En France, lors du second tour de l’élection présidentielle 2022, le 24 avril, 34,2 % des électeurs inscrits sur les listes électorales n’ont pas exprimé de préférence entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen.
Autrement dit, ils ont chacun voté de facto à 58,5 % pour E. Macron et à 41,5 % pour M. Le Pen. Pour certains, il s’agissait d’un pari : Le Pen n’avait aucune chance de passer. Pari pas totalement absurde, vu que la présidentielle en France se gagne en général avec une majorité très courte, et que les sondages prévoyaient une avance pour E. Macron (6,5 % pour le sondage Ipsos du 22 avril 2022 auprès de 12129 personnes) en général plus importante que cette courte avance (2,73 % depuis 1965, si l’on excepte les cas un peu particuliers de Poher vs Pompidou en 1969 et ceux de « front républicain » en 2002 et 2017).
Pour d’autres, l’abstention, le vote blanc ou le vote nul manifestait peut-être quelque chose, mais cette manifestation n’a pas de sens dans le système électoral de la cinquième République, qui fonctionne comme fonctionnent en général les compétitions ne désignant qu’un seul vainqueur :: les supporters du perdant acceptent la défaite de leur champion et reconnaissent la victoire du vainqueur. Les dégringolades de Yannick Jadot et de Valérie Pécresse sont sans doute en partie dues au refus par ceux-ci d’assumer leurs victoires aux primaires, et par un réflexe absurde de s’être mis dans la main de leur dauphine et dauphin radicaux ou extrémistes, obérant tout mouvement de recentrage, dont on sait qu’il est essentiel en fin de campagne.
Face à ce gros tiers d’électeurs ayant décidé d’admettre le résultat du scrutin quel qu’il fût, il y avait les convaincus. Ceux qui se sont déplacés au bureau de vote pour choisir soit Emmanuel Macron, disons les Macronistes, soit Marine Le Pen, disons les Lepénistes. C’est la France qui décide.
Ou plus exactement, qui pense décider, comme on va le voir en examinant sa géographie à l’aide d’une carte un peu particulière : la carte des densités de votes.
Le principe de cette carte est simple : au lieu de représenter une part des suffrages par commune pour chacun des deux candidats, nous représentons la densité de suffrages exprimés. Pour fixer les idées, c’est un peu comme si nous décidions de nous promener quelque part en France, dans une commune, et que nous évaluions la probabilité de tomber au hasard sur un ou une Marcroniste ou sur un ou une Lepéniste. Quand la densité de votes de l’un est élevée, une telle rencontre est facile, rapide, presque automatique. Quand elle est faible, cette rencontre est moins immédiate.
Cela dit, on comprend immédiatement que la densité de votes donne une carte qui a l’allure générale de la carte de la densité de population (au niveau communal) sur le territoire français. Elle varie dans le détail, car il y a ici ou là plus de Macronistes ou de Lepénistes qu’ailleurs. Mais ces nuances ne sont pas si marquées qu’elles puissent modifier visuellement de manière évidente la carte du peuplement de la France (appréhendé selon la densité de population, pour le territoire métropolitain), et surtout de sa structure (on répartit ici les communes en centiles).
Toutefois, par un habile travail cartographique, qui consiste peu ou prou à mélanger les deux cartes de densité, celle du vote Macron et celle du vote Le Pen, une carte intéressante apparaît sous nos yeux, montrant une structure géographique du vote qui, tout en reprenant tout ce que l’on sait déjà et qui a été dit et redit par les géographes, nous dit aussi quelque chose de subtil sur la géographie d’un vote tel que celui de la présidentielle française.
Et cette carte permet d’éclairer ce qu’un cartogramme occulte — « arrondissant les angles » littéralement — en faisant disparaitre les territoires intermédiaires, notamment le grand périurbain, qui occupe une place symbolique de premier plan dans les débats politiques. Elle est toutefois fondée sur un principe similaire, qui essaie de prendre en compte le poids démographique des territoires dans la représentation du vote.
En effet, sans entrer ici dans les détails techniques de cette « chromocartographie » — une cartographie par mélange de couches colorées1 —, on voit sur la carte quatre espaces de couleurs dominantes distinctes qui dessinent quatre géographies reconnaissables. Rappelons qu’une carte n’est véritablement intéressante que quand elle peut être lue et interprétée, notamment par rapport à d’autres cartes bien connues.
La première de ces géographies, c’est le blanc de la carte : la ville, l’espace urbain ; là où réside, habite et vit grosso modo une majorité de la population française.
La seconde géographie, ce sont les parties les plus sombres de la carte : le « désert français » ou des sortes de « diagonales du vide », comme on a pu dire. Des espaces de très faible densité, agricoles, sylvicoles ou montagnards.
Viennent enfin deux géographies, l’une dans les verts (du vert très pâle au vert soutenu voire au gris vert foncé), l’autre dans les rouges (du rose très pâle au rouge soutenu, voire au marron foncé). Ces espaces sont respectivement plutôt macronistes et plutôt lepénistes, ceci relativement au niveau de densité générale de chacun des deux candidats (sinon, vu qu’E. Macron a gagné, la carte serait quasiment entièrement verte).
Le commentaire détaillé de ces deux géographies partisanes pourrait nous occuper longuement. Nous n’en avons pas la place, et c’est d’ailleurs une géographie identique à celle de la présidentielle de 2017. 2022 ne fait que confirmer ce qui avait fait l’arrivée au pouvoir d’E. Macron. On ne change pas une équipe d’électeurs qui gagne…
Pour aller très vite, on voit très nettement une France qui se sent bien, la verte, et une France qui ne va pas bien, la rouge. La Bretagne et le Sud-Ouest, avec notamment tout ce périurbain macroniste des villes du sud-ouest du massif-central ; une bonne partie du bassin parisien, dont l’est de la Seine-et-Marne, où à l’inverse s’est installé le lepénisme.
Des analyses plus locales, faciles à mener du fait de l’usage d’un fond de carte habituel (non « déformé »), permettent de repérer avec précision le sourcil lepéniste qui surmonte l’œil riche et bien portant de Bordeaux. Le long de la Garonne on suit aussi très bien Le Pen à la trace. Et en bien d’autres endroits du pays, comme dans la plaine de la Saône, on voit bien ces juxtapositions entre des périphéries vertes proches des villes et des axes urbains peuplés, et des périphéries rouges plus éloignées, par endroit assez foncées, c’est-à-dire très peu denses.
Mais que signifie précisément cette faible densité de votes ? Eh bien une chose qui n’est que peu dicible : dans ces territoires sombres, il ne sert à peu près à rien de voter. Noir légèrement rouge, ou noir légèrement vert, ce ne sont que très peu d’électeurs, dont le positionnement éventuellement radical pour un camp ou pour l’autre — et dans les zones noires, un clivage partisan net au sein de quelques dizaines de personnes — n’a d’importance que pour animer les discussions au café du commerce. Et même pas : il n’y a plus de café, ni de commerce du reste.
Car ce qu’il faut bien comprendre, et ce qui est presqu’un truisme pour qui y réfléchit bien (comme l’a fait Manouk Borzakian dans ces colonnes), c’est que les électeurs de Marine Le Pen, si on les cherche, on a bien plus de chance de les trouver dans l’espace blanc de la carte, c’est-à-dire à peu près au même endroit que les électeurs d’Emmanuel Macron. Mais toute la différence est dans cet « à peu près ».
Elle se voit très nettement, cette différence, dans la coloration vert pâle du tissu de communes des « pays de la Loire », dans la région de Nantes, en Bretagne, dans les villes du sud-ouest, dans les premières périphéries des villes françaises en général, y compris quand ces villes sont plongées dans un océan rouge-marron comme Reims, Amiens, Rouen, etc.
Selon le principe cartographique utilisé, une coloration soutenue correspond à une densité plutôt faible. Si bien que ce vote macroniste ne vient qu’en appoint de celui qui s’exprime dans les zones plus blanches, c’est-à-dire plus denses. Mais à y regarder de près, on voit aussi qu’il existe au nord de la France, immédiatement au sud de la tache verte de Lille et de ses banlieues cossues, toute une bande très claire, presque blanche, quoique légèrement rosée. C’est le Bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, patrimoine mondial de l’Unesco et fief du Lepénisme « mariniste »… Ces électeurs pèsent dans le résultat du scrutin. On retrouve cette nuance de rose dans le blanc du pourtour méditerranéen, même si la structure spatiale y est plus nettement celle de gradients quand on s’éloigne des cœurs des aires urbaines (la signature géographique du lepénisme canal historique, celui du père, dont le flambeau est repris par celui de sa petite-fille Marion). On remarquera la structure intéressante du Languedoc et de la basse vallée du Rhône, où le périurbain le plus éloigné est plutôt macroniste, sur les contreforts ou même inséré dans les massifs montagneux qui encadrent la plaine.
Car il faut aussi le dire : c’est dans cette France blanche, ou légèrement colorée, que se joue l’élection. C’est là que sont les masses d’électeurs qui occupent les bulles du cartogramme électoral dont on a maintenant l’habitude. C’est là que s’établit le rapport de force 58,5 %/41,5 %. C’est là que se joue l’élection. Au plan électoral, c’est la France utile. Autrement dit, c’est dans cette France de lumière qu’Emmanuel Macron est allé chercher les voix dont il avait besoin pour gagner. C’est le plan de bataille de tout stratège politique national.
Pour s’en convaincre, il suffit de dresser une carte d’une simplicité déconcertante : celle des communes qui, prises ensemble, fournissent la majorité des suffrages à Emmanuel Macron. Et puisque l’on dit que le vote Macron est un vote urbain, donc un vote de la densité, ne retenons pour cette carte que les communes les plus densément peuplées.
En clair : nous classons les communes par ordre décroissant de densité de vote « Macron » (utilisée ici pour déterminer l’urbanité macronienne), puis nous les sélectionnons depuis la première pour que le cumul de voix obtenues atteigne la majorité des suffrages exprimés. Sur la carte, c’est cette France dorée — 1253 communes —, qui se superpose très bien au blanc de la carte des densités de votes. Emmanuel Macron, pour être élu, n’a pas besoin d’une autre France que cette France resserrée sur son réseau urbain. Un environnement relativement homogène et finalement assez facile à cibler, à parcourir et à couvrir en temps de campagne.
Maintenant, considérons le point de vue inverse : l’idée que le vote pour Marine Le Pen serait un vote périphérique, périurbain, anti-urbain, ou a minima non-urbain. On ne peut dresser la même carte que la précédente, car par définition M. Le Pen n’a pas obtenu la majorité des suffrages. En revanche, on peut cartographier l’espace qui lui apporte la moitié des voix qui se sont portées sur son nom. Et pour ordonner cet espace, symétriquement au choix fait pour la carte d’E. Macron, pro-urbain, nous pouvons cumuler les votes dans les communes ordonnées par densité croissante, des moins urbaines aux plus urbaines.
Cette carte, c’est celle de la France rouillée. 31345 communes, les moins urbaines du pays, qui apporteraient à Marine Le Pen la moitié de ses électeurs, les autres étant à trouver en ville, au cœur du territoire macroniste, donc.
Bien que cette stratégie soit en parfaite cohérence avec la composante anti-métropolitaine de la doctrine politique lepéniste, obligeant à prendre l’expression « campagne politique » au pied de la lettre, on comprend qu’elle est électoralement impraticable. En tout cas pas concrètement. En revanche, on comprend aussi par ce biais qu’elle ne peut se réaliser que dans le domaine symbolique, en convoquant un territoire français abstrait, essentiellement rural, aux paysages bucoliques génériques, qui sert de terrain et permet de battre en quelque sorte virtuellement la campagne que l’on ne peut couvrir ; même avec des bottes de sept lieues on serait à la peine.
La France idéale de Marine Le Pen n’est pas quelque part, elle est partout, c’est-à-dire n’importe où ; « anywhere ». La France concrète de Macron, elle, est précisément localisée quelque part ; « somewhere ». Tout à l’inverse de cette formule de l’essayiste britannique David Goodhart qui pimente désormais tous les débats télévisés sur les fractures de la société française : l’opposition entre les « somewhere », le peuple ancré dans le territoire, et les « anywhere », ces gens de nulle part, dont on connait bien les ancêtres : l’élite mondialisée, transnationale, les juifs.
La seule stratégie de campagne réaliste pour M. Le Pen est donc d’aller chasser sur les terres urbaines d’E. Macron, aux endroits où la qualité de la ville laisse le plus à désirer.
Mais malheureusement pour Marine Le Pen, l’or, ça ne rouille pas.