1. Limite * à métrique * topologique *.
Notion allant apparemment de soi, la frontière connaît une existence concrète dans une fenêtre historique déterminée. Avant que l’État n’existe, elle n’a pas d’objet. Avant qu’il n’ait les moyens de la tracer et de la défendre, elle demeure un rêve. Dans un Monde démilitarisé ouvert aux échanges, elle perd son sens. Les grands empires , romain (Limes) et chinois (Grandes Murailles) en tête, ont édifié des barrières réputées infranchissables, mais au coût exorbitant et devenant perméables dès que le rapport des forces se modifiait au détriment du défenseur. De fait, même dans les États anciennement et solidement intégrés et ayant, en outre, le regard tourné vers la « ligne bleue des Vosges » ou d’autres horizons mythiques fluviaux et montagneux, la surveillance des frontières se révélait extrêmement onéreuse, pour les marchandises comme pour les personnes, et souvent hors de portée budgétaire des États. C’est seulement au XXe siècle et dans les pays les plus développés que le contrôle devint raisonnablement efficace. Mais, à peine quelques décennies plus tard, la frontière canado- étatsunienne et, un peu après, les frontières de l’Europe occidentale continentale (accord de Schengen, 1985 ; convention de Schengen 1990 ; application 1995 ; diverses extensions depuis 1997) s’effaçaient progressivement. Un monde sans frontières gardées commençait à exister.
L’utopie de la frontière a produit des objets géographiques spécifiques. Les systèmes de défense en ligne qui, à partir du XIXe siècle, évoluent en no man’s land, zones démilitarisées, zones tampons participent de la notion de glacis, organisée en surface, mais dans une perspective lourdement topologique, puisque conçue pour rendre aussi parfaite que possible la discontinuité , de la frontière . On peut même considérer que le glacis , à l’instar des zones d’appui du Mur de Berlin (1961-1989), équipées de protections renforcées et de systèmes de tir automatique, ou de la zone vide séparant Soweto de Johannesburg au temps de l’apartheid , ont constitué des accessoires pour s’approcher concrètement de l’idée d’une ligne de séparation absolue. C’est encore dans cette classe d’objets que l’on peut ranger le mur de défense multifonctionnel progressivement mis en place par l’État marocain pour verrouiller sa conquête du Sahara occidental, ou encore la « barrière de séparation », un système de fortifications édifié à partir de 2002 par l’armée israélienne autour des territoires palestiniens, qui présentent une certaine efficacité contre des ennemis à la puissance de feu limitée. Même lorsque la ligne se transforme apparemment en point quand la frontière s’actualise dans des noeuds de réseaux (gares, ports, aéroports), le contrôle du passage ne s’exprime efficacement que par la surface, ici les sas de franchissements et les dispositifs qui les accompagnent, avec leurs effets sur les espaces alentour. Un aéroport international génère ainsi un espace extrêmement consistant qui crée à lui seul une polarité majeure à l’échelle d’une métropole. La différence avec la frontière classique est que, dans ce cas, l’interface se situe, non plus sur les marges périphériques comme cela se produisait quand la frontière correspondait à une zone marginale de l’espace économique national, mais au coeur, dans les centres des espaces productifs qui émettent les flux.
Cette nouvelle configuration est cependant à son tour battue en brèche si ce ne sont plus des réalités matérielles, mais des flux d’information qu’on veut contrôler. Les frontières numériques existent, mais elles se lisent dans le droit, dans l’action judiciaire, dans les blocages de sites, de réseaux ou d’accès ou, en cas de conflit, dans le piratage informatique. Le pays à contrôler n’est plus alors un territoire, mais un lieu réticulaire. La difficulté à régler les contentieux frontaliers sur mer (comme en mer de Chine du Sud entre la Chine, le Vietnam, Taiwan et les Philippines) exprime aussi le caractère très particulier de la ligne frontalière, impossible à fixer dès qu’une ligne de front n’indique plus, point par point, les lieux où s’annule le rapport de forces entre les deux armées face- à- face. Le paradoxe est pourtant à chercher ailleurs : une frontière n’est effective comme ligne que lorsqu’elle n’est pas menacée, en temps de paix. Elle permet aux différences entre modes de vie, systèmes juridiques, organisations politiques de s’exprimer de manière topologique, donc particulièrement visible. Même dans ce cas, le caractère saillant de l’objet- frontière le condamne à être constamment érodé, par exemple par la contrebande, qui nie le protectionnisme et tend à égaliser les situations du point de vue du marché . Des pays entiers sont profondément marqués (le Nigeria avec la contrebande pétrolière) ou même largement caractérisés (trafic de produits taxés avec l’Andorre, transferts financiers avec les nombreux « paradis fiscaux ») par la subversion de la frontière.
Trois types d’effets spatiaux de la frontière ont été mis en valeur : celle de barrière, qui est sa raison d’être, mais aussi celle d’interface et celle de territoire. Dans le deuxième cas, la frontière ne fait que filtrer et canaliser des relations entre espaces qui existeraient de manière plus diffuse sans elle. Dans le dernier, du fait des deux premières fonctions, elle crée un territoire frontalier, dupliqué de chaque côté de la ligne, c’est- à- dire, au bout du compte, des confins d’un genre particulier. Une des seules frontières incontestablement fonctionnelles fut la frontière nord- américaine, c’est- à- dire un front pionnier colonial, dynamique parce que résultat d’un rapport de forces très déséquilibré entre défenseurs et assaillants. Thermomètre de la conquête, la frontière cesse alors, pour un temps, d’être une chimère destructrice et devient, vue du côté des gagnants, l’emblème de l’aventure. On retrouve ce cas de figure dans la colonisation de l’Amérique du Sud et de l’Afrique par les Européens, de la Sibérie par les Russes et de manière moins aisément lisible en raison de l’indignation qu’elle suscite de la colonisation de la Palestine par l’État israélien, générant une « topologie furtive » spatialement très complexe. Enfin, depuis le début du XXIe siècle, le thème de la frontière est devenu un réservoir dynamique de métaphores spatiales. En allemand, le mot Grenze (« frontière ») prend souvent le sens plus général de limite lorsqu’il s’agit, par exemple, de poser des bornes à la liberté de celui sur lequel on exerce une autorité. « Alles hat seine Grenzen », « il y a une limite à tout », n’est- ce pas ? Le leader populiste suisse Christoph Blocher a souvent cherché à jouer sur le mot. « Nous vivons à une époque où les frontières/limites [Grenzen] ne sont plus respectées », a- t-il ainsi déclaré le 8 mai 2005 lorsqu’il faisait campagne pour le non de son pays à l’accord de Schengen.
Dans une tradition légèrement plus esthétisante mais tout aussi déterminée, certains intellectuels néo- conservateurs français ont la même tentation : ils présentent les frontières dans des termes similaires à la manière dont certains psychanalystes et psychiatres, tout aussi conservateurs, décrivent parfois l’« autorité paternelle » : l’expression de la loi, dont le contenu importe peu et qui pourra même être un jour transgressée, mais qui offre l’avantage de permettre aux individus (ou par extension aux sociétés, donc) de « se structurer », d’avoir des « repères ». Et justement, professe Régis Debray : « L’abolition des frontières ne produit pas de l’anonyme et de l’interchangeable mais du régressif, du barricadé, du soupçonneux. Un monde sans frontières serait un monde où personne ne pourrait échapper aux exécuteurs de fatwas ou aux kidnappeurs de la CIA. » La frontière est une figure de style gagnante de la pensée paresseuse. Elle s’appuie sur un bon sens aux effets implacables : qui nierait que le licite n’est pas l’illicite, que je ne suis pas toi, qu’ici n’est pas là ? Sans l’aide des oppositions simples que nous pouvons aisément établir entre les choses, entre les gens ou entre les pays, où irions- nous ? Ceux qui sont un tout petit peu moins indolents ont cependant peu à peu appris à se méfier d’un trop grand primat du discontinu (il y a toujours des continuités sous-jacentes), mais aussi du continu (il y a bien parfois des ruptures) et, tout compte fait, de la discontinuité trop marquée entre le continu et le discontinu. Les frontières existent entre les États ou, plus généralement, entre entités politiques, que celles- ci soient ou non dotées de pouvoirs géopolitiques. Mais toutes les limites ne sont pas des frontières : celles- ci correspondent à une limite franche entre deux territoires, mais il y a aussi des limites floues (comme les « marches » et les confins de pays ou d’aires culturelles, ou même le passage d’un quartier à l’autre d’une ville). La majorité des espaces, en particulier ceux que créent les individus, ne sont pas des territoires mais des réseaux. Enfin, il y a des espaces qui ne sont pas « limités » par d’autres car ils ne sont pas juxtaposés mais « inclus » les uns dans les autres (emboîtement) ou « superposés » (cospatialité). C’est d’ailleurs pour cette raison que, depuis que le modèle exclusif de l’État s’affaiblit dans les esprits et dans la pratique, certaines frontières disparaissent ou s’affaiblissent, comme en Europe, tandis qu’on se rend plus attentifs à d’autres différenciations de l’espace, moins reliées au registre de la guerre, davantage porteuses des déséquilibres dynamiques de la sociétalité. Au contraire rabattre les phénomènes complexes sur des archaïsmes élémentaires produit tout sauf de la simplicité : cela donne aux mots le pouvoir de figurer la violence, celle qui serait déchaînée si on s’employait à ajuster malgré tout un monde qui se dérobe à ses désirs réductionnistes. Comme banalité impensée, la frontière glisse vers l’obsolescence. Comme exception réfléchie, elle conserve un avenir raisonnable. Une frontière se traverse, s’abaisse, s’annule. Ce qui fait vraiment sens, c’est de franchir, comme l’a montré Kevin Sutton. Franchir enrichit le passeur du trouble de son franchissement. Toutes les limites, aussi molles, floues ou douces soient- elles, le permettent, et plus encore si le passage ne porte aucune souffrance.
Jacques Lévy.
2. On a pu croire à une disparition des frontières dans l’avalanche de transformations sociales, économiques et spatiales qui ont suivi la chute du mur de Berlin. Les frontières continuent pourtant à organiser l’espace et à permettre de le comprendre. Parmi les représentations de l’ordre spatial, la frontière conserve un statut particulier, issu peut- être du caractère religieux et sacré qu’avait le processus de délimitation dans l’antiquité, comme en témoigne le récit de la fondation de Rome. Cet objet spatial est tout autant une construction sociale qu’une institution. Cela implique que les acteurs de la frontière soient aussi bien ceux qui la font ou la remettent en cause politiquement, à savoir les États, que tous ceux, qui, au quotidien, agissent autour et en fonction d’elle. La frontière marque ainsi le point de différenciation d’avec l’autre, elle matérialise l’altérité : toute frontière introduit « de la distance dans la proximité » (Arbaret- Schulz, 2002). Cette dimension ontologique participe de la compréhension des enjeux qui en font un objet en mutation. La frontière est en effet l’expression du rapport du pouvoir à l’espace. Or, d’un côté, les pouvoirs étatiques sont mis à l’épreuve par la mondialisation, les ententes supra- nationales, les « devoirs d’ingérence » ou les problématiques écologiques planétaires. Et, de l’autre côté, l’organisation de l’espace se transforme sous l’effet des flux et des réseaux.
L’inscription spatiale de la frontière devient ainsi de plus en plus difficile à établir, jusqu’à permettre de la qualifier de « mobile ». On peut définir la frontière moderne d’abord comme une convention, mobilisée pour soutenir une construction politique. Il s’agit d’un objet de droit international, dont la nature linéaire date du moment où les États européens consolidaient leur puissance sur la base d’une souveraineté territoriale fixée en regard de celle des voisins. Ce premier sens, de ligne arbitraire fixée pour définir les limites d’un État, date des lendemains de la paix de Westphalie (1648), et marque le passage d’un ordre féodal à un ordre étatique. Fondatrices, dès lors, de l’ordre international, ces frontières se sont exportées dans le sillage de la colonisation et de son dénouement, fondant les principes de délimitation du périmètre des indépendances. La frontière conventionnelle est aussi fille de la science.
Elle coïncide avec la cartographie moderne, qui a permis de représenter et d’attester de ces lignes abstraites sur le papier et ainsi de les stabiliser. Les référents naturels permettaient aussi d’adosser ces constructions territoriales à un ordre naturel transcendant : l’idée de frontière « naturelle » repose ainsi sur un ordre politique fondé par le droit divin. Comment bouge la frontière ? Il existe bel et bien des frontières qui s’ouvrent. Autour des dyades faciles à traverser, des territoires transfrontaliers peuvent se construire, et constituer des espaces identitaires spécifiques, où la limite devient potentiellement créatrice de lien et se fait interface. De nouvelles dynamiques politiques, sociales et culturelles émergent là avec vigueur. Des alliances se nouent et des coopérations sont entreprises, parfois de manière réactive sur une nostalgie d’identités historiques, mais souvent de manière proactive et pragmatique, se saisissant de l’ouverture comme d’une opportunité financière ou politique. Ces recompositions, perturbant l’emboîtement politique classique, accompagnent le renouvellement des modes de gouvernance. Si l’ouverture assouplit là les contraintes imposées aux échanges, elle ne lisse pas les différences entre pays. Au contraire, aux échelles locales, elle met en valeur les différentiels frontaliers, et en fait des ressources spécifiques potentielles.
Dans le même temps, des processus de plus en plus fréquents de fermetures nouvelles sont à l’oeuvre, dont témoigne la recrudescence paradoxale des murs depuis la chute de celui de Berlin (22 000 km de murs construits et en projet). Celle- ci questionne profondément la pensée géopolitique dans un monde de flux, mettant en évidence leur traitement différencié (capitaux vs marchandises, idées vs individus). Les murs en tant que barrières matérielles et/ou technologiques (« smart borders ») prolifèrent en ce début de XXIe siècle, alors qu’ils représentent une expression ancienne de l’enfermement que beaucoup se représentaient comme caduque à la fin du XXe siècle. Plus encore, leurs promoteurs sont en grande majorité des démocraties (États- Unis, Inde). Mais pour toutes les frontières contemporaines, qu’elles soient ouvertes ou fermées, fonctions et formes se dissocient et se diversifient. En tant que lieu du contrôle et de la protection de l’identité nationale, la frontière prend des formes réticulaires et discrètes de noeuds de réseaux. En témoigne la douane « volante » organisée en fonction des grands axes routiers, des infrastructures de transport (aéroports et gares) définissant des portes d’entrée « intérieures » intégrant les lieux d’enfermement des migrants criminalisés, parce qu’illégaux. Ces lignes arbitraires définissant la limite entre États sont donc devenues des objets spatiaux complexes, conjuguant des dynamiques réticulaires et des métriques topologiques. Les deux processus d’ouverture et de fermeture (« deborderingrebordering ») ne sont plus antagonistes, mais agissent simultanément pour trier, en même temps et au même lieu, les personnes et les biens. Les frontières sont donc marquées par des processus constants de déterritorialisation reterritorialisation qui les sélectionnent, les rehiérarchisent mais aussi qui les rendent plus diverses dans leurs formes et leurs matérialisations et justifient l’expression de « frontière mobile».
Anne-Laure Amilhat Szary et Marie-Christine Fourny.