La gouvernance est au goût du jour. Les articles, livres, colloques sur la question sont légion. Cette notion est devenue le sésame d’un État en transformation, sans que l’on sache exactement que ce qui se cache derrière cette transformation. On sait que cette notion dérange, notamment en raison de l’utilisation par trop normative qu’en font certains auteurs : « les critiques traditionnellement adressées à la notion de gouvernance découlent le plus souvent de la confusion entre les approches normatives et analytiques. Lorsqu’il est reproché à la gouvernance de prétendre au statut de réponse ‘universelle’ ou de ‘solution miracle’ à la crise de gouvernabilité des sociétés et à l’impuissance de l’action publique, il apparaît alors évident que ses contempteurs portent une vision essentiellement managériale et normative de la gouvernance […] Trois mythes sous-tendent tout particulièrement ces critiques, à savoir que cette notion cache un projet néolibéral et qu’elle suppose la fin ou la négation du politique ainsi qu’une vision nécessaire de l’histoire, au terme de laquelle l’avènement de la gouvernance serait inéluctable » (Philippe Leresche, 2001). Dans un article publié dans Libération le 1er juin 2000, Jean-Gustave Padioleau s’insurgeait contre « ce néologisme passe-partout (qui) détourne le sens des mots simples tels que citoyen, intérêt général, autorité » et qui constitue « une entreprise idéologique de malversation du républicanisme libéral ».
Arrivée en Europe au milieu des années 1990, ayant « transité » des États-Unis via l’Angleterre thatchérienne, cette notion a connu un succès très rapide dû en grande partie aux transformations des États européens et des modalités concrètes de l’action publique. Ces modifications portent, en premier lieu, sur une nette tendance à la fragmentation de la puissance publique notamment du fait des reconfigurations des relations entre l’État et les collectivités locales (décentralisation, construction européenne). Ce processus s’est également accompagné d’un nouveau positionnement de la puissance publique dans les politiques urbaines : après des décennies d’intervention directe dans les politiques publiques et la détention du double monopole de la maîtrise d’ouvrage et de la maîtrise d’œuvre, de la commande et de la réalisation, les pouvoirs publics (locaux ou nationaux) tentent actuellement d’intégrer davantage dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques urbaines les revendications de la « société civile » (Jouve 2003).
Certains auteurs voient dans cette transformation des cadres des politiques publiques une crise de la gouvernabilité des villes contemporaines qui serait due à une segmentation de plus en plus poussée des demandes portées par des groupes sociaux distincts et revendiquant des mesures spécifiques. On a montré que ce diagnostic pouvait sans doute avoir le statut d’hypothèse mais certainement pas de postulat. Quoi qu’il en soit, c’est dans ce contexte que s’est développée la notion de gouvernance urbaine, agrégeant plus ou moins adroitement, selon les auteurs, les transformations du capitalisme moderne, des relations entre l’État et les villes, la mise en place de politiques urbaines faisant une large part à la mobilisation du local, etc.
Par rapport à la littérature des années 1980 traitant des politiques locales (urbaines), ce développement traduit un effort d’analyser ces politiques comme étant le résultat de la confrontation entre logiques sociales, économiques, politiques intervenant à différents niveaux territoriaux. Ce jeu sur les échelles territoriales, la mise à jour des relations entre institutions et acteurs en contact au sein des politiques locales, l’importance des configurations institutionnelles dans la détermination des enjeux locaux, dans la définition du contenu des politiques, constituent certainement une des avancées les plus nettes permises par les travaux mobilisant la notion de gouvernance urbaine. A ce titre, le message envoyé par les chercheurs en sciences sociales aux décideurs français (politiques, techniciens et administratifs) est on ne peut plus clair et, on peut le comprendre, dérangeant : le cadre institutionnel français, l’État unitaire, la « République une et indivisible » ne correspond plus aux pratiques des acteurs locaux vingt années après les lois de décentralisation, douze ans après la signature de Maastricht et dans un contexte de globalisation des échanges de tous ordres. Selon que vous habitiez telle ou telle ville, et que vous soyez un chef d’entreprise cherchant à commercialiser vos produits à l’étranger, un chômeur de longue durée en quête d’un stage, un couple cherchant une place dans une crèche, vous ferez l’objet d’un traitement différent de la part des pouvoirs publics car votre demande s’inscrira dans des dispositifs et des configurations institutionnelles différentes, dans lesquels les priorités, les moyens mis en œuvre sont également différents.
L’État n’est ainsi plus à même de fixer une fonction, un rôle à chacun des acteurs locaux, dont le nombre a d’ailleurs considérablement augmenté… Les grands Corps, dont beaucoup d’agents d’encadrement – signe des temps – choisissent d’effectuer une partie de leur carrière dans les collectivités locales, ne peuvent plus, comme c’était le cas dans la régulation croisée, imposer des mécanismes de régulation aux élus locaux, ils ne sont plus les courroies de transmission et d’intégration des élites politiques périphériques de l’appareil de l’État. On pourra objecter que ce constat est surtout valable pour les grandes villes et que l’État français à travers ses administrations déconcentrées « tient » encore une bonne partie du territoire national. On peut aussi faire l’hypothèse qu’avec le développement de l’intercommunalité, en particulier dans les espaces ruraux et les villes moyennes, les processus que l’on observe actuellement dans les grandes villes se développeront également à terme sur l’ensemble du territoire. Les dispositifs législatifs votés récemment (Lois « Voynet », « Chevènement » et « Gayssot ») illustrent d’ailleurs parfaitement cette reconnaissance implicite de la transformation de l’ordre politique et des pratiques locales. Les récentes déclarations de Jean-Pierre Raffarin en faveur d’une « décentralisation à la carte » et de la possibilité pour les collectivités locales de bénéficier de deux types de transfert (« expérimentations-dérogation » et « expérimentations-généralisation ») et le projet d’inscrire dans la Constitution le droit à l’expérimentation pour les collectivités locales constituent des avancées importantes dans la reconnaissance explicite de cet état de fait. Christian Poncelet a apporté son soutien à cette démarche lors de son discours devant les élus réunis dans le cadre des États généraux des élus locaux le 15 juin 2002. Le président du Sénat préconisait d’organiser non pas « une République des exceptions », mais « une décentralisation à la carte et pour tous », faisant sa place au droit d’expérimentation. Les collectivités locales se verraient reconnaître la faculté d’exercer « un pouvoir réglementaire » d’adaptation de la réglementation aux réalités locales dans certains domaines, mais « à l’exclusion de toute forme de pouvoir législatif ». On peut, avec Marc Censi, ancien Président de la Région Midi-Pyrénées, actuel Président de l’Association des Communautés de France, souhaiter l’avènement d’une « République des territoires » : « Le premier des idéaux républicains n’est-il pas celui de la participation des citoyens à la chose publique ? C’est à l’État d’accompagner leur émancipation. Il doit désormais laisser la place aux territoires. Non pour renoncer à dire l’intérêt général et en garantir le respect, mais parce qu’il est empêtré dans la définition et la conduite de politiques qui ne sont plus de son ressort. Les missions que l’État peine à assumer dans les domaines de l’éducation, de la culture, du développement économique, de l’environnement, de l’aménagement du territoire… doivent l’être au niveau local. La voie est ouverte. Mais il faut aller plus loin, certes en approfondissant la décentralisation mais, aussi et surtout, en favorisant une véritable émancipation locale. Cette nouvelle République des territoires que j’appelle de mes vœux s’inscrit parfaitement dans le triptyque républicain : mieux, elle le prolonge et lui donne une nouvelle modernité. » Il convient cependant de ne pas perdre de vue que l’acte II de la décentralisation, qui pourrait bien être la revanche des territoires sur l’État, pourrait également bien remettre en question, à terme, de la structure même de l’État en France. C’est ce que craignait Lionel Jospin dans un discours prononcé à l’Assemblée nationale le 17 janvier 2001 : l’ancien Premier ministre, tout en considérant positivement la notion d’expérimentation contenue dans le Rapport Mauroy, se déclarait « défavorable à une décentralisation ‘à la carte’ qui donnerait l’avantage aux collectivités les plus riches et les plus puissantes, au détriment des autres. Le principe de l’égalité républicaine doit dicter tous nos choix en ce domaine. »
Pourtant certaines initiatives prises par le Gouvernement entre 1997 et 2002 ont œuvré dans le sens de la différenciation territoriale. Par exemple, la mise en place des schémas de service collectifs prévus dans la loi d’orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire du 25 juin 1999, de même que la reconnaissance des pays en tant que « communautés d’intérêts économiques et sociaux, centrés sur un projet, l’innovation et le partenariat entre acteurs publics et privés » ou encore la constitution de « projets d’agglomération » s’adressant aux aires urbaines de plus de 50 000 habitants » ; autant de procédures entièrement dévolues au niveau local. Selon les configurations institutionnelles locales, le poids des élus, des associations locales, des administrations d’État dans les négociations, les contenus de ces dispositifs seront différents, ce qui en soi n’est guère étonnant quand on connaît la volonté décentralisatrice de l’ancienne ministre de l’Aménagement du territoire et de l’environnement, Dominique Voynet, qui a porté ce texte de loi.
On retrouve également cette même logique, conduisant inéluctablement à la différenciation territoriale, dans la loi du 12 juillet 1999 relative au renforcement et à la simplification de la coopération intercommunale dite « Loi Chevènement », bien que ce constat soit plus surprenant quand on connaît également la tendance jacobine de l’ancien ministre de l’Intérieur. Pour autant, la réforme des institutions d’agglomération permise par cette loi, le renouveau de l’intercommunalité qui est saisi essentiellement en termes quantitatifs ne disent rien sur la dynamique qualitative de ce processus. Les nouvelles institutions rempliront-elles les fonctions qui leur sont fixées par la loi, la simplification de la fiscalité intercommunale permettra-t-elle de résoudre enfin la fragmentation communale ? Là aussi, les résultats des travaux sur la gouvernance urbaine plaident en faveur de réponses prudentes. En fonction des formes contingentes de leadership politique local, du degré de spécialisation technique des élus, de la réactivation ou non des rapports de force entre communes, du degré de politisation partisane de ces relations… on peut tout à fait envisager, comme nous y incitent des travaux récents (Baraize et Négrier 2001), que les résultats de la mise en œuvre de la « Loi Chevènement » seront très différents d’un territoire à un autre, d’une ville à une autre.
Enfin, on peut faire un constat identique à propos de la « Loi Gayssot » du 13 décembre 2000 relative à la Solidarité et au Renouvellement Urbains, bien qu’ici idéologiquement la position du Parti Communiste sur la question de la décentralisation soit plus délicate à trancher. Pour autant, le contenu du Titre 1 de cette loi qui revisite en grande partie ce « monument » de l’urbanisme en France qu’est la Loi d’Orientation Foncière de 1967, en instaurant deux nouvelles procédures de planification – les Plans Locaux d’Urbanisme et les Schémas de Cohérence Territoriale en remplacement des Plans d’Occupation des Sols et des Schémas Directeurs – reste très flou sur la place des services déconcentrés de l’État dans ces procédures. Tout au plus, le législateur, et les services centraux du ministère de l’Équipement, du Logement et des Transports qui ont porté cette loi, posent la nécessité d’une clarification et d’une redéfinition des missions de l’État et de ses agents. Si l’on en croit Daniel Béhar et Philippe Estèbe, en faisant du « projet » le point cardinal des nouvelles procédures de planification urbaine, la loi du 13 décembre 2000 conduit l’État à adopter une logique « réactive » face à son environnement local, en premier lieu face aux élus locaux (Béhar et Estèbe 1999). Une enquête rapide auprès des services déconcentrés du ministère de l’Equipement permet effectivement de se rendre compte de la prudence, voire du malaise, des agents de ce ministère face à l’application de ce texte de loi. La période est à l’attentisme : « Messieurs les élus, tirez les premiers » serait-on tenté de proposer pour résumer la situation si, d’une part, la paraphrase n’était par trop guerrière et, d’autre part, si elle ne postulait pas que les élus et les administrations ont chacun des projets clairs et cohérents pour leur territoire.
Dans ce contexte général, la notion de gouvernance urbaine permet de mettre à jour ces processus de différenciation territoriale qui traversent actuellement la puissance publique en France. Il est indéniable que ces dynamiques remettent en question le pacte républicain qui pose l’égalité de traitement des citoyens devant la Loi, principe au fondement de l’État unitaire [1] et pose à nouveau la question fondamentale des mécanismes de régulation à mettre en place pour résoudre la tension entre différenciation territoriale et intégration politique dans le cadre de l’État-nation en recomposition.