celui d’un nouveau « sens commun ». Le recours à l’expérience et au vécu ne vise donc pas sa consolidation, mais sert à s’en départager ; il sert de transition vers un nouveau sens. Pour qu’il n’y ait finalement pas d’ambiguïté, nous précisons que notre pédagogie du sens commun se justifie seulement dans un contexte où notre enseignement de Faculté est accompagné, en complémentarité, des enseignements des Sections d’Architecture, de Génie Civil et Sciences et Ingénierie de l’Environnement, orientés à l’acquisition, par l’étudiant, d’une forte identité technique. Sans cela, l’insistance sur le sens commun ne relèverait que d’une pure évasion démagogique.
Habitabilité.
Le critère de l’habitabilité a été mis au centre de l’exercice 3. Proposé non seulement comme critère transversal, devant permettre de comparer les différents projets pour les bords du campus au-delà des enjeux liés aux thématiques spécifiques (mobilité, espaces collectifs et d’échange, éclairage, végétal, etc.), mais aussi comme critère anti-disciplinaire : aucune discipline ne peut revendiquer l’exclusivité de la problématique de l’habiter. Ceci est lié aux innombrables facteurs qui déterminent les conditions de l’habitabilité, ainsi qu’aux multiples dimensions desquelles elle relève ― dont la fonctionnelle, l’existentielle et la sensible, que nous avons privilégiées dans notre cours [26]. Comme nous l’avions évoqué en ouverture de cet article, un autre critère connaît un succès certain dans le paysage varié des formations interdisciplinaires, celui de développement durable. Comme nous le rappelions, la recherche de « solutions innovantes pour un cadre de vie harmonieux et durable » est par ailleurs la finalité qui justifie l’existence même de notre Faculté Enac. Cependant, quelques raisons précises nous ont fait préférer le critère de l’habitabilité à celui de développement durable. Les voici brièvement explicitées :
Pluralisme.
Projeter ensemble, cela se fait en exprimant des préférences qui découlent de jugements. Pas de neutralité technique, dans un domaine tel que celui du projet territorial, compris au sens le plus vaste du terme. Dans cette optique, quoi de plus culturel, quoi de plus construit que « l’habiter » ? Envisager l’évolution du campus à partir d’une interrogation sur les manières dont la communauté universitaire l’habite et pourrait l’habiter, c’est un stratagème pour détourner les étudiants d’une approche excessivement technique des cinq hypothèses proposées pour leurs projets. Pour lutter contre le phantasme de l’hyperspécialisation non responsable, premier ennemi du Projeter ensemble. En revanche, le développement durable étant non seulement un concept mais de plus en plus une valeur, il ne se prête pas à susciter un débat pluraliste. Cela est d’autant plus vrai dans le contexte « scientiste » de l’Epfl, dont la contribution au développement durable est attendue dans une optique d’innovation technique, instrumentale et des procédures, ce qui la met constamment en danger de positivisme (danger naturel lorsque l’investissement est mis prioritairement du côté des instruments aux frais des représentations).
Horizons temporels.
Le développement durable se soustrait par définition à une évaluation dans le temps court et fait appel au jugement (et à l’expérience) de la postérité. Bien sûr, le développement durable nous dit « pourquoi » intervenir mais il nous prive, a priori, de la condition d’être juges de notre intervention. Se préoccuper de l’habitabilité, c’est se concentrer sur le « comment » du projet : cela offre ainsi des conditions favorables pour se projeter soi-même dans l’intervention. L’étudiant doit se mettre à la place des autres et, en parallèle, faire un retour sur son présent : sur les pratiques partagées, la routine, le confort… tout cela devient matière pour juger de ce que l’on esquisse au moyen d’un scénario ou d’une proposition d’intervention. Cela oblige à se faire confiance à soi-même, en plus et au-delà du bagage de connaissances liées aux disciplines. On ouvre ainsi à la prise en compte d’un pour-quoi qui n’est pas alternatif à celui du développement durable, mais qui devrait y être intégré : concevoir des projets pour créer les conditions spatiales et matérielles qui nous permettent de donner le mieux de nous-mêmes — nous, les individus ; nous, notre société. La voie tracée est celle d’une pédagogie de notre rapport au monde et à l’expérience, qui ne passe pas par des énoncés abstraits mais par des topiques.
Notre identité d’architecte est peut-être pour quelque chose dans ce positionnement vis-à-vis du développement durable. En effet, la culture architecturale est vaccinée contre l’utopie des beaux lendemains : une part de l’affirmation sociale de l’architecte a été profondément associée, par le passé, à l’utopie ou à l’idéologie d’un monde meilleur, avec pour conséquence la disqualification de l’expérience sensible et existentielle du présent. Avec finalement la découverte, amère, d’être de toute façon exclu de la décision. De là découle, peut-être, une méfiance « historique » à l’égard de critères d’intervention dont la validité ne pourra être vérifiée que dans le futur et par d’autres.
Savoir et expérience.
Pour terminer, on peut encore évoquer, d’une part, la relative jeunesse de la notion de développement durable d’une part ; ainsi que, d’autre part, son émergence située dans un contexte historique et culturel que l’on peut précisément cerner. Ces deux facteurs justifient notre refus d’en faire le concept central d’un cours propédeutique et fondateur, qui ne se doit pas de dépendre des actualités et des urgences de la recherche scientifique [27]. Ce sont d’ailleurs les facteurs pour lesquels le développement durable est encore un critère relativement « abstrait », qui n’évoque pas encore une pléthore de possibilités, telles celles qui émergent lorsque nous cherchons un contenu à la notion d’habitabilité. Nos enfants, peut-être, constituent la première génération pour laquelle le développement durable s’incarne dans une série de pratiques quotidiennes, dans une expérience des choses. En se traduisant dans des comportements de soin — dans les activités qui visent à « prendre soin de » — il peut marquer leur sens commun [28]. En revanche, du point de vue de nos pratiques scientifiques et professionnelles, une approche du développement durable passe encore et avant tout par la transmission à la fois d’un savoir et d’une conviction. Cette approche ne nous conduit pas vers un horizon de débat et de l’innovation pluraliste, mais au contraire vers une nouvelle normalisation. Il suffit de penser au thème de l’éco-quartier, par exemple, dans lequel les réalisations semblent confluer vers une codification de solutions et de formes, plutôt que vers des scénarios ouverts et renouvelables [29].
Dans ce sens, la nécessité d’un horizon pluraliste pour qu’il y ait débat public constitue peut-être un nœud problématique [30] trop vite effacé par les partisans de l’utilité pédagogique de la notion de développement durable.
Il est fondamental, pour tout projet pédagogique, de s’interroger sur les bénéfices qu’en tireront les destinataires. Il est moins fréquent, en revanche, d’expliciter les bénéfices qui pourraient revenir aux responsables de l’enseignement en tant que scientifiques. En présentant ici notre expérience d’enseignement, nous invitons à mettre cette question sur la table. Nous sommes convaincu que la volonté de cultiver des ambitions en termes de stratégie pédagogique pour l’enseignement du Projeter ensemble ne peut se passer d’une réponse affirmative et positive à cette question. Cet article est dédié à tous les collègues de l’Enac qui ont contribué, sous une forme ou sous une autre, à notre enseignement, avec une générosité et un esprit constructif certains.