Mauvaise mémoire. — L’avantage de la mauvaise mémoire est qu’on jouit plusieurs fois des mêmes choses pour la première fois.
Nietzsche, Humain, trop humain I, § 580.
L’individu revient à la mode. Rien de bien étonnant là dedans : c’est un phénomène cyclique. Et c’est un juste retour des choses car il est vrai que, ces dernières années, l’individu n’a pas été ménagé. On lui a tout reproché : son égoïsme, sa violence, son incapacité à gérer ses pulsions et ses désirs. On lui a tout mis sur le dos : la montée en puissance du néo-libéralisme, la désagrégation des liens sociaux, les dérives fascistes (le nazisme perçu comme une conséquence logique de l’individualisme chez Dumont par exemple). Même le réchauffement de la planète qui ne serait pas ce qu’il est si nous autres, individus égoïstes, nous pensions à éteindre un peu plus systématiquement la veilleuse de notre poste de télévision…
Comme toujours quand la balance a penché trop fortement d’un côté, un rééquilibrage finit inévitablement par se produire. L’individu aujourd’hui n’est plus haïssable. Il est même devenu le sujet de réflexion favori qu’un aréopage de sociologues français qui s’attachent à lui redonner ses lettres de noblesses. Parmi eux, citons Philippe Corcuff, François Dubet, Jean-Claude Kaufmann, François de Singly, Danilo Martuccelli, Bernard Lahire…
Ce qui est intéressant et nouveau dans les travaux de ces différents auteurs c’est qu’ils semblent avoir enfin compris que l’on pouvait avoir une lecture « compréhensive » (pour reprendre une terminologie empruntée à Philippe Corcuff) de l’individu sans avoir une lecture forcément « critique » des structures sociales. Et inversement, que l’on pouvait avoir une lecture « compréhensive » de la société sans pour autant condamner l’individu. Il ne s’agit plus, en effet de « choisir son camp », mais :
« de voir comment, “concrètement”, les individus s’y prennent pour être des individus dans les sociétés où l’individualisation est, à la fois, une exigence morale, le principe des droits fondamentaux, et une obligation “fonctionnelle” comme l’affirment tous les récits de la modernité placés aux fondements la philosophie sociale des sociologues » (Dubet, 2005).
Au-delà du clivage entre holisme et individualisme méthodologique, il s’agit dorénavant de poser les bases d’une « sociologie de l’individu » :
« l’analyse sociologique de l’individu ne doit plus se faire en revenant à une théorie désormais incantatoire de la société, et au primat absolu de l’analyse positionnelle, ni en partant d’une théorie de l’individu, où il s’agirait de faire “revenir” la sociologie vers l’acteur en lui octroyant une tâche de totalisation. Ce n’est qu’en évitant cet excès et ce défaut, qu’une sociologie de l’individu pourra véritablement se constituer » (Martuccelli, 2002, p. 236).
La réflexion qui s’impose aux sociologues d’aujourd’hui est la suivante : comment est-il possible « dans les premiers balbutiements du 21e siècle, de faire de l’individu une question » (Sénéchal, 2002, p. 240). La proposition peut apparaître simpliste, presque superflue, et pourtant, rares sont ceux qui, jusqu’à maintenant ont réellement abordé le problème de l’individu sous l’angle du questionnement. Les notions d’individu et d’individualisme ont plutôt été jusque là perçues comme des « réponses », des données explicatives de ce qui allait bien ou de ce qui allait mal dans la réalité sociale. L’individu était bon parce que ceci ou mauvais parce que cela. L’individualisme était une valeur positive parce que ceci ou négative parce que cela. Mais il manquait l’essentiel : la problématisation de la question individualiste. Et c’est cette problématisation qui est aujourd’hui en train de prendre forme. Le travail de Philippe Corcuff, qui a fait paraître en 2003 un petit livre justement intitulé La Question individualiste, est à ce titre essentiel. Dans ce livre, Corcuff résume on ne peut plus clairement les données du problème :
« la notion d’individualisme ne fera […] pas fonction, dans ce livre, d’explication bulldozer ou de solution miracle dans des formulations savantes du type “L’individualisme est le principal facteur d’explication…”, ou ordinaires, du type “C’est la faute à l’individualisme…”. L’individualisme constitue un nœud de problèmes autant à expliquer qu’explicatif » (Corcuff, 2003, p.16).
Tout ceci est bel et bon et nous n’allons pas nous plaindre de ce retour en grâce de la question individualiste. Néanmoins, ce que nous savons, c’est que ce regain d’intérêt pour l’individu est fragile et qu’il devra faire face à de nombreux écueils. Certains de ces écueils sont d’ailleurs parfaitement prévisibles. Parmi ceux-ci, il en est un majeur qui est que les chercheurs (du moins ceux qui œuvrent dans le domaine des sciences humaines) ont la mémoire courte. Certains d’entre eux le reconnaissent d’ailleurs volontiers :
« le détour par l’histoire est indispensable […]. D’abord, parce que les voies analytiques actuellement explorées s’inscrivent dans la descendance — et non pas seulement en rupture — de perspectives après tout centenaires. Insister sur la profonde continuité du regard sociologique permet d’avoir une attitude thérapeutique contre l’illusion contemporaine amnésique de la nouveauté d’une sociologie de l’individu » (Martuccelli, 2005).
Le recours à une analyse approfondie de la manière dont la question individualiste s’est posée au cours de l’histoire est sans doute une des clefs de la réussite pour une éventuelle sociologie de l’individu. Tous les auteurs cités plus haut le reconnaissent. Philippe Corcuff est peut-être celui qui a le plus ressenti le besoin de remonter aux sources de la question, et sa mise en interrogation des œuvres de Durkheim, Stirner, Marx, Proudhon ou Simmel est à ce titre particulièrement intéressante. Mais hélas, d’une manière générale, tous les représentants de ce « nouveau » courant sociologique manquent également trop souvent de curiosité.
Recourir à l’histoire ne signifie pas uniquement revisiter une fois de plus les grands auteurs officiels pour voir s’ils peuvent être réinvestis de nouveau sous un angle différent. Nous ne disons pas que ce travail n’est pas nécessaire, mais il n’est pas suffisant. Au tournant du 19e et du 20e siècle d’autres penseurs que Durkheim, Marx ou Simmel ont consacré une grande partie de leur temps et de leur énergie intellectuelle à réfléchir sur la question individualiste. Dans la famille des anarchistes individualistes, par exemple, Stirner ou Proudhon sont loin de compter parmi les plus représentatifs. Où sont les Han Ryner [1], les Manuel Devaldès [2], les Émile Armand [3], les Gérard de Lacaze-Duthiers [4] (1876-1958), tous ces auteurs qui, par leurs réflexions sur la libération sexuelle, sur l’hédonisme, l’émancipation des femmes, développent très tôt des thèmes qui prendront tout leur sens après 1968 ? Où sont les références à leurs travaux publiés en volumes ou au sein de multiples revues telles que L’En Dehors, L’Unique, L’Ordre Naturel, La Mêlée… ? Pourquoi ne retrouve-t-on nulle part le nom d’Eugène Fournière, défenseur dès 1901 d’un socialisme individualiste assez minoritaire (Fournière, 1901) ? Ou celui d’Albert Schatz (Schatz, 1907) partisan d’un individualisme plus teinté de libéralisme ? Certes, pour la plupart, ces auteurs n’ont aucune légitimation universitaire. Mais est-ce une raison suffisante pour ne tenir aucun compte de leurs propos ?
Idem pour des artistes/penseurs tels que Henry David Thoreau et son Walden ou Ernst Jünger avec son Traité du Rebelle (ou son roman intitulé Eumeswill). Mondialement connus pour leur dimension « littéraire » ces deux auteurs sont sous-exploités dans le domaine de la pensée scientifique. Et pourtant, tous deux ont des choses essentielles à dire, notamment sur la question de l’individualisme. Pourquoi ? Parce que cette question, ils ne se sont pas contenté de la poser théoriquement : ils l’ont expérimentée concrètement. Tous deux se sont attachés à cerner ce qu’est l’individu réel : non pas l’individu lambda, anonyme, qui n’a de réalité que statistique, mais l’individu vivant, unique et libre. Tous deux sont là pour nous rappeler qu’une réflexion sur l’individualisme n’a de sens que si elle pose de manière absolue, comme postulat, que chaque individu est un être souverain. Quel que soit le poids des déterminismes sociaux ou du contexte historique, l’individu reste seul responsable des options qu’il prend ou ne prend pas. Une lecture de l’individualisme oublieuse de cela ne peut être qu’un petit divertissement intellectuel sans portée véritable [5].
Même dans le monde des auteurs ayant une légitimité intellectuelle et scientifique, certaines impasses apparaissent tout aussi regrettables. En effet, toute cette réflexion sur l’individu qui s’élabore aujourd’hui, cette volonté de dépasser l’opposition entre holisme et individualisme méthodologique, tout cela a déjà été effectivement pensé en grande partie au début du 20e siècle par un certain nombre d’auteurs qui, dès les premiers pas de la sociologie, ont tiré la sonnette d’alarme, et nous ont mis en garde contre les effets pervers des approches holistes alors dominantes. Certains de ces précurseurs de la voie individualiste sont bien connus des sociologues : c’est le cas de Max Weber, par exemple ou de Georg Simmel qui, après une longue traversée du désert, redevient une référence. D’autres sont assez systématiquement oubliés : il en va ainsi pour Gabriel de Tarde, par exemple, ou pour Georges Palante dont le nom n’apparaît quasiment nulle-part [6].
A titre d’illustration, nous souhaitons nous étendre quelque peu sur les apports de Georges Palante sur cette question individualiste [7]. Professeur de philosophie au Lycée de Saint-Brieuc, Palante (1862-1925) s’intéresse très tôt à la « question sociale ». Rappelons que dans le courant des dernières années du 19e siècle, deux catégories de penseurs se penchent alors sur cette « question » : les théoriciens politiques d’un côté et les « philosophes sociaux » de l’autre. Parmi les premiers se trouvent essentiellement les grands leaders du socialisme, Marx en tête. Parmi les seconds, les pionniers d’une discipline alors encore toute neuve, la sociologie que Durkheim s’applique à hisser au rang de science [8].
Palante, de son côté ne dissocie pas les deux approches. Pour lui, une réflexion véritable sur la question sociale doit forcément associer la dimension politique et inversement, une approche politique de la question sociale ne peut pas faire abstraction d’un questionnement philosophique. Parler de société, d’organisation sociale, de moyens de production, de division du travail, c’est également réinterroger les notions de démocratie, de respect, de responsabilité, de propriété, de pouvoir… Les premiers articles de Palante verront d’ailleurs le jour dans des revues engagées politiquement (La Revue socialiste, La Plume).
Toutefois, Palante ne sera jamais le théoricien de telle ou telle doctrine politique. Ce n’est pas un homme de systèmes. Son analyse du social, qu’elle soit philosophique ou politique, reste avant tout pragmatique. Ainsi, quand Palante entend parler de politique il ne s’agit pas seulement pour lui de brasser des grands concepts, mais bien de s’en tenir à ce qu’il qualifie lui-même une « politique du ventre [9] ».
Ce que Palante réalise très vite, c’est qu’au-delà de la « question sociale », ou du moins parallèlement à elle, c’est aussi la « question de l’individu » qui pose problème. Les prémisses de ce que certains appellent aujourd’hui la « postmodernité » commencent à cette époque à pointer le bout de leur nez. Le modèle capitaliste est déjà bien en place, les idées égalitaires liées au modèle républicain s’affirment avec force, les logiques d’individualisation et de différenciation se multiplient avec des revendications de plus en plus fortes des individus pour être reconnus comme tels (au travers des mouvements féministes ou des mouvements sociaux, mais également au travers de l’émergence d’un souci de soi qui tend à se démocratiser autour des pratiques sportives par exemple, ou des universités populaires, de la valorisation des self made men…). L’idée que chacun, du plus riche au plus pauvre, du plus grand au plus petit a son propre chemin à tracer gagne du terrain. Et Palante se demande bientôt dans quelle mesure cette logique d’émancipation individuelle est conciliable avec la réalité sociale.
Il n’est pas trop surprenant de retrouver, sous la plume de Philippe Corcuff des propositions aux accents palantiens. C’est le cas par exemple lorsqu’il explique que « l’émancipation, comme conquête d’une autonomie individuelle et collective contre les dominations existantes, apparaît de nouveau à l’ordre du jour » (Corcuff, 2003, p. 75). Tous deux semblent effectivement d’accord pour admettre :
« la possibilité d’un socialisme dynamique, d’un socialisme en devenir éternel, d’un socialisme porté et créé par les volontés individuelles au lieu de s‘imposer à elles, en un mot d’un socialisme qui serait l’individualisme » (Palante, 1901).
D’une manière surprenante, ils trouvent presque les mêmes termes pour qualifier leur approche du social. Alors que Palante qualifie son individualisme de « philosophie sociale libertaire », Corcuff parle de « social-démocratie libertaire ».
Où Palante et Corcuff s’éloignent sensiblement l’un de l’autre, c’est sur la nature du regard qu’ils portent sur le social. Le point de vue de Palante sur la question individualiste est nettement plus pessimiste. Pour lui le rapport entre l’individu et la réalité sociale est incontestablement de nature antinomique. Il y a entre l’individu et la société un conflit d’intérêt : la société a besoin d’acteurs sociaux dociles, malléables, capables de mettre l’intérêt du groupe au dessus de leurs propres intérêts. L’individu, de son côté, doit se défendre sans cesse contre les agressions du social. Il doit résister aux violences, réelles ou symboliques, qui lui sont faites pour qu’il abdique son indépendance. Cette résistance de l’individu est d’autant plus indispensable et d’autant plus fondée que, « de plus en plus l’individu se posera comme ce qu’il est en effet : la seule source de l’énergie, la seule mesure de l’idéal » (Palante, 1901, p. 110). Cette thèse, Palante la défend dans plusieurs ouvrages qu’il publie entre 1904 et 1914 : Combat pour l’individu, La Sensibilité individualiste, Les Antinomies entre l’individu et la société, Pessimisme et individualisme.
Les positions de Palante sont sans doute critiquables. Il s’acharne à ne voir dans le social que ce qui bride l’individu, ce qui le blesse et l’humilie. Il fait plus facilement l’impasse sur tout ce qui le grandit. Son refus des effets des déterminismes sociaux l’entraîne trop souvent à nier l’existence même de ces déterminismes et à mettre systématiquement en avant des notions telles que la Force, la Volonté ou le Vouloir-vivre. Malgré ces quelques réserves, son enseignement mérite néanmoins d’être pris en compte et ceci pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, Palante, avec son idée « d’antinomie » entre l’individu et la réalité sociale, pointe le doigt sur quelque chose d’important. Il démontre que l’on peut dépasser l’opposition entre l’individu et la société (entre l’approche holiste et l’approche individualiste) autrement qu’en cherchant à tout prix une issue dans une globalité pacifiée. Son principe d’antinomie ne renvoie pas dos-à-dos ce qui relève du social et ce qui relève de l’individuel. Au contraire, il crée un lien entre les deux approches. En effet, même si Palante choisit ouvertement le parti de l’individu, il ne nie jamais le fait que cet individu est, avant tout un être social. Et c’est justement parce que l’individu est un être social qu’il peut se retrouver dans une situation antinomique par rapport à la société. Autrement, il lui suffirait de prendre la tangente, d’opter pour « le recours aux forêts » (Jünger). Mais ce recours aux forêts ne peut être qu’illusoire. Partout où l’individu va, il emporte la société avec lui.
Il y a, à notre sens, dans ce principe d’antinomie, les prémisses de ce que Philippe Corcuff appelle « relationnalisme méthodologique », c’est-à-dire un principe explicatif qui pose « les relations sociales en réalités premières, caractérisant alors les individus et les institutions collectives comme des réalités secondes, des cristallisations spécifiques de relations sociales » (Corcuff, 2005). Car, bien que fortement attaché à la défense des individus, Palante sait bien que le nœud du problème ne se situe pas plus chez l’individu que dans la réalité sociale, mais bien dans les relations qui se tissent entre chacun d’entre nous et le monde qui nous entoure. Palante est très clair à ce sujet :
« Je n’ai pas d’idéal social. Je crois que toute société est par essence despotique, jalouse non seulement de toute supériorité, mais simplement de toute indépendance et originalité. J’affirme cela de toute société quelle qu’elle soit, démocratique ou théocratique, de la société à venir comme de celle du passé et du présent. — Mais je ne suis pas plus fanatique de l’individu. Je ne vois pas dans l’individu le porteur d’un nouvel idéal, celui qui incarne toute vertu. Je détruis toute idole et n’ai pas de dieu à mettre sur l’autel » (Palante, 1912b).
Cette dernière citation nous éclaire sur un autre enseignement capital de la pensée de Palante : « il ne faut pas […] attendre d’un principe social quel qu’il soit le Paradis sur la terre. » écrit-il très explicitement (Palante, 1901, p. 59). Palante a revendiqué à plusieurs reprises son « athéisme social ». Il sent bien qu’une téléologie sociale est tapie derrière toutes les philosophies sociales :
« l’idée de finalité est la citadelle du dogmatisme sociologique. Tous ceux qui érigent la société en entité antérieure et supérieure aux individus professent explicitement ou non une téléologie sociale » (Palante, 1902).
Ailleurs, il ajoute :
« tout intellectualisme social implique comme pensée de derrière la tête une téléologie quelconque, soit transcendante, soit immanente » (Palante, 1904 b).
Dans leur grande majorité les auteurs qui s’intéressent à la question sociale ont envie de redessiner le monde selon leur propre vision de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, de ce qui est bien et de ce qui est mal. Palante, en nietzschéen de la première heure, situe sa pensée au-delà du Bien et du Mal. Il ne cherche pas à tout prix à réconcilier les individus avec la réalité sociale. La relation individu/société est de nature antinomique. Elle l’a été, l’est et le sera toujours. On peut essayer de tordre la réalité dans tous les sens, d’échafauder toutes les utopies imaginables, de croire aux « lendemains qui chantent », mais rien n’y fera. L’antinomie demeurera. « Ceux qui attendent de l’avenir une conciliation ou plutôt une identification complète de la conscience individuelle et de la conscience sociale sont dupes d’une grossière illusion. » (Palante, 1901, p. 60).
L’influence de Nietzsche sur Palante est à ce niveau très forte, même s’il a toujours su prendre ses distances avec la pensée du philosophe allemand. Palante est en effet persuadé [10] que la réflexion sociologique ne peut pas faire l’économie d’un détour par Nietzsche et ceci, malgré l’avis des tenants de la sociologie officielle qui s’étonnent :
« de voir l’énorme importance attribuée par [Palante] à des écrivains comme Nordau ou Nietzsche, dont nous ne songeons pas à discuter la valeur, mais auxquels on ne saurait reconnaître la moindre autorité sociologique » (Durkheim, 1902).
C’est d’ailleurs avec un très grand intérêt que nous voyons aujourd’hui quelqu’un comme Philippe Corcuff laisser à son tour une place dans son questionnement individualiste aux idées nietzschéennes de dépassement du Bien et du Mal, de Surhomme, de Joie (gaie science), de tragique, de Volonté de puissance, de Force, etc.
Cette méfiance à l’égard des dérives téléologiques explique en grande partie la défiance de Palante à l’égard de Durkheim. Pour Palante, la sociologie durkheimienne est tout sauf objective. Il voit en elle une sociologie utilitariste, une sorte de sociologie officielle à la botte des pouvoirs en place (État, patronat, bourgeoisie, grandes institutions telles que l’Université, l’Église…), une sociologie dont le but est de justifier toutes les structures et les règles favorisant l’écrasement des aspirations individuelles au profit des égoïsmes collectifs.
« Le point de vue de M. Durkheim nous semble […] artificiel et en tout cas trop exclusif. On peut se demander, si les faits sociaux ne sont que des représentations collectives et abstraites, s’ils ne sont pas surtout des synthèses concrètes, vivantes et mouvantes d’appétits, de besoins, de sentiments individuels, lesquels constituent, à des degrés divers d’instabilité et de clarté, le véritable facteur dynamique de la vie des sociétés. La sociologie qui envisage les faits sociaux comme des représentations collectives paraît être trop exclusivement statique et devait aboutir à une représentation toute schématique et formelle, et par là même à une représentation figée et immobilisée du monde social. Tant qu’on n’accorde aux phénomènes sociaux qu’un contenu représentatif et objectif, tant qu’on néglige leur contenu vivant, c’est-à-dire affectif, toute notion d’un dynamisme social devient inconcevable » (Palante, 1904b).
Pour Palante, le discours de Durkheim est le suivant : ne sortez pas du rang, respectez les règles, faites ce qu’on vous dit, ne vous démarquez pas. Plus vous serez comme tout le monde et plus vous serez un individu accompli et intégré. Si vous résistez contre cela, la sanction sera inévitable : l’anomie conduit à la souffrance morale, au mal être généralisé et, potentiellement, au suicide. Palante, pour sa part, pose l’hypothèse inverse. Ce n’est pas la carence d’intégration qui provoque de la souffrance chez l’individu, c’est l’excès de pression sociale. Pour lui, par exemple, les divorcés ne se suicident pas plus que les mariés en raison du fait qu’ils vivent dans un cadre moins normé, moins sécurisant, mais parce que la société fait peser un tel poids sur les divorcés que ces derniers en arrivent effectivement, parfois, à rechercher dans le suicide un moyen d’échapper à cette pression.
Dans le même ordre d’idée, Palante se montre très critique à l’égard de l’optimisme « éducationniste » de Durkheim qui attend de l’école, égalitaire et républicaine, qu’elle apporte à chaque individu les moyens d’acquérir ce qui est nécessaire à son épanouissement. Sur ce point, Palante a pressenti, avant beaucoup d’autres, tout ce qui sera démontré ultérieurement sur la fonction de reproduction des inégalités qui caractérise le système scolaire.
Certes, certains jugeront excessivement pessimiste la manière dont Palante appréhende la réalité sociale et la condamneront d’office, car l’homme a besoin d’espoir et a tendance à balayer tout ce qui ne lui en apporte pas. Palante le savait très bien :
« le philistin regarde comme personnellement injurieuse pour lui une conception pessimiste de l’humanité et de la société. Pour lui, les pessimistes sociaux sont des esprits mal faits ou aigris, en tout cas des impolis » (Palante, 1901, p. 79).
Et pourtant, cette approche nous apprend au moins deux choses essentielles. Tout d’abord que la question sociale (ou la question individualiste) pose inévitablement la question du conflit, de la lutte, de l’interaction musclée entre les différentes forces en présence : « la lutte sur le terrain social restera, quoi qu’on fasse, éternelle. Lutte des cercles sociaux antagonistes ; lutte aussi de l’individu contre son milieu social » note Palante en 1901 (Palante 1901, p. 59). Le rapport de l’individu et de la société n’est jamais posé définitivement. L’équilibre est à reconstruire perpétuellement. La conscience du caractère permanent de cette lutte commence d’ailleurs à faire son chemin chez les sociologues que nous avons cités plus haut et c’est tant mieux. Cette lutte n’est d’ailleurs pas conçue, chez Palante comme étant un élément négatif ou rabaissant, bien au contraire :
« faire disparaître la lutte et l’action individuelle est une illusion et une impossibilité. Il faut affirmer l’éternité de l’élément lutte, de l’élément diversité. Une société parfaitement homogène s’évanouirait dans l’insipide amorphisme grégaire. C’est par la lutte que l’individu échappe à la mentalité grégaire » (Palante, 1901, p. 59).
Le second point sur lequel le « pessimisme » palantien nous éclaire, c’est justement sur le fait qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que toutes les doctrines politiques, philosophiques ou économiques qui, à la base, reposent souvent sur une idée d’émancipation des individus, s’achèvent toujours mal pour les individus en question. On a pu le constater avec les expériences marxistes, avec les expériences hippies des années 70, ou avec le modèle néo-libéral. Les échecs de ces modèles (tout du moins dans leur ambition d’apporter à chacun une individualisation épanouie) ne sont pas des accidents, des erreurs liées à des glissements conjoncturels ou à des circonstances historiques particulières. Cette évolution est inscrite dans leur logique même. Cette logique, Palante la résume en quelques mots : « toute société vit d’illusion et de mensonge collectif. Elle a pour ennemies naturelles la clairvoyance et la sincérité des individus » (Palante, 1914). Cette vision du social est probablement trop tranchée, pas assez nuancée, mais elle nous permet malgré tout de comprendre comment, dès 1900 Palante avait prédit les dérives totalitaires et bureaucratiques du communisme et pourquoi il dirait sans doute aujourd’hui la même chose d’une éventuelle prise de pouvoir par des représentants, par exemple, de tel ou tel courant altermondialiste.
Un dernier apport des réflexions de Georges Palante sur l’individualisme est à rechercher dans tout ce qu’il nous renvoie autour des notions de masse, de troupeau, d’esprit grégaire, d’esprit de clan, de caste… autant d’expressions qui ne sont plus vraiment à la mode du moment mais qui posent néanmoins des questions aussi douloureuses qu’incontournables. La défense de l’individu a souvent pour contrepartie, en effet, une condamnation des autres, perçus en bloc. On retrouve là encore des thématiques aux accents nietzschéens : vision d’un monde scindé en deux avec, d’un côté, les Esprits libres, les Grands hommes, l’aristocratie de l’individualisme et de l’autre, la masse, les anonymes perdus dans le troupeau. D’un côté les maîtres, de l’autre les esclaves.
Palante, toutefois, n’a jamais véritablement tranché entre l’aristocratisme nietzschéen et un démocratisme « de gauche ». Peu importe d’ailleurs. Ce qu’il convient de retenir, c’est qu’un questionnement très cru sur le rapport individu/masse, élite/troupeau ne pourra pas être éludé. De quoi parlons-nous, en effet, par exemple, quand nous parlons de classes sociales, de castes, de groupes, de tribus ? N’oublions pas que l’individu se définit aussi négativement, en réfutant ce qu’il n’est pas ? Bien souvent la reconnaissance individuelle n’est « obtenue que par le dénigrement d’autrui ; […] Je existe parce qu’un autre est mauvais » note avec justesse Jean-Claude Kaufmann (Kaufmann, 2004, p. 292).
Contre quelle masse se dresse le cadre moyen qui jure sur ce qu’il a plus de sacré qu’il ne s’intéresse pas à la téléréalité et qu’il ne lit pas la presse à scandale ? Contre quelle masse s’élève la mère de famille qui inscrit son enfant dans une école privée car il y trouvera de meilleures fréquentations ? Qui n’a jamais porté un regard dédaigneux ou condescendant sur la masse de tous ceux qui ne pensent pas comme lui ou qui n’ont pas les mêmes goûts que lui ? L’individu peut-il véritablement se fonder, se construire, sans « créer » par la même occasion une masse virtuelle à laquelle il s’oppose ? Le dédain et le rejet d’autrui constituent-ils le terreau privilégié de la construction individuelle ? Quelle place accorder au « valeurs » de solidarité, de fraternité, de partage, de don de soi, de respect d’autrui… ? Autant de questions embarrassantes que l’on balaye généralement d’un revers de main et qui, dans le cadre d’une véritable sociologie de l’individu, devront être étudiées.
Au final, que devons nous penser et attendre de cette « sociologie de l’individu » qui semble vouloir s’affirmer de plus en plus nettement aujourd’hui dans le champ de la recherche sociologique ? Quelles peuvent être les répercussions sociologiques, mais également politiques, voire morales qui pourront en découler ?
Indéniablement, les réflexions élaborées par les Corcuff, Kaufmann, Dubet, Martuccelli, etc. tendent à marquer une ligne de rupture nette avec une logique sociologique qui, depuis la naissance même de la discipline, était dominante, à savoir la prédominance accordée au « social » et la méfiance exprimée à l’égard de l’individu. Cette rupture est parfaitement louable et bienvenue. On peut à la limite déplorer qu’il ait fallu un siècle aux sociologues pour en arriver là, surtout lorsque l’on sait que ces idées ne sont finalement pas entièrement neuves et qu’elles ont déjà été avancées par des penseurs qui n’ont pas été entendus en leur temps.
Néanmoins, même si certains aspects du problème n’ont guère changé, un questionnement sur l’individualisme contemporain a beaucoup de leçons à tirer de tout ce que l’humanité a vécu au cours de ces dernières décennies : guerres, génocides, terrorisme, révolution néo-libérale, évolutions au niveau des mœurs, du droit…
Ce qui serait regrettable, ce serait que les penseurs actuels de l’individualisme ne prennent pas en compte les différents écueils déjà mis en évidence par leurs prédécesseurs, écueils sur lesquels la pensée individualiste contemporaine, qu’elle soit sociologique ou politique, risque fort de venir s’échouer. Nous avons essayé d’en préciser quelques uns, à titre d’exemple, en partant de la pensée de Georges Palante. Ce travail peut sans doute être étendu de la même manière aux réflexions de quelques-uns des autres grands oubliés de l’histoire de l’individualisme.
Image : Palante en société. Dessin original de Ncole Legay (1988), © Dicole Legay.