La périurbanisation dans les espaces transfrontaliers.
L’étude des aspirations résidentielles dans les espaces transfrontaliers est particulièrement intéressante pour la compréhension des dynamiques de périurbanisation. Dans le contexte franco-suisse, plusieurs travaux ont questionné l’impact de la frontière nationale tant sur les formes de gouvernance territoriale (Reitel 2007 ; Sohn et al. 2009), que sur les flux et les pratiques (Dubois et Rérat 2012 ; Rérat et al. 2011). Le présent article situé à la croisée entre formes de gouvernement des espaces transfrontaliers et logiques individuelles des résidents, prolonge ces travaux à l’aide d’une approche originale de la mobilité résidentielle par les modes de vie.
La forte attractivité économique de la région genevoise se traduit par l’une des croissances démographiques les plus soutenues d’Europe et a contribué à une diversification importante des modes de vie dans un territoire fortement fragmenté [1]. Parallèlement à une importante réurbanisation de la ville-centre, les territoires périurbains de l’agglomération connaissent une urbanisation forte en vue d’accueillir de nombreux nouveaux habitants. Nous employons la notion d’extraurbanisation pour décrire le processus qui fait advenir de nouvelles centralités dans des espaces périphériques sous l’influence de la diversification des modes de vie. Bien que l’éparpillement constitue un modèle d’expansion urbaine observable dans de nombreux contextes urbains, la région genevoise tire sa spécificité de sa proximité avec les frontières nationale et cantonale. En raison de l’exiguïté du territoire cantonal, c’est au-delà de ses frontières, à savoir en France et dans le canton de Vaud, que la ville s’étend. Par conséquent, l’analyse des mutations urbaines qui la caractérisent ne peut se faire sans prendre en considération la question transfrontalière, ce qui implique pour les autorités politiques de ce territoire de repenser les modèles de gouvernement urbain et de planification dans une perspective transnationale, par-delà les frontières administratives. Il en va de même pour la recherche urbaine, dont il importe qu’elle se défasse du nationalisme méthodologique, auquel la contraignent les statistiques disponibles et les institutions en vigueur, afin de saisir au mieux la complexité de son objet d’étude. Il suffit en effet de porter attention aux flux pendulaires et à la mobilité résidentielle dans les villes suisses pour réaliser qu’il n’est plus pertinent de restreindre la focale des études sur la ville au territoire national (Figure 1).
La région genevoise constitue par ailleurs un cas d’étude intéressant du point de vue morphologique. À la différence d’autres zones périphériques et grâce aux ruptures du gradient d’urbanité très marqué de la région, le territoire peut offrir une « vie en maison à la campagne » ou « en immeuble en ville » à quinze minutes en voiture de Genève, et ce dans un nombre important de centralités locales. Comme l’analysait Jean-Philippe Leresche au milieu des années 1990 déjà, « le bassin lémanique est en train de se métropoliser sur un modèle polycentrique, à l’image par exemple de la Randstad de Hollande ou de la Ruhr en Allemagne » (Leresche, 1995, p. 184). À l’inverse des métropoles radioconcentriques, la pluralité des centres urbains de l’agglomération genevoise, situés au sein de territoires administratifs différents, offre, grâce à la notion d’extraurbanisation, une opportunité stimulante de penser la pluralisation des modes de vie dans des espaces sous influence urbaine variés [2].
Cet article propose une réflexion sur la manière dont la question de la frontière met en lumière la pluralisation des modes de vie des territoires sous influence urbaine. Au-delà du projet politique de former un unique espace « franco-valdo-genevois »(depuis 2012, le projet d’agglomération, suite à une consultation populaire, a adopté l’appellation Grand Genève pour désigner la région) qui ne s’arrête pas aux frontières, quelles différenciations est-il possible d’observer dans les territoires qui composent cet espace urbain fragmenté ? Nous nous appuyons sur une recherche menée par le Laboratoire de sociologie urbaine de l’EPFL, dont l’objectif fut d’analyser l’articulation des choix résidentiels et des modes de vie dans l’espace transnational genevois [3]. Dans la première partie, nous présentons l’approche par les modes de vie et la méthode mixte mises en œuvre dans cette étude. La deuxième partie est consacrée à une présentation du contexte genevois et des spécificités de ce territoire fragmenté. Dans la troisième partie, nous analysons les résultats obtenus en vue de saisir plus amplement la pluralisation des territoires sous influence urbaine dans l’agglomération transfrontalière de Genève.
Modes de vie et rapports à l’environnement construit.
Une enquête précédente, intitulée « Habitat urbain durable pour les familles » et réalisée dans le cadre du Programme National de Recherche 54 du Fonds national suisse de la recherche scientifique, nous a permis de développer une approche innovante de la mobilité résidentielle en termes de « modes de vie » (Pattaroni et al. 2009, Thomas 2011). C’est sur la base des acquis de cette recherche que nous avons construit le dispositif d’enquête de la présente étude. Dans la littérature, la notion de « mode de vie » est mal définie et connaît de multiples acceptions. Ainsi, certains mettent en avant l’augmentation de la participation des femmes au marché du travail pour expliquer le fait que que les ménages bi-actifs préfèrent résider dans le centre-ville (McDowell, 1997). D’autres définissent le « lifestyle » d’après des attitudes : Bagley and Mokharian (2002) mettent en évidence que les « culture lovers » seront plus à même de vivre dans un quartier traditionnel près des « CBD » (Central Business Districts) tandis que les « nest-builders » et « altruists » sont davantage attirés par les espaces périurbains. Compte tenu de cette variété dans la littérature, nous définissons le mode de vie comme une composition — dans le temps et l’espace — des pratiques et expériences qui donnent sens à la vie d’une personne. Il s’articule autour de trois dimensions :
– Rencontrer : l’identification territoriale et l’intégration sociale dans un lieu de vie. Dans quelle mesure les attachements sociaux et institutionnels influencent-ils la manière de s’intégrer et de s’identifier à l’agglomération ?
– Utiliser : le système d’activités de la vie quotidienne. Quelles sont les pratiques quotidiennes des ménages ? À quelles échelles se spatialisent ces pratiques ?
– Habiter : les représentations urbaines. Quelles sont les différenciations en terme d’aspirations résidentielles ? Préfère-t-on la villa à la campagne ou l’immeuble en ville ? Quels sont les différents rapports à la propriété ?
Chacune de ces dimensions renvoie à une qualité de notre environnement construit et social : la qualité sociale (rencontrer), la qualité fonctionnelle (utiliser) et la qualité sensible (habiter). En fin de compte, la qualité de vie d’un lieu donné, et par conséquent son « attractivité », dépend de ces trois dimensions. Elle varie en fonction du mode de vie de chaque ménage.
Du point de vue méthodologique, nous nous appuyons sur une enquête quantitative ainsi que sur une analyse d’entretiens qualitatifs menés dans différents contextes territoriaux en Suisse et en France. La recherche s’est ainsi déroulée en deux étapes principales :
(1) Une phase qualitative : 24 entretiens semi-directifs avec des ménages de différents types (mode de vie, type de ménages, parcours de vie) répartis dans l’agglomération. Dans cette phase qualitative de l’enquête, nous nous sommes penchés sur les choix résidentiels et les modes de vie de ménages vivant dans l’agglomération afin de comprendre d’une part de quelle manière les différentes caractéristiques de l’environnement construit sont expérimentées, évaluées et qualifiées au quotidien, et d’autre part le rôle qu’elles détiennent au sein des processus d’arbitrage résidentiel.
(2) Une phase quantitative : questionnaire téléphonique d’une durée de 25 minutes sur les choix résidentiels des familles administré à 2416 ménages [4] de l’agglomération franco-valdo-genevoise [5].
Mobilité résidentielle transfrontalière : choix sous contrainte ou effet des modes de vie ?
Le territoire administratif et politique de l’agglomération franco-valdo-genevoise forme un espace transfrontalier de près de 2000 km2, positionné à cheval sur quatre espaces géographiques et politiques distincts : le canton de Genève et le district de Nyon en Suisse, ainsi que le Genevois français, divisé entre la Haute-Savoie et le Pays de Gex. Ce jeune espace regroupe 208 communes pour une population d’environ 860 000 habitants. L’agglomération mobilise ainsi d’importantes différences en termes législatifs et institutionnels et fait état de systèmes politiques considérablement différents. Mais cette différence se lit également à l’intérieur de chacun des deux pays, entre les cantons suisses et entre les départements français.
Ces différences administratives se reflètent dans la forte fragmentation économique dont l’agglomération fait preuve. Son cœur, le canton de Genève, détient une attractivité économique forte pour un grand nombre d’entreprises et d’organisations intergouvernementales ou non gouvernementales. Cet espace concentre ainsi la plus grande proportion d’emplois de l’espace transfrontalier : en 2011, sur les 385 000 emplois existant dans l’agglomération, près de 280 000 se situent sur le territoire du canton de Genève, soit plus de 70 %. Par ailleurs, une grande différence existe au niveau des salaires entre la partie française de l’agglomération et la partie suisse, puisqu’à âge, sexe et catégorie professionnelle équivalents, un salarié du canton de Genève touchait en 2000 une rémunération brute horaire de 75 % supérieure à celui d’un salarié de l’Ain ou de la Haute-Savoie (OCSTAT, 2011). En revanche, le nombre de logements disponibles ou en construction est insuffisant pour sustenter l’important besoin en main d’œuvre. Pour cette raison notamment, les territoires limitrophes, vaudois et français, connaissent depuis plusieurs décennies une urbanisation croissante, entraînant un important flux de travailleurs frontaliers des régions périphériques vers le centre de Genève et d’autre part une augmentation de la localisation résidentielle des Suisses en territoire français [6].
Ce mouvement est accompagné par une différence en termes de taux de construction entre la Suisse et la France. Malgré des agencements institutionnels permettant une accélération de la délivrance des autorisations de construire, les territoires français construisent toujours environ deux tiers du total de logements de l’agglomération [7]. Dans le canton de Genève, le taux de vacance demeure, avec 0,2 %, au même niveau depuis huit ans (Observatoire statistique transfrontalier de l’espace franco-valdo-genevois, 2010a).
Effectuant un lien de causalité entre la pénurie de logements, la hausse des prix du foncier et l’étalement urbain, les autorités de l’espace transfrontalier considèrent la mobilité résidentielle comme étant dépendante du revenu économique des habitants. Du point de vue des autorités politiques suisses, les segments de la population à bas et moyens revenus sont poussés à quitter la ville-centre en raison de la pression des prix et, à défaut de trouver un logement adéquat, délocalisent leur lieu de résidence en France dite « voisine », tandis que les couches les plus aisées se concentrent dans la couronne agricole et résidentielle ou dans le district de Nyon. Les ménages sont-ils effectivement contraints en fonction de leur revenu ? N’est-il pas possible d’identifier d’autres dynamiques œuvrant sur les choix résidentiels ? Au-delà du revenu, les résultats de la présente étude montrent que les modes de vie et les pratiques urbaines sont déterminants dans les arbitrages de localisation résidentielle et qu’à même niveau de revenu, les aspirations résidentielles peuvent faire preuve d’une grande diversité. Ceci est dû notamment à des territoires pluriels offrant des contextes urbains diversifiés.
Cet article questionne la pluralité des situations d’habitat et la spatialisation des modes de vie dans quatre territoires sous influence urbaine de la métropole genevoise. Nous proposons pour cela de faire dialoguer des résultats émanant de terrains français, genevois et vaudois. La question frontalière permettra donc d’interroger la pluralité des modes de vie périphériques. Mis à part des distinctions d’ordre administratif [8], qui suscitent des attachements territoriaux forts, nous étudierons la possibilité de voir émerger des spatialités différentes au sein même de chacun de ces terrains.
Quatre espaces périphériques sous influence urbaine.
Pour mettre en évidence l’impact des frontières sur la différenciation territoriale des modes de vie, nous avons décidé de centrer notre analyse sur quatre zones périphériques de l’agglomération genevoise. Comme nous l’avons mentionné précédemment, deux types de frontières caractérisent l’espace urbain analysé dans cet article. En premier lieu, la frontière nationale entre la Suisse et la France et en second lieu les frontières cantonales et départementales qui séparent Genève de Vaud et l’Ain de la Haute-Savoie. Les données que nous présentons ici proviennent donc de deux territoires périurbains suisses, l’un dans le canton de Genève et l’autre dans le canton de Vaud, ainsi que deux territoires français, l’un dans l’Ain et l’autre en Haute-Savoie. L’intérêt de comparer ces territoires réside dans leur différenciation en termes de morphologie, de densité, de compositions sociodémographiques et de pratiques de mobilité.
Le Pays de Gex (Ain), le périurbain français en forte croissance.
La zone du Pays de Gex fait état d’une croissance démographique deux fois plus élevée que dans le reste de l’agglomération. Il se spécialise particulièrement pour les classes moyennes supérieures internationales. D’après l’atlas transfrontalier (Observatoire statistique transfrontalier de l’espace franco-valdo-genevois, 2008), le pays de Gex se distingue par un fort taux de population immigrée appartenant surtout aux catégories socioprofessionnelles élevées et d’origine multiple dont nombre de fonctionnaires internationaux. Plus de la moitié des habitants du Pays de Gex travaillent dans le canton de Genève. Ce territoire contient le taux de frontaliers le plus haut de l’agglomération. C’est également, de tous les territoires analysés, celui qui compte la plus grande proportion de nouveaux venus dans les cinq années précédant l’enquête. Ce territoire situé au nord de Genève se caractérise par sa proximité avec les principales infrastructures de transport de la région (aéroport, autoroute, gare). La morphologie du bâti est principalement de type résidentiel individuel.
Thonon-les-Bains (Haute-Savoie), l’urbain périphérique.
À l’inverse du Pays de Gex, Thonon-les-Bains ne compte guère de grands mobiles. Le taux de mobilité résidentielle au cours des cinq ans précédant l’enquête y est relativement faible. D’autre part, seuls 13,5 % des habitants travaillent hors de France, ce qui permet d’affirmer que Thonon n’est pas un territoire habité par des frontaliers. D’ailleurs, la croissance démographique n’y est pas plus forte que dans le reste de l’agglomération. Le type de ménages est équilibré entre personnes seules et familles. Avec un taux de locataires élevé, la commune se caractérise en définitive par une tendance plutôt urbaine et présente ainsi le visage d’une centralité forte. Ce territoire se caractérise par son nombre d’appartements plus élevé que celui de maisons individuelles.
Il est à noter que dans les deux territoires français retenus pour cette étude, seuls 10 % des ménages utilisent exclusivement les transports publics.
Le district de Nyon (Vaud), un pôle régional et son arrière-pays.
Le district de Nyon est une région contrastée articulant un pôle régional fort : Nyon et un arrière-pays constitué de villages. Il est majoritairement composé de maisons individuelles (70 %) avec un taux relativement élevé de propriétaires par rapport à l’agglomération franco-valdo-genevoise, bien que plus faible que dans les communes françaises. Il se trouve par ailleurs davantage de familles que dans le canton de Genève. Les habitants du district travaillent majoritairement en dehors de celui-ci, plus d’un tiers travaillent à Genève mais pas en France (moins de 1 %). Inversement, seulement 27 % des travailleurs du district résident ailleurs. Le district de Nyon attire principalement des ménages familiaux dont les membres travaillent à Genève. Le territoire est bien irrigué par le réseau ferroviaire et de transports publics, il compte par conséquent moins de ménages possédant une voiture que les deux territoires français.
Genève périurbain : une périphérie genevoise de villas.
La zone périurbaine de Genève est composée de ménages dont près de la moitié est propriétaire et/ou possède une maison individuelle. La typologie des familles se rapproche de celle du périurbain français, avec des ménages plutôt familiaux. Un grand nombre de ces ménages travaille en dehors de la commune, dans le canton de Genève. Ce territoire ne connaît aucun flux pendulaire vers la France.
En nous appuyant sur le postulat que les modes de vie et les territoires détiennent une influence réciproque, nous analyserons la différenciation des territoires. Il s’agira de mettre en lumière la pluralité de contextes urbains, qui caractérise l’agglomération genevoise, par l’exploration des modes de vie en termes d’identification territoriale, de spatialisation des pratiques quotidiennes et de représentations urbaines.
Pluralisation des territoires sous influence urbaine.
Dans cette partie empirique, nous exposons la manière dont les territoires concernés par notre corpus de données se différencient. L’objectif consiste à déterminer en quoi la description qui peut être faite de ces territoires s’articule avec les représentations des ménages et les pratiques que ceux-ci y déploient. Pour ce faire, nous présentons ici trois ordres d’indicateurs qui permettent d’identifier nos trois dimensions des modes de vie :
a) L’intégration sociale et l’identification territoriale (rencontrer) ;
b) La spatialisation des pratiques quotidiennes (utiliser) ;
c) Les représentations urbaines (habiter).
Intégration sociale et identification territoriale.
Le premier indicateur nous permettant de mettre en évidence la différenciation sociale des territoires de l’agglomération genevoise est lié à l’identité des ménages qui les habitent.
Nous employons les termes d’intégration sociale et d’identification territoriale afin d’évoquer la manière dont les ménages sont intégrés et attachés institutionnellement et socialement à des entités spatiales géographiques de référence (commune, agglomération, canton, pays…). Nous cherchons à identifier, par ce biais, la dimension sociale du mode de vie (rencontrer).
La volonté politique de construire une métropole « au-delà des frontières » administratives se vérifie-t-elle dans l’identification des habitants à leur lieu de vie ? Au contraire, l’identification à l’espace national demeure-t-elle plus prégnante ? Nos résultats indiquent que dans l’agglomération genevoise, les territoires périphériques font état de registres d’appartenance et de dynamiques d’identification territoriales fortement contrastées.
Il apparaît en effet qu’au-delà de l’image d’une région internationale et cosmopolite, une grande majorité de ménages dans tous les secteurs de l’agglomération sont sédentaires et ancrés localement et que la frontière s’avère peu perméable. Cela se perçoit notamment lorsque les résidents sont interrogés sur leur lieu de vie idéal : la grande majorité des ménages désigne le pays où ils résident, ce qui indique qu’ils n’imaginent pas de pouvoir vivre de l’autre côté de la frontière, respectivement en Suisse ou en France ; seulement 4 % des résidents suisses déclarent vouloir vivre idéalement en France et 12 % des résidents français désirent idéalement vivre en Suisse. Près de 90 % des ménages se disent ainsi peu intéressés à vivre dans le pays voisin.
Les entités spatiales de référence identitaire auxquelles les habitants de l’agglomération ont le sentiment d’appartenir avant tout (fig. 2), permettent de mettre en évidence les quatre phénomènes suivants :
Une frontière bien présente dans les représentations socio-spatiales.
Sans surprise, l’unité nationale à laquelle les habitants de l’agglomération s’identifient est la France pour les résidents du territoire français et la Suisse pour les résidents du territoire suisse. À l’inverse, le nombre de résidents suisses dont la France est l’unité géographique à laquelle ils s’identifient est très faible (proche de zéro). De même, le nombre de résidents français dont la Suisse est l’unité géographique de référence est aussi très faible.
Une identification à la commune très forte.
Nous constatons que la commune est l’entité à laquelle s’identifient le plus grand nombre de ménages (en moyenne 40 % de l’échantillon). Ce phénomène est particulièrement fort dans le district de Nyon et à Thonon-les-Bains. En Suisse, les résidents s’identifient en second lieu plutôt à leur canton ou à la région romande pour le district de Nyon. En France, les résidents se sentent appartenir, en seconde position, à leur département pour Thonon et à l’agglomération pour le Pays de Gex.
Une identification à l’agglomération variable selon les espaces géographiques.
Alors qu’à Thonon-les-Bains et dans le district de Nyon, peu de ménages s’identifient à l’agglomération, le pourcentage augmente nettement dans le Pays de Gex. On voit ainsi se dessiner une opposition entre des régions où l’agglomération n’a pratiquement aucune réalité et d’autres où elle est le référent identitaire principal pour presque le quart de la population.
Des attachements sensibles, sociaux et administratifs.
Les résultats présentés ci-dessus révèlent que les ménages ne choisissent pas de s’établir en France ou en Suisse en fonction de leurs revenus, mais davantage pour des raisons d’identification territoriale. En effet, des attachements sensibles et sociaux, liés à l’expérience de vie quotidienne, renforcent l’imperméabilité de la frontière franco-suisse. Au côté de ces raisons sensibles et sociales, nous constatons également un certain attachement aux institutions propres à un pays. En particulier, les systèmes médicaux et scolaires pèsent fortement, au dire des interviewés, dans la balance du choix résidentiel.
L’attachement au système médical.
Le fait de vivre quelque part ne peut se limiter aux murs qui ceignent le logement. Il s’agit bien du déploiement, dans le temps et l’espace, d’un certain mode de vie et donc forcément aussi du rapport aux institutions politiques. L’extrait de l’entretien retranscrit ci-dessous évoque la grande différence entre la sécurité sociale française et le système d’assurance-maladie existant en Suisse. Ce couple de Français nouvellement arrivé dans l’agglomération pour des motifs professionnels était prêt à résider en Suisse, mais a finalement révisé ce choix en raison d’un système médical qu’ils jugent désavantageux :
Nous on s’en foutait d’habiter en France ou en Suisse, on était prêt à faire une nouvelle expérience, et puis, donc moi j’avais ce boulot, on savait pas où est-ce qu’on allait s’installer et puis on a comparé les deux systèmes, et puis on s’est dit on va se faire dépouiller avec ce système d’assurance-maladie, surtout dans la perspective qui était encore lointaine, mais dans la perspective d’avoir une grossesse, un bébé, on voulait pas quoi, pis moi le système il me plaisait pas, je veux dire payer, payer pis encore avoir une franchise de 2000 francs ça veut dire encore payer quand on est malade… (Patrick, nous soulignons)
Il apparaît de manière claire dans cet exemple, bien que la préférence accordée à un système médical plutôt qu’à un autre ne semble a priori rien avoir à faire avec le choix d’un logement, qu’il s’agit là d’un attachement décisif quand bien même la volonté de faire une expérience dans un autre pays existait. Il est par conséquent nécessaire de considérer le choix résidentiel comme touchant à des sphères de la vie sociale bien plus larges que le logement qu’un revenu peut offrir ou que le type de ménage peut requérir. Le système scolaire montre des dynamiques similaires.
L’attachement au système scolaire.
Le système scolaire fait également partie des ancrages forts des habitants au territoire où ils vivent. Ce phénomène est renforcé par la différence qui définit les différents systèmes d’un pays à l’autre mais également d’un canton ou d’un département à l’autre. Caroline a, par exemple, fait de la scolarité de ses enfants l’élément décisif pour appuyer sa décision de déménager d’Annemasse à Plainpalais, dans le centre de Genève.
Dans l’exemple suivant, la volonté d’acquérir un bien et l’obligation pour ce faire de déménager en France se sont avérées en contradiction pour ce couple binational par rapport à la préférence déclarée pour le système éducatif suisse :
On a fait aussi un choix comme ça pour [notre fils] parce que pour nous ça nous semblait plus simple et évident vu qu’il était à Genève de suivre sa scolarité à partir du cycle, pour avoir une filière suisse et puis rester, même s’il voulait jusqu’à l’uni sans problème d’équivalences ou de choses comme ça, pis de toute façon c’était plus simple parce qu’après là il faut partir à Grenoble, Chambéry, Lyon… pas tellement d’intérêt. (Monique)
L’enfant de la famille de Monique était en bas âge lorsque ses parents ont pris la décision d’acheter une maison à Veigy, dans le Genevois Haut-savoyard. Il a commencé par être scolarisé en France, mais dès qu’il a été estimé par ses parents qu’il pourrait se rendre seul à Genève, il a été transféré à nouveau dans le système suisse.
Des frontières qui résistent.
Les résultats de cette section confirment le fait que cet espace transfrontalier ne constitue pas un référent identitaire fort pour la majorité de ses habitants, dont l’identification territoriale est largement marquée par les frontières — et en particulier par celle qui sépare la Suisse de la France [9]. Toutefois, il existe certains territoires, à l’instar du Pays de Gex, pour qui l’espace transfrontalier constitue une entité territoriale importante. Au-delà de l’image d’une région internationale et cosmopolite, que les autorités politiques souhaitent construire « au-delà des frontières », les séparations administratives entre les différents territoires de l’agglomération demeurent fortement marquées à l’échelle nationale, mais plus encore à l’échelle communale. Cette dynamique, nous l’avons évoqué, repose notamment sur de attachements à des systèmes médicaux ou scolaires. Il convient à présent de nous pencher sur la manière dont les pratiques quotidiennes des ménages se répartissent géographiquement.
Spatialisation des pratiques quotidiennes
En second lieu, le mode de vie s’articule autour d’un système de pratiques quotidiennes qui s’ancre dans des systèmes de lieux. Nous tentons par ce biais de souligner la dimension fonctionnelle du mode de vie (utiliser). Il s’agit selon cette perspective de se demander en quoi la diversité des territoires périphériques s’articule avec une diversité des systèmes de lieux et des systèmes d’activités de la vie quotidienne (Rapoport, 2000). Dans cette partie, nous présentons une série de résultats nous permettant d’affirmer que d’un territoire étudié à l’autre, les pratiques quotidiennes sont fortement contrastées, révélant là aussi, un effet non négligeable de la frontière nationale. De quelle manière le lieu de vie, les pratiques de mobilité et la fréquentation du quartier s’articulent-ils ? Afin d’y répondre, les espaces pratiqués dans la vie quotidienne ont été identifiés à l’aide des indicateurs suivants :
a) Spatialité des pratiques d’achats alimentaires ;
b) Spatialité des activités de shopping ;
c) Spatialité des pratiques des loisirs ;
d) Spatialité des pratiques de fréquentation des bars et des restaurants ;
e) Localisation des réseaux sociaux.
En considérant la pratique des achats alimentaires (fig. 3), nous observons que les ménages pour qui celle-ci est située en dehors du quartier de résidence réalisent leurs achats quotidiens dans leur pays. Malgré la différence de prix entre les deux pays, la moitié des ménages du canton de Genève qui effectuent leurs achats alimentaires en dehors du quartier se rendent en grande majorité dans d’autres communes suisses, tandis que seuls 5 % traversent la frontière. Le district de Nyon présente des chiffres encore plus marqués par l’effet de frontière. Cette répartition s’explique probablement par des habitudes alimentaires et des pratiques quotidiennes différentes en France et en Suisse.
En ce qui concerne les pratiques de shopping (fig. 4), seuls les résidents français du Pays de Gex se rendent davantage dans le canton de Genève pour ce type d’achats. Thonon concentre ses pratiques de shopping majoritairement dans le quartier ou en France.
En termes de loisirs également (fig. 5), les ménages fréquentent principalement leur pays de résidence. Le Pays de Gex se distingue encore une fois : parmi les ménages qui ne fréquentent pas leur quartier ou leur commune de domicile, la moitié fréquente la France tandis que l’autre moitié fréquente la Suisse.
Finalement, en ce qui concerne la fréquentation des bars et des restaurants (fig. 6), quasiment aucun résident suisse ne déclare fréquenter ce type d’établissement de l’autre côté de la frontière, et ce dans tous les territoires d’enquête. En France, la situation varie davantage selon le secteur. Ainsi, dans la région de Thonon, de même qu’en Suisse, aucune des personnes interviewées n’a déclaré fréquenter les bars et restaurants de Suisse. Le Pays de Gex, comme pour les autres pratiques quotidiennes, est le secteur le plus orienté vers la Suisse puisque 10 % de ses résidents y sortent régulièrement.
Les résultats qui précèdent mettent en lumière la résistance des diverses frontières, et plus spécifiquement de la frontière nationale, en ce qui concerne les pratiques quotidiennes. Une première explication réside dans la structure polycentrique de l’agglomération genevoise. Celle-ci fait état de diverses centralités de petite taille permettant aux ménages d’y déployer leurs pratiques quotidiennes. Nous reviendrons ultérieurement sur le détail des quatre territoires analysés. Une seconde explication nous est fournie par la spatialisation des réseaux sociaux, qui se révèlent très majoritairement centrés autour du domicile des ménages, ainsi que de la région de résidence. De manière générale, la plupart des proches se situent dans la même région/canton ou le même pays que le lieu de résidence des ménages interrogés. Dans le district de Nyon et dans le périurbain genevois, aucun ménage pour ainsi dire ne déclare avoir des proches localisés de l’autre côté de la frontière. Inversement, il en va de même à Thonon-les-Bains, où quasiment aucun ménage ne déclare avoir de la famille ou des amis majoritairement de l’autre côté de la frontière. En revanche, nous constatons que dans le Pays de Gex, un quart de la population possède ses réseaux sociaux de part et d’autre de la frontière à l’échelle de l’agglomération. Ceci s’explique d’une part en raison du fait que la zone d’emploi des ménages de ce territoire se situe principalement à Genève, et d’autre part car les ménages fortement mobiles déclarent en majorité ne pas être attachés à l’un des deux pays en particulier.
En définitive, il ressort de ces résultats que les pratiques quotidiennes se déroulent avant tout dans le quartier où résident les ménages interrogés. Nous constatons par ailleurs que ceux-ci ne franchissent que rarement la frontière pour un autre motif que le travail. Seules les régions limitrophes et en particulier le Pays de Gex semblent être un peu plus perméables. La spécificité du Pays de Gex nous est révélée par le nombre important de travailleurs frontaliers qui y résident et par le fait qu’il s’agit d’une zone cosmopolite accueillant une part importante des grands mobiles de l’agglomération.
Représentations urbaines.
Le troisième ordre de résultats que nous convoquons ici s’appuie sur les représentations que les ménages se font des territoires lorsqu’ils formulent le projet de faire un choix résidentiel.
Nous considérons le mode de vie comme fortement lié à des aspirations sensibles ainsi qu’à des représentations urbaines, qui s’expriment notamment dans l’imagination d’un logement ou du contexte d’habitat idéal. Il s’agit dans ce cas de mettre en évidence la dimension sensible du mode de vie (habiter). Il apparaît que les territoires étudiés font état de représentations contrastées. Cette section se divise en deux parties, la première étant consacrée à la localisation géographique de l’idéal résidentiel, tandis que la seconde se penche sur les caractéristiques du bâti sur lesquels se basent les aspirations résidentielles des ménages interrogés.
Ville ou campagne.
La convergence entre la localisation résidentielle actuelle des répondants (la zone géographique où ils habitent effectivement dans l’agglomération) et la localisation résidentielle (fig. 7) idéale met en évidence des différences assez marquées entre les différentes zones de l’agglomération. Nous observons de fortes congruences en terme de localisation souhaitée et de localisation effective dans presque tous les contextes. Ainsi, près de deux tiers des résidents de Thonon-les-Bains souhaiteraient habiter en ville contre seulement 15 % des ménages du périurbain genevois. l faut préciser que par le nom « campagne » nous entendons un village proche de la ville, une villa à la campagne ou un quartier extérieur à la ville, tandis que « ville » désigne le centre d’une grande ville, une ville moyenne ou une petite ville.
Villa ou immeuble ?
Comme nous l’avons fait pour la localisation, nous avons demandé aux ménages de l’échantillon le type de logement dans lequel ils souhaiteraient vivre idéalement (fig. 8). Même si la villa individuelle demeure le type d’habitat le plus souhaité, nous constatons que près de 40 % des ménages de l’agglomération aspirent à vivre dans un immeuble, et ce sans grandes variations entre les quatre différents territoires.
En résumé, nous constatons des variations par région en terme d’aspirations résidentielles (fig. 9) : 27 % des ménages de Thonon-les-Bains désirent vivre dans un immeuble en ville tandis que dans le périurbain genevois, ce chiffre baisse à 6 %. Dans ces espaces, 65 % désireraient vivre dans une villa à la campagne. Bien que ces aspirations reflètent principalement des idéaux-types plutôt que le choix soumis aux contraintes de la vie quotidienne, les résultats que nous présentons montrent que la villa ne correspond plus à l’idéal de l’ensemble de la population et que les aspirations se diversifient.
Territoires et modes de vie pluriels : penser au-delà du périurbain.
Après avoir exposé dans le détail la manière dont l’identification territoriale, les pratiques quotidiennes et les aspirations résidentielles varient en fonction des territoires, nous concluons ce chapitre par une brève monographie de chacune des zones géographiques étudiées dans cet article afin de souligner leurs spécificités.
Pays de Gex (Ain) : un cosmopolitisme à la campagne.
Le Pays de Gex se situe dans un environnement campagnard résidentiel, où la morphologie du bâti correspond aux aspirations de ses habitants étant donné que près de 70 % d’entre eux aspirent à vivre dans une villa individuelle et que c’est le type d’habitat majoritaire dans la zone. Ce chiffre n’est probablement pas sans relation avec le fait que la zone compte principalement des ménages de type familial. Les caractéristiques morphologiques du Pays de Gex se reflètent dans les pratiques de mobilité : dans ce territoire très peu desservi par les transports publics, deux tiers des ménages de notre étude utilisent exclusivement un véhicule motorisé privé. D’autre part, la même proportion d’habitants possède deux voitures ou davantage. Le Pays de Gex semble par conséquent s’apparenter à un territoire périurbain classique tant du point de vue du bâti que de la mobilité des ménages.
En revanche, l’identification des ménages du Pays de Gex à l’agglomération genevoise dans son ensemble y est très forte (22 %), en comparaison par exemple avec Thonon (6 %). Ceci explique peut-être la différence que ces deux territoires révèlent en ce qui concerne les pratiques quotidiennes. Dans le Pays de Gex, les résidents n’hésitent pas à franchir la frontière pour leur shopping et leurs sorties culturelles. Cela s’explique car la région est constituée d’une grande part d’habitants cosmopolites, avec peu d’ancrage local, qui travaillent à Genève et qui ont leurs réseaux sociaux de part et d’autre de la frontière.
En définitive, parmi les quatre territoires analysés dans cet article, le Pays de Gex est celui qui fait état de la frontière la plus perméable et compte, en agrégeant la localisation de l’emploi, la nationalité des ménages, l’identification à l’agglomération et les pratiques quotidiennes, le plus grand nombre de ménages « agglophiles ».
Afin de répondre aux attentes des habitants, le territoire s’est équipé en services tels qu’un grand nombre d’écoles privées anglophones accueillant les enfants de ménages expatriés.
Thonon-les-Bains (Haute-Savoie) : une ville de sédentaires ancrés.
La commune de Thonon-les-Bains est une ville à laquelle ses habitants s’identifient tout particulièrement puisqu’elle représente, pour 51 % des ménages interrogés, le territoire le plus important, contre seulement 6 % qui s’identifient à l’agglomération dans son ensemble. Le territoire présente toutes les aménités d’une centralité qui est davantage qu’une commune périurbaine de Genève. Ce pôle permet à 68 % des ménages interrogés d’y effectuer du shopping et c’est, des quatre territoires étudiés, celui qui concentre le plus grand nombre de ménages effectuant toutes leurs activités quotidiennes dans la commune (53 %). Sa population est constituée de ménages fortement ancrés dans leur région avec des pratiques quotidiennes largement centrées sur la région de Thonon. En témoigne le fait que trois quarts des ménages affirment n’avoir effectué leurs recherches de logement que dans le quartier où ils résidaient auparavant. Avec un taux de locataires élevé et des aspirations résidentielles urbaines, la commune se caractérise en définitive par une tendance plutôt citadine et présente ainsi le visage d’une centralité forte, très peu ouverte vers Genève qui fait état d’une identité locale prononcée de la part de ses résidents. Ce modèle de territoire sous influence urbaine invite à repenser la notion même de périurbain qui ne recouvre pas toute la complexité émanant de la situation polycentrique de l’agglomération genevoise. En effet, il importe d’établir de nouvelles catégories d’analyse permettant de saisir la spécificité d’un territoire tel que Thonon-les-Bains, qui est sans conteste influencé par Genève, mais qui détient une identité forte, une dynamique urbaine très prononcée et un taux de motorisation relativement faible.
District de Nyon (Vaud) : le territoire des contrastes.
Le district de Nyon fait preuve d’un important dynamisme économique grâce à sa situation idéale à mi-chemin entre Genève et Lausanne et aux conditions favorables qu’il offre aux nombreuses entreprises, multinationales en particulier, qui s’y établissent. Nyon doit par conséquent être considéré comme un territoire sous influence urbaine qui s’avère lui-même être un moteur d’urbanité et un vecteur de croissance démographique. Contrairement aux territoires périurbains classiques, celui-ci révèle une contribution active à la prospérité économique que connaît l’agglomération, avec pour corollaire la même pénurie de logements que dans le centre de Genève.
Toutefois, le district de Nyon est également un territoire de ménages sédentaires, la moitié de la population n’ayant jamais vécu dans une autre région. D’autre part, 81 % des ménages interrogés ont déclaré habiter depuis cinq ans au moins dans leur appartement actuel. Il en résulte une forte identification à la commune.
Le district de Nyon constitue en définitive un territoire fortement contrasté et hétérogène, qui se reflète dans la variation de formes bâties : le centre de Nyon est composé principalement d’immeubles de rapport et fait état d’un fort gradient d’urbanité (services, infrastructures, etc.), tandis que les villages alentour se caractérisent par un grand nombre de villas anciennes et très peu de nouvelles constructions.
Genève périurbain (Genève) : un idéal de campagne mais pas d’esprit villageois.
Les communes qui composent cet espace font état du nombre de ménages aspirant le plus fortement à vivre à la campagne et plus spécifiquement dans une villa individuelle. La commune s’avère, pour ces ménages, un lieu de résidence principalement puisque leur activité professionnelle tout comme une grande partie de leurs pratiques quotidiennes sont situées en dehors de leur quartier. C’est probablement à ce titre que s’explique une forte identification des ménages du périurbain genevois au canton de Genève (35 %), c’est-à-dire à peine moins que le nombre de ménages s’identifiant à la commune en premier lieu (38 %). C’est également le territoire où la mobilité résidentielle est la plus faible de notre échantillon, puisque 86 % des ménages interrogés déclarent vivre à la même adresse qu’il y a cinq ans.
Les communes du périurbain du canton de Genève composent un quatrième type de territoires sous influence urbaine car à l’exception de quelques-unes d’entre elles, la plupart refusent systématiquement tout projet de densification. Là aussi, le modèle classique du territoire périurbain apparaît comme limité dans la mesure où le mitage du territoire et la multiplication des projets immobiliers de basse densité, phénomènes fréquemment observés dans d’autres contextes, ne concernent pas le cas du périurbain genevois.
Dans cet article, nous nous sommes interrogés sur la pluralisation des territoires sous influence urbaine dans le Grand Genève. Le dynamisme économique de cette région, l’exiguïté de son territoire, ainsi que la pénurie de logements dans le canton de Genève, sont à l’origine d’une extraurbanisation par-delà les frontières nationale et cantonale. Les trois ordres de résultats que cet article a présentés – identification territoriale, spatialisation des pratiques quotidiennes et représentations spatiales – illustrent la spécificité des processus d’extraurbanisation dans l’agglomération du Grand Genève. Le fait que les ménages interrogés sont relativement mobiles, qu’ils s’identifient au territoire national dans lequel ils vivent et que leurs pratiques se déroulent principalement à proximité de leur domicile contribue à l’émergence de diverses centralités réparties dans l’agglomération et dont la forme est influencée par les modes de vie déployés par les résidents. Cette dynamique d’extraurbanisation est renforcée par la forte prégnance de la frontière, tant dans les représentations que dans les pratiques.
En nous appuyant sur une approche innovante en termes de modes de vie, il ressort en effet de la présente étude que malgré la volonté publique de construire une agglomération transfrontalière « par dessus les frontières », il ne s’observe pas la même dynamique parmi les représentations et les pratiques des ménages. En effet, la thématique de la frontière a révélé le rôle que tiennent les attachements identitaires, territoriaux et institutionnels dans la spatialisation des aspirations résidentielles et de modes de vie pluriels.
En définitive, l’approche par les modes de vie permet de penser l’urbanisation des territoires sous influence urbaine au-delà d’une perception binaire (centre/périurbain, urbain/rural, habitat dense/villa individuelle), et donne à voir, à la lumière du cas genevois, le développement des villes contemporaines dans toute leur complexité. Le dépassement de ces catégories nous semble nécessaire pour saisir la complexité du contexte de l’agglomération genevoise, qui subit d’importantes mutations urbaines en raison de la forte croissance démographique qui la caractérise. Il n’est en effet pas possible de considérer, à l’instar de certains discours médiatiques ou politiques, que les territoires français de l’agglomération ne sont que des « cités-dortoirs », où les ménages habitent uniquement en raison des loyers prohibitifs pratiqués dans le canton de Genève. En effet, nos résultats indiquent qu’une très grande majorité des ménages ne sont pas prêts à vivre de l’autre côté de la frontière, qu’ils résident en Suisse ou en France. Par ailleurs, les ménages déclarent systématiquement que leur pays de résidence idéal est celui dans lequel ils résident. Ces résultats importants nous obligent à considérer que, contrairement à une certaine image d’Épinal, tout le monde n’émet pas le souhait de vivre au cœur de l’agglomération et que les frontières résistent à la métropolisation.
Par conséquent, le modèle polycentrique et extraurbain de la région genevoise nous oblige à repenser la dichotomie centre/périphérie et à considérer les territoires sous influence urbaine de Genève non pas uniquement comme des espaces périurbains, mais davantage comme des centralités investies de sens par leurs habitants. Nous avons démontré que ces derniers s’identifient aux territoires, les pratiquent et se les représentent selon des logiques sociales au cœur desquelles la question de la frontière tient un rôle non négligeable. Il en résulte des espaces sous influence urbaine fortement contrastés et hétérogènes, illustrés dans cet article par quatre cas d’étude français et suisses : le district de Nyon, le Pays de Gex, la commune de Thonon et la zone périurbaine de Genève. Il résulte de notre analyse que deux territoires présentent des dynamiques davantage urbaines et deux autres davantage campagnardes. Parmi le premier type, le district de Nyon est fortement connecté à Genève et participe fortement au dynamisme de la métropole, tandis que le second, Thonon-les-Bains, est davantage replié sur lui-même. Les deux territoires campagnards se distinguent eux aussi dans la mesure où le Pays de Gex s’urbanise fortement et attire de nombreux ménages cosmopolites, tandis que le périurbain de Genève est majoritairement habité par des ménages sédentaires.
Ces exemples ont fait apparaître que le concept de « territoire périurbain » s’avère insuffisant et limité pour saisir la complexité des dynamiques d’extraurbanisation et la pluralisation des territoires sous influence urbaine, ainsi que l’influence des modes de vie des ménages sur ceux-ci.