L’extrait de texte d’André Corboz que cite Vincent Kaufmann pour introduire la thématique de cette session du séminaire questionne le lien entre sciences sociales et architecture. Il fait état de l’absence de communication qui règne entre deux groupes de chercheurs : les géographes, planificateurs, sociologues, démographes, historiens et historiens de la ville d’une part, les historiens de l’urbanisme et architectes, d’autre part. André Corboz constate que les objets scientifiques des deux groupes divergent, et ce malgré le fait qu’ils traitent du même objet matériel.
Cette observation nous sert de point d’entrée pour analyser les formes urbaines et les usages à travers trois interventions : alors que Marc Breviglieri présente ses travaux consacrés aux formes urbaines, Sven Kesselring, quant à lui, fait une analyse des réseaux et des stratégies de mobilité. Enfin, Max Bergman et Katharina Manderscheid nous proposent une réflexion sur l’expérience de l’espace et de la structure sociale.
L’éthique architecturale et la préoccupation pour l’usage.
Marc Breviglieri
Marc Breviglieri ouvre une piste de recherche qui croise une sociologie du métier d’architecte et une sociologie des usages de la ville, en s’appuyant sur plusieurs considérations.
Il s’intéresse aux deux dimensions de la forme architecturale dans son rapport à l’action, c’est-à-dire qu’elle détermine et laisse faire à la fois. L’architecture est ainsi vue comme étant disciplinaire et autoritaire, d’une part, libérale et ouverte à l’indétermination, d’autre part. L’éthique architecturale se situe entre ces deux dimensions. L’architecte exerce une influence sur l’usager de la forme, ce qui lui impose dès lors une certaine vigilance. Un retour dans les traités d’architecture, notamment les dix livres de Vitruve, permet de questionner cette éthique et sa dimension normative. Deux postures sont proposées.
D’abord, l’architecte et l’usager se doivent de partager des axes de valeur afin de s’entendre sur la qualité du bâtiment et sur son usage. Les trois axes de valeur que Vitruve décrit, la solidité, l’utilité et la beauté doivent alors se rencontrer dans la conception d’un édifice. C’est bien sur l’axe de l’utilité que se situe l’usage. Ici, la notion d’usage est certes liée à une forme de liberté, mais plutôt dans le sens de l’accessibilité permise aux choses. Néanmoins, cette accessibilité détermine déjà, en quelque sorte, le seuil de liberté de cet usage.
Ensuite, le concept de convenance, qui se situe entre l’homme et le bâti, informe bien sur cette question de l’usage. Déjà chez Platon, en reprenant les termes de Marc Breviglieri, elle se rapproche du beau ou vise un bien, et consiste en un certain mieux être. La variété infinie de convenances, primordiale dans l’architecture, lui confère une forme de liberté. Mais en réalité, la forme, dans la pensée architecturale, est déjà investie d’une part d’intention. Elle est une forme modélisable.
Puis, l’activité de l’architecte est analysée à travers la question platonicienne de la forme, qui montre l’importance de la dimension de l’usage dans l’architecture, interdépendante de l’art de fabriquer une chose. Le paradigme de la vision se situe au cœur du modèle platonicien. Le projet de l’architecte suppose une stabilité des formes, une distance mentale et, comme le souligne Marc Breviglieri ‘une unité d’expérience suffisamment vaste pour appréhender directement le système de référents conventionnels introduit à partir de la forme de l’édifice’. La tradition occidentale met l’accent sur ce paradigme de la vision pour penser la ville. Mais la vue nous rapproche surtout d’une modélisation de l’usage des édifices. Ainsi, étant donné qu’elle est insuffisante pour comprendre cette notion d’usage, prendre en compte le paradigme du toucher permet de mieux l’appréhender. En effet, les deux paradigmes entretiennent un rapport opposé à la forme.
Les traités de Vitruve et de Platon peuvent se rapprocher à plusieurs égards : l’axe de la solidité renvoie à la forme platonicienne, stable et conçue pour la durée ; les deux axes du beau et de l’utile renvoient, quant à eux, au vivre ensemble des citoyens.
Enfin, ce sont les limites de la pratique architecturale qui sont questionnées. Il nous est proposé ainsi d’aborder l’usage sous un autre angle, l’usage personnalisé, durable, habituel et usant des choses et à réfléchir sur quatre de ses caractéristiques, qui posent problème à l’architecte : l’usure, complémentaire à l’usager, a tendance à être considérée dans sa dimension de gravité dans l’éthique architecturale, alors que l’usage habituel s’en accommode ; l’habitude est préoccupante aux yeux de l’architecte, car elle atténue la vigilance de l’usager, et par là même le pouvoir que les formes lui confèrent ; l’usage habituel, non significatif, pose également problème dans le sens où l’éthique architecturale est liée à la production de référents et à la construction d’un monde minimalement signifiant. Celle-ci opère une démarcation entre les individus et les édifices, ainsi qu’entre les édifices à usage public et privé, qui va à l’encontre d’une appropriation, d’un usage, par la familiarité.
Ces modélisations de l’usage ont été alimentées par la culture intellectuelle occidentale, notamment par les sciences humaines, qui le pensent essentiellement à partir de la coutume, de la consommation et de l’utilisation fonctionnelle, et sur la base du paradigme de la vision, aux dépens de celui du toucher. Finalement, c’est l’usage usuel, usant et familier qui pose problème à l’architecture, alors qu’il pourrait bien renforcer l’impression d’habiter du citadin, et donc permettre un rapport sensible aux formes de la ville.
Manuel Castells revient sur cette intervention en faisant état d’une transformation de la pratique architecturale. À ses yeux, cette transformation est double : tant organisationnelle que technologique. Ainsi, l’architecte se doit aujourd’hui de maîtriser totalement les outils informatiques pour la pratique de sa profession. Les créateurs, eux, se situent au sommet de la hiérarchie. C’est ensuite que les informaticiens architectes ― ou inversement ― mettent en forme les projets et mobilisent des réseaux complexes de sous-traitance pour leur réalisation. Dans ce schéma, l’architecte en tant que tel a donc pratiquement disparu. Ceux qui tentent de résister et de s’affirmer en tant que créateurs font certes appel à l’usager, mais pour se défendre en tant que créateurs individuels, s’opposant aux machines de production architecturale. En ce sens, dans les deux cas, l’usager disparaît.
Agnès Sander relève que la relation entre architecte et usager était différente à l’époque de Vitruve, et probablement jusqu’au 18e siècle, où il y avait une connaissance intime des pratiques, du nombre de domestiques et de la manière dont il fallait disposer les pièces. Enfin, est-ce vraiment dans le dialogue entre architecte et usager que se pose la question de l’éthique ? Jérôme Chenal souligne que le mouvement moderne, dès les années 1920, a écarté les trois axes de valeur de Vitruve. En lieu et place d’utilité, de beauté et de solidité, on parle alors plutôt de fonction, d’esthétisme et, enfin, la question de la solidité semble aller de soi et ne se pose donc pas en ces termes. Le mouvement moderne a opéré un dépassement de ces trois axes de valeur.
Bien que les mots changent, Marc Breviglieri doute que ces axes de valeurs soient réellement dépassés.
Les pionniers de la mobilité: nouvelles formes d’(im)mobilité à l’âge de la seconde modernité.
Sven Kesselring
Pour cette intervention, Sven Kesselring nous présente un projet de recherche consacré aux pionniers de la mobilité et aux trois types idéaux de stratégies que ceux-ci développent, qui s’inscrivent dans le contexte théorique de la société du risque. Les formes urbaines ne façonnent pas à elles seules la mobilité ou le comportement des individus, mais ce sont également les décisions de ces derniers et leurs actions au sein même de ces formes qui les modèlent.
La notion de société mobile du risque, qui peut être rapprochée de celle de société en réseau, est issue d’un changement de paradigme dans la sociologie allemande, concrétisé notamment avec la parution de l’ouvrage La société du risque d’Ulrich Beck. Il marque le passage d’une sociologie de la société industrielle à une sociologie de la société du risque. L’idée de précarité ou d’instabilité de la modernité est devenue centrale. Ceci a mis fin, d’une certaine manière, à la tradition allemande weberienne et a amené la question de la modernisation de la modernité, ou d’une modernité réflexive. Ce fut également l’occasion de débattre de la fin de l’État nation, qui se caractérisait par une certaine fixité dans les sociétés modernes. La société mondiale du risque prend sens, notamment, à la lumière des risques terroristes ou des réseaux illégaux, toujours plus présents à l’échelle globale. Les réflexions sur le cosmopolitisme et la globalisation, chères à Ulrich Beck, peuvent alors prendre forme. La révolution des technologies de l’information et de la communication par exemple, et en particulier Internet, est au cœur de ce changement.
En principe, dans cette perspective, ces transformations ne sont pas appréhendées à l’échelle microsociale, ceci dans l’idée que cette globalisation ne peut être identifiée dans la vie quotidienne des individus. Partir de la mobilité, en tant qu’indicateur d’intégration sociale, permet alors de comprendre ces mutations.
Ainsi, le projet consacré aux pionniers de la mobilité part des questions suivantes : Comment les individus, dans les branches de l’informatique, de l’information et de la communication et des médias, gèrent les attentes et les contraintes de la mobilité ? Comment ces dernières façonnent leurs relations sociales et leurs réseaux et quel est le rôle de la technologie dans leur construction sociale de la mobilité ? Enfin, est-il possible de décrire ces stratégies individuelles ?
Basé sur un échantillon de cent trente entretiens approfondis, le projet combine, entre autres méthodes, des cartes de réseaux sociaux et géographiques. Mais avant d’aborder les trois types idéaux de stratégies proposés, notons que de nombreux enquêtés ont mentionné les technologies de l’information et de la communication comme étant des lieux qui revêtent une importance particulière dans leur vie : sites Internet personnels, e-mail, ordinateur, téléphone, etc. De plus, la question de la stabilité semble être une préoccupation récurrente, alors même que l’objet de la recherche se consacre à la mobilité et au changement. Il est dès lors pertinent de s’interroger sur le sens et l’importance de l’immobilité, et de se demander si celle-ci n’est pas en soi une stratégie qui permet de gérer les contraintes de la mobilité.
Le premier type observé est la stratégie de mobilité centrée, représentée par une constellation qui se compose d’un centre stable et de lieux situés en périphérie de ce centre. Il s’agit de personnes voyageant certes beaucoup, mais en partant toujours de ce centre stable, pour se rendre vers les lieux périphériques, et enfin revenir dans ce même centre. Dans ce cas, le lieu prend sens et est représenté par un noyau de stabilité, sous forme de village, de ville, de maison, d’amis ou autres. L’identité est ici centrée et ces personnes élaborent des plans clairement définis, de véritables itinéraires de vie. Néanmoins, ce schéma est généralement considéré comme une phase temporaire, qui sera alors suivie d’une autre, plus stable. Il s’agit en fait plutôt d’un instrument de développement de la propre carrière.
Le second type est la stratégie dite décentrée, représentée par une constellation qui se compose de plusieurs noyaux de stabilité, correspondant par exemple au lieu de résidence, au centre logistique et au lieu où vivent famille ou amis. Dans ce cas, les personnes se déplacent d’un lieu à l’autre à l’image d’un tunnel. Dans cette configuration, ce n’est plus un seul lieu qui prend sens, mais plusieurs. Nous avons ici un modèle de pluri-localité, dans lequel le lien entre les espaces matériel, social et numérique s’avère particulièrement complexe. La stabilité est ainsi rendue possible au moyen de la technologie et des réseaux numériques.
Enfin, le dernier type est la stratégie de mobilité réticulaire, à l’image de l’araignée se déplaçant sur sa toile. Les nombreux points de contacts, la forte interconnectivité entre les lieux et les personnes caractérisent cette stratégie. Malgré cela, la notion de stabilité n’est pas écartée : en effet, si certains contacts ne sont pas disponibles, d’autres peuvent être activés à tout moment. Cette stratégie correspond à un réseau de positionnement social.
Il ressort de ces types idéaux que la mobilité permet d’une certaine manière de gérer le risque, qui peut être réduit au moyen de ces stratégies. Parler de société mobile du risque revient à considérer les compétences de mobilité des individus, et donc la question de la motilité [1]. Ce projet consacré aux pionniers de la mobilité soulève des questions auxquelles il est encore difficile de répondre, notamment celle de l’identité et de l’appartenance sociale. Dans les conditions d’une société mobile du risque, de nombreux concepts de la sociologie moderne sont devenus ce qu’Ulrich Beck appelle des catégories zombie, car ils ne rendent pas compte des changements évoqués et sont issus d’une sociologie de la société industrielle. Cependant, aucune alternative à ce jour ne permet de les écarter . C’est à cette tâche que doivent s’atteler les réflexions théoriques à venir.
Selon Manuel Castells, la société du risque est basée sur des projets, qui sont par définition risqués. Il partage la notion de catégories zombies d’Ulrich Beck, qui permet de sortir des anciens concepts, non scientifiques car utilisés dans un contexte qui ne correspond plus aux réalités observées. Il revient également sur l’individualisme en réseau, qui n’a rien de contradictoire à ses yeux. Nos sociétés n’étant de loin pas faites d’individus isolés, on assisterait alors à une expansion de la sociabilité.
Mobilité professionnelle et parcours résidentiels : quelles marges de manœuvre individuelles ?
Max Bergman et Katharina Manderscheid
L’intervention de Katharina Manderscheid et de Max Bergman se base sur les résultats d’une recherche empirique suisse consacrée aux liens entre inégalités sociales et espace, dans sa dimension géographique, et en partant de l’idée que chaque société se caractérise par une forme particulière de spatialité.
Le contexte de cette recherche se situe au cœur des débats théoriques sur la relation entre inégalités sociales, espace géographique et mobilité. Plus précisément, il est question de comprendre dans quelle mesure les résultats observés s’insèrent dans les théories de la modernité ou se situent, au contraire, du côté d’une approche postmoderne.
L’approche moderne considère l’espace de la modernité comme étant tridimensionnel, isotrope et uniforme. Sigmund Bauman parle de modernité lourde, par opposition à une modernité dite liquide, et l’associe à l’ère de la conquête territoriale. Elle est aussi l’ère de la domination de l’espace par le temps, qui permet de le surmonter par les moyens de transports et les technologies de la communication et de l’information, en vue de raccourcir les distances. Le monde moderne se subdivise en des lieux et des sociétés distincts, ce qui fait de l’État nation une forme typique de la modernité. Les différences rencontrées dans cet espace national ou entre différents États nation ont souvent été considérées comme étant d’ordre temporel, correspondant à différentes étapes d’un même développement linéaire. L’origine sociale, enracinée dans l’espace, est alors source d’inégalités.
L’approche postmoderne est plurielle : premièrement, elle considère la phase qui succède à la modernité classique. Ici, les alternatives à la problématique des inégalités, de l’espace et de la mobilité sont multiples. Deuxièmement, elle suppose que les dimensions spatiales ont perdu de leur pertinence dans leur rapport aux dimensions sociales. C’est ce que Bauman appelle la modernité liquide, caractérisée notamment par un développement technologique qui vise à accélérer le mouvement et conduit à l’anéantissement de l’espace par le temps. Troisièmement, elle fait état d’espaces et de lieux plus différenciés, à l’image de Manuel Castells et de sa distinction entre espaces des flux et espaces des lieux. A noter que certaines approches postmodernes attachent toujours de l’importance aux dimensions spatiales et au rôle qu’elles jouent dans la matérialisation des inégalités sociales. Plus généralement, dans ce contexte, la mobilité devient le principal facteur de réussite sociale.
Enfin, le concept de motilité permet de mieux saisir le lien entre mobilité et inégalités sociales dans le sens où, en tant que potentiel, la mobilité peut se réaliser de manière variable selon les contextes spatial, culturel et social.
Ces considérations sur les débats théoriques modernes et postmodernes nous conduisent aux résultats de cette étude quantitative ― en cours ― qui s’appuie sur une analyse secondaire des données MosaiCH [2]. De manière générale, des résultats variables ont été observés en ce qui concerne les liens entre inégalités, espace et mobilité. En effet, certains résultats supposent que l’espace géographique est une dimension importante pour comprendre qui fait usage de quel espace, de quelle manière et dans quel but. Par exemple, les résultats qui montrent que les centres métropolitains présentent une structure plus avantageuse en matière d’opportunités professionnelles vont bien dans ce sens et s’alignent ainsi du côté d’une approche moderne de l’espace. À l’inverse, d’autres résultats ne s’insèrent pas dans cette perspective moderne de la dimension spatiale. L’impact nuancé que peut avoir l’origine sociale dépend du sexe et de la localisation dans l’espace, ce qui implique une spatialité plus différenciée, comme le veut l’une des approches postmodernes qui met l’accent sur la multiplicité de l’espace. Dans une perspective intermédiaire, d’autres conclusions peuvent être interprétées tant en lien avec les théories modernes qu’avec celles postmodernes.
En outre, la distinction entre espace des flux et espace des lieux n’a pas pu être observée au moyen de ces données, ceci probablement en raison de la moindre proportion d’une élite cosmopolite, qui n’affecte que très faiblement les résultats.
Il apparaît difficile, au vu de ces constats, de distinguer si la configuration spatiale suisse relève plutôt des approches modernes ou postmodernes. En lieu et place d’une réponse précise à cette question, des illustrations des deux tendances ont pu être mises en évidence dans cette étude.
Manuel Castells revient sur cette intervention en soulignant que, finalement, ce n’est pas le temps qui façonne l’espace, à l’image de Sigmund Bauman, mais l’espace même qui façonne le temps et dans ce sens, le lieu où l’on se trouve détermine son propre accès aux réseaux, tant physiquement, culturellement, que socialement.
Selon Max Bergman, il s’agit de se demander dans quel contexte l’espace ou le temps prend le dessus, plutôt que d’exclure une dimension au profit de l’autre. La question de la mobilité comme privilège, évoquée par Manuel Castells, nécessite de différencier dans quelles conditions celle-ci peut réellement être évaluée comme telle.
Quant à la différenciation entre espace des flux et espaces des lieux, qui n’a pas pu être démontrée au moyen des données à disposition, Manuel Castells rappelle que l’espace des flux n’appartient pas aux cosmopolites, mais qu’il est d’ordre électronique et par là même peu lié à la mobilité.