est un néologisme, contraction de global English, anglais mondial, « mondais », si l’on veut. Ce terme a été proposé (et déposé !) par Jean-Paul Nerrière dans un livre intitulé Parlez globish !, paru en avril 2004 aux éditions Eyrolles (Paris). L’auteur part du constat que, lorsqu’ils parlent en anglais, les non-anglophones se comprennent très bien entre eux alors qu’ils éprouvent de grandes difficultés à communiquer avec ceux dont l’anglais est la langue maternelle. Il en tire la conclusion qu’il faut exiger de tous, et des anglophones en premier lieu, qu’ils s’expriment dans un langage simple, comprenant un petit nombre de termes et une syntaxe limitée. Non seulement 1500 mots suffisent pour dire l’essentiel, affirme-t-il, mais en outre, puisqu’il en est ainsi, il faut faire en sorte que la communication se limite à ces mots. Il faut retirer de son vocabulaire actif les expressions inutiles, parler lentement et ne pas chercher à faire le malin dans les réunions de travail ou les colloques. En imposant ce standard volontairement pauvre, on assure une communication satisfaisante et égalitaire sur toute la planète.
Disons-le : cette première partie du raisonnement emporte la conviction et ouvre des horizons prometteurs. Cependant, l’auteur du livre s’est aussi laissé entraîner dans un autre registre, plus banal, celui de la dépréciation de la langue anglaise, avec en contrepartie quelques dithyrambes sur le français, considéré comme « la langue de culture mondiale ». L’anglais, d’après Nerrière, n’existe plus vraiment. Lui aurait été substituée un « angloricain », qui, victime du foisonnement planétaire de l’anglophonie, serait devenu un « mollusque informe et tentaculaire ». Et ce serait cette situation qui rendrait possible l’émergence d’un « idiome impur et dépenaillé », le globish. Cette représentation de l’anglais est fort discutable. On ne peut nier que, de par son extension mondiale de l’ordre du milliard d’habitants, parmi lesquels de nombreux locuteurs dont ce n’est pas la langue maternelle, l’anglais en est affecté, comme toute langue dont l’équilibre vernaculaire/véhiculaire s’infléchit. Encore faut-il mesurer ces effets de façon sérieuse, sans se contenter de quelques anecdotes.
C’est peut-être dans les pays où, simultanément, l’anglais sert de langue véhiculaire interne et est enseigné par des professeurs à faible compétence que cette langue est la plus chahutée. C’est le cas dans l’ancien Empire britannique, notamment dans le subcontinent indien, où des centaines de millions de personnes, privées d’une véritable scolarisation, accèdent à une langue transformée par ceux de leurs compatriotes qui ont été plus ou moins directement exposés à l’anglais. En bout de chaîne, c’est bien sûr un anglais assez spécifique qu’on rencontre. Cela étant, c’est un phénomène qu’on retrouve dans l’ancien Empire français, notamment dans l’Afrique « francophone ». On n’en conclut pas pour autant que le français est menacé…
Dans un autre registre, la création progressive d’« idiolectes » professionnels, comme le seaspeak (dans la navigation maritime) ou l’airspeak (dans l’aviation), partout (sciences, techniques, arts,…) où l’anglais sert de lingua franca mondiale n’a pas d’effets aussi ravageurs sur la langue proprement dite. Le noyau dur des locuteurs ayant l’anglais pour langue maternelle et l’utilisant de manière « généraliste » bénéficie certainement des enrichissements venus des marges mais ne risque guère de déculturation linguistique majeure. Or ce noyau dur existe et, contrairement à ce que dit trop légèrement Nerrière, il comprend bien l’ensemble des pays anglophones.
Bon connaisseur de l’anglais, le promoteur du globish ne peut pas ne pas savoir que c’est bien l’anglais, et non l’« angloricain » (pas plus que l’« américain », souvent cité dans les médias français), qu’on parle aux États-Unis, au Canada, en Australie ou en Nouvelle-Zélande. Il y a, certes, des variantes vis-à-vis de l’anglais d’Angleterre mais ces écarts sont limités du point de vue du vocabulaire et, en matière de prononciation, elles ne sont pas significativement plus marqués que ceux qui existent à l’intérieur même des Îles britanniques. Si l’on compare ces distorsions à celles qui existent pour les parlers du français (ceux d’Europe et celui du Québec), de l’espagnol (d’Espagne et d’Amérique latine) ou du portugais (du Portugal et du Brésil), on constatera que l’anglais « mid-atlantic » parvient, dès les niveaux de langue standard, à gommer les principales différences entre les parlers d’Europe et ceux d’Amérique et que cette cohésion n’est pas aussi bonne pour les autres langues citées. Il faut en chercher l’explication dans le fait que, d’une part, il n’y a jamais eu de coupure entre les différents pays de l’anglais et que, d’autre part, les différentes régions de l’anglophonie contribuent de manière active à une production culturelle commune : ainsi les acteurs de cinéma et les groupes de rock britanniques ont montré leur vitalité durant ces dernières décennies, démentant la thèse d’une américanisation massive et irréversible de la langue anglaise.
Cette analyse conduit aussi à prendre avec prudence l’idée que la langue véhiculaire mondiale pourrait s’autolimiter à 1500 mots. Notons d’abord que la facilité de communication dans une langue ne tient pas qu’aux mots. C’est particulièrement vrai pour l’anglais qui est une langue caractérisée par le phénomène de réduction vocalique. Dans la phrase anglaise, seules les voyelles accentuées sont effectivement réalisées avec toute leur valeur, les autres tendant à se réduire au son |B|. En situation d’écoute, cela créée des difficultés spécifiques d’identification des mots pour tous les non anglophones et plus spécialement pour ceux qui parlent des langues qui n’ont pas ce type de fonctionnement et dont les locuteurs n’ont pas pu s’exercer à ce type de vigilance. De ce point de vue, l’anglais est plus difficile pour un espagnol que pour un portugais. Si l’on veut rendre l’anglais mondial plus accessible, il faut donc aussi travailler cet aspect, capital dès qu’on souhaite se rendre capable de soutenir une conversation ordinaire. Ensuite, si l’on considère que l’on peut dire l’essentiel en 1500, ce ne seront pas les mêmes 1500 mots dans toutes les situations. L’intéressant travail de sélection mené par la station de radio Voice of America pour sa propre activité devra être adapté si l’on sort de l’univers du journalisme généraliste pour entrer dans les mondes du tourisme, du commerce ou de la recherche. C’est bien évidemment plus vrai encore si l’on veut prendre pied dans un domaine plus spécialisé, où, toutefois, certains mots de base seront aisément reconnaissables par un locuteur qui maîtrise ce domaine. Enfin, Nerrière a probablement tort de présenter le globish comme un objet stable. Si le cercle des anglophones s’élargit par la base avec des locuteurs à faible compétence, il se développe aussi vers le haut par l’accroissement des aptitudes de ceux qui pratiquent déjà l’anglais. On peut ainsi imaginer qu’à un rythme comparable à la généralisation de l’anglais minimal comme langue véhiculaire planétaire, le niveau moyen en anglais va progresser, en sorte de rapprocher les anglophones d’adoption de ceux dont c’est la langue maternelle. Il en résultera une pertinence croissante des différents langages de référence, dans la langue parlée ordinaire comme dans le registre littéraire ou dans les différents standards spécialisés. Ainsi, dans les sciences sociales contemporaines, l’enjeu n’est plus de savoir baragouiner ou déchiffrer en anglais, il est de bien le parler et de le bien écrire. En résumé, le globish est forcément un objet à la fois divers et dynamique, et son autonomie est partielle car elle renvoie la langue proprement dite, elle aussi diverse et dynamique. Cela ne signifie pas que l’idée est mauvaise mais simplement que la construction d’un anglais mondial relève d’un vrai travail de linguiste, nécessairement collectif et ouvert, toujours inachevé.
Le projet de Nerrière consiste à convaincre les francophones que la pratique de l’anglais n’est pas forcément un coup porté au français, puisque, nous dit-il, ce n’est pas vraiment de l’anglais. Don’t speak English, proclame le surtitre du livre. Au-delà de cette faiblesse argumentative, cette démarche présente l’avantage de partir sur une autre base que purement défensive pour penser la place des langues « internationales » autres que l’anglais. Nerrière critique ainsi les attitudes consistant à faire la chasse aux mots étrangers car c’est un combat d’arrière-garde inévitablement perdu dans un monde où les langues s’interpénètrent à l’infini. Il prétend même que si tout le monde parle cet anglais limité, les emprunts incontrôlés se raréfieront. À l’inverse des coups de menton volontaristes, la proposition du globish consiste en effet, sous couvert de l’identifier comme un objet linguistique différent de l’anglais, à éviter les frustrations des autres « grandes langues » et, dans le cas du français, de la seule langue internationale encore vivante ayant eu un statut qu’on pourrait qualifier de mondial dans un passé relativement récent.
Nous observons régulièrement les contradictions, parfois les antinomies, portées par le monde de la « Francophonie ». Les organisations de la Francophonie participent, pour l’essentiel, d’une tentative d’organiser la résistance à l’hégémonie supposée des États-Unis, en se préoccupant fort peu de la langue française. L’Agence intergouvernementale de la francophonie comprend ainsi 50 États, dont plusieurs (Albanie, Bulgarie, Cap-Vert, Égypte, Guinée-Bissau, Guinée-Équatoriale, Macédoine, Moldavie, São Tomé et Principe,…) n’ont, c’est le moins qu’on puisse dire, qu’un rapport lointain avec le français. Les acteurs purement français, cette fois (les Québécois, les Belges et les Suisses sont oubliés), qui prétendent défendre la culture francophone ont souvent des motifs moins nobles. On l’a vu dans la décision du tribunal administratif du 25 novembre 2004 de supprimer, en raison du caractère « extra-européen » du film, l’agrément qui aurait permis au film Un long dimanche de fiançailles d’obtenir des aides publiques françaises. Or celui-ci a été réalisé en français et en France par un Français (Jean-Pierre Jeunet), avec des acteurs et des techniciens français. De plus, le soutien financier sollicité servirait obligatoirement à produire d’autres films français. La seule chose qui n’est pas française, c’est une partie, minoritaire, du financement de la société qui a produit le film. Parmi les plaignants, on trouve les (petits) majors « français » (Ugc, Gaumont, Pathé), qui s’autoproclament garants exclusifs de la francité d’un film. Inversement, vu par ces firmes, un film totalement américain par la réalisation, la langue et les lieux de tournage, mais produit par elles, serait français.
Géopolitique post-impériale d’un côté, protectionnisme déguisé de l’autre ; dans ces deux cas, comme dans d’autres, le français est la première victime de la défense affirmée d’une « exception », culturelle ou autre. Face à l’inquiétante hypothèque représentée par la géopolitique et la géoéconomie de la « francophonie », une réelle promotion du français s’inscrirait dans une tout autre démarche. Il s’agirait d’abord de reconnaître qu’en effet il existe aujourd’hui une langue mondiale et une seule, l’anglais. Et c’est justement cet « anglais de communication internationale » que propose Pour la réussite de tous les élèves, le rapport présenté par la commission présidée par Claude Thélot. Voici comment la notion y est définie :
« L’anglais de communication internationale […] n’est plus une langue parmi d’autres, ni simplement la langue de nations particulièrement influentes. Il est devenu la langue des échanges internationaux, que ce soit sur le plan des contacts scientifiques ou techniques, commerciaux ou touristiques. Il ne s’agit pas d’imposer l’anglais comme langue étrangère exclusive mais de considérer comme une compétence essentielle la maîtrise de l’anglais nécessaire à la communication internationale : compréhension des diverses variétés d’anglais parlées par les anglophones et les non-anglophones, expression intelligible par tous. Ne pas être capable de s’exprimer et d’échanger en anglais de communication internationale constitue désormais un handicap majeur, en particulier dans le cadre de la construction européenne. » (p. 58)
Comme on le voit, nous ne sommes pas très éloigné du globish, si l’on nettoie le concept proposé par Nerrière de ses petites coquetteries. Le rapport Thélot ne dit pas que cet anglais-là n’est pas de l’anglais véritable, il ne dit pas non plus qu’il faudrait enseigner une version appauvrie de cette langue; il dit seulement qu’un niveau minimal de maîtrise est nécessaire si l’on veut pouvoir être à l’aise dans des situations géographiques d’échelles européenne et mondiale.
En installant, comme cela se passe désormais dans un grand nombre de pays, l’enseignement de l’anglais dès le primaire (le rapport suggère de commencer au ce2), on lui donne un statut particulier, différent des autres langues. À partir du moment où on prend aussi en compte l’anglais des non-anglophones — ce qui est la grande et belle idée de Nerrière —, on décale inévitablement le centre de gravité de la compétence à acquérir en direction d’une réalité plus ouverte, aux contours plus flous : la capacité de communication l’emporte sur la définition stricte de l’outil qui la rend possible. Enfin, le traitement particulier de l’anglais permet le sauvetage des autres langues. Si l’anglais devient une matière de tronc commun et que les élèves apprennent deux autres langues (comme aux Pays-Bas), des idiomes comme l’allemand et le russe — qui risquent d’être éliminés du système scolaire français —, le chinois, l’arabe et le japonais — qui peinent à s’y faire une place — retrouvent toutes leurs chances.
Une approche européenne des langues fondée sur l’association entre un outil commun (pour transcender les nationalismes) et le multilinguisme (pour profiter de la diversité des cultures) peut alors prendre sens. Ceux qui entrent dans cette dynamique se mettent en situation de faire de leur capital linguistique une ressource pour une mondialisation réussie. Il ne fait pas de doute que celui qui parle sa langue maternelle, maîtrise l’anglais et se débrouille dans deux autres langues dispose d’un avantage sur les anglophones monolingues, surtout si, globish oblige, ceux-ci sont privés du privilège d’abuser de leur supériorité dans les échanges en anglais.
Les débats sur la place des langues illustrent en tout cas le fait qu’une attitude défensive peut avoir des effets qui aggravent le problème initial. Le pronostic auto-réalisant (self-fulfilling prophecy) joue ici à plein. La peur de l’anglais rend l’anglais menaçant. Accueillons-le et il deviendra notre allié pour faire du Monde une énigme bienveillante.
Jean-Paul Nerrière, Don’t speak english, parlez globish, Paris, Eyrolles, 2004.