Envisager aujourd’hui l’étude du statut politique de la culture et des arts requiert de prendre en compte conjointement trois dimensions de l’époque. Nous sommes désorientés par la contradiction entre la multiplication, la pluralité des chemins (théories, styles de vie, genres artistiques) et la suggestion d’une accession à un terme (la fin de l’histoire, la société parfaite). Nous vivons quotidiennement la situation d’une double instrumentalisation relayée mécaniquement par les médias visuels, celle de l’art par l’Etat qui cherche dans le ressort du sentiment un impact civique de l’œuvre sur le spectateur, celle qui façonne un regard de consommateur culturel en rendant le beau nécessairement utile. La Tragédie de la Culture [1] identifiée jadis par Simmel comme processus long se manifesterait à présent à travers des dispositifs et procédures substitutifs des œuvres d’art, elles-mêmes réduites à l’état « gazeux », alors que le banal et l’ordinaire du monde serait appréhendé partout de manière cosmétique (les logos stylisés, les corps body-buildés…). L’artistique, passant « à l’état de gaz et recouvrant toute chose comme une buée », renforcerait à la fois la désorientation et la passivité (Yves Michaud, L’art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, Stock, 2003).
[2] qui permettent de résister aux modes d’instrumentalisation. Celles-ci s’organisent autour de la capacité à contester le paradigme dans lequel on tend à l’enfermer (l’esthétique classique qui sous-entend une communauté consensuelle), et de ce fait, indirectement, à proposer par une pratique des interférences, une réception du spectateur plus ouverte aux changements de règles. L’auteur prolonge et reformule ici sous un angle fécond, celui du questionnement de Schiller, des travaux antérieurs qui traitaient respectivement de l’art contemporain (Les résistances à l’art contemporain, Labor, 2002 ; L’État esthétique,Castells-Labor, 2000 ; L’art et la règle, Ellipses, 1998), du lien social et politique (La solidarité, Ellipses, 1997; Les archipels de la différence, Le Félin, 1990; Le champ de bataille postmoderne/néomoderne, L’Harmattan, 1990) et de l’histoire de la philosophie (Histoire de la Philosophie, La Découverte, 2004).
Des anciennes aux nouvelles lettres : la fin de l’esthétique.
Dans ses Briefe über die ästhetische Erziehung des Menschen (1794), Friedrich von Schiller a construit, en réaction contre l’arbitraire politique, les injustices sociales et le contre-exemple de la Terreur française, mais aussi en prenant la mesure de la complexification introduite par la division du travail, une philosophie de l’éducation par l’art visant à réformer à la fois l’individu et l’Etat. Les Nouvelles Lettres de Christian Ruby, dans un style dense et sobre, partent de l’idée féconde que l’ambiguïté même du modèle schillérien (modification de soi lors de la réception de l’art classique – socialisation – déploiement de la liberté et élévation de la communication au politique) en fait un outil comparatif puissant pour analyser la situation actuelle de l’art contemporain, de sa réception et son utilisation à travers une politique esthétique. D’un côté, la notion centrale d’« exercice » (extrême attention provoquée par l’œuvre d’art qui entraîne une épuration des réactions subjectives) s’applique particulièrement bien à l’art contemporain, mais en même temps, la référence explicite à l’esthétique kantienne (Critique de la Faculté de Juger, 1790) se révèle obsolète ; elle introduit en effet une communication abstraite qui exclue les interférences avec l’autre et une communauté consensuelle qui ne se réalise jamais effectivement.
Anthropologie des règles et modes d’exercice.
Pour rompre avec l’esthétique philosophique classique qui pose l’éducation de façon normée, le choix central d’une anthropologie matérialiste des règles permet de « définir une conception générale de ce que les humains choisissent sans cesse de devenir en tant qu’êtres sociaux, de leur détermination dans et par l’autre, de leur manière de se ranger ou non sous le jugement commun, des formes de leurs actions et des limites ou bornes sur lesquelles elles s’appuient » (Lettre 3, p. 46). Or, si la formation, comme réponse à un état de civilisation et à un contexte sociopolitique est « renforcement d’une aptitude à l’exercice de la règle [3] et de sa légitimation», on peut distinguer deux grands cas de figure, celui de l’humain qui envisage la plasticité des règles, celui de l’inhumain qui s’accommode des usages figés (commandement imposé, absolu normé, exclusion de l’autre…). Pour l’auteur, la prise en compte de cette plasticité est impossible dans l’esthétique de Schiller, refusée par l’État esthétique aujourd’hui et constitue au contraire le principe même de l’art contemporain [4] et de sa réception. Si celui-ci est politique, c’est indirectement, car critiquant l’esthétique comme paradigme (et fondement d’une communauté consensuelle) tout en analysant les contradictions internes à la sphère culturelle, il n’agit pas directement sur la société, les institutions, les pouvoirs. En revanche, par le biais d’interférences entre les champs d’activités humaines (l’économie, la morale), il peut proposer un modèle inédit de vivre ensemble : en résistant à toute soumission à un statu quo, à toute domination fondée sur un système de croyances univoque, il suggère que la plasticité des règles et l’enthousiasme peuvent être les ressorts d’une démocratie solidaire à venir (Lettre 26). C’est-à-dire un espace public non plus virtuel comme dans celui dessiné par l’esthétique, mais réalisé.
Une approche renouvelée de la domination et du politique.
On peut mettre en relief trois apports de cet ouvrage composé de 27 lettres architecturées en une introduction et quatre parties traitant respectivement d’une philosophie des interférences et du rebond, du lien entre éducation et culture, de l’exercice, du rôle critique de l’art contemporain face à la double instrumentalisation, d’une perspective de libération du politique. Cependant, ces apports doivent être examinés en tenant compte d’un besoin d’explicitation et de confrontation à d’autres approches que pourrait éprouver le lecteur à propos de deux questions connexes. À celle, philosophique : les accords ou désaccords sur les œuvres contemporaines sont-ils importants, rapportés aux accords fondamentaux qui rendent possibles la société ?, plusieurs types de réponse ont été apportées. On a pu répondre par l’affirmative en se fondant sur la qualité des œuvres et leur capacité à faire coïncider les attentes du créateur et du spectateur (R. Wollheim) ou sur la rationalité performative des récepteurs , qui en argumentant, arrivent à dépasser une perception purement idiosyncrasique et à dégager des œuvres significatives pour chacun (R. Rochlitz). On a pu répondre par la négative, en estimant que les accords ou désaccords esthétiques présupposent les accords fondamentaux analysés par Wittgenstein, et non l’inverse (Y. Michaud) [5]. La réponse de Christian Ruby est quant à elle affirmative, mais fondée sur la capacité des œuvres de l’art contemporain à favoriser des interférences entre champs d’activités. Or, l’usage de cette notion appelle un questionnement plus sociologique : comment s’opèrent ces interférences et comment en rendre compte ? Ici, l’essai philosophique gagnerait à prendre en compte les méthodes et résultats développés dans les différentes composantes de l’analyse de discours (sémantique, contextuelle).
D’abord, le style de ces Lettres, qui ne se décharge pas de sa tâche sur des « ismes » ou des références et prend le parti de tout formuler, appelle chez le lecteur un effort symétrique: s’il est bousculé, c’est que « l’exercice de soi auquel il accepte de se soumettre en lisant est effectivement conçu pour lui permettre d’exacerber les plus grandes équivoques du temps et donc de choisir un terrain d’action pour les transformer » (Lettre 1, p. 36). L’attention requise lui permet de mieux appréhender — avec un parallèle saisissant — la notion d’exercice esthétique développée dans la lettre 12 et au cœur de l’ouvrage. Autrement dit, l’identification d’une théorie de la pratique mobilisée dans celle-là est facilitée par la réflexivité d’une lecture en acte. Sept traits constitutifs sont utilement recensés mais l’exigence est bien synthétisée ainsi : au cours « d’un exercice de construction d’un rapport à l’autre à chaque fois recommencé sur la base d’une extrême concentration » le spectateur « apprend à se reconstruire en des combinaisons différentes, élargissant à chaque fois dans ce rapport à l’autre les possibilités d’existence auxquelles il peut se rendre disponible » (Lettre 12, pp. 108-109). On a ici au passage un accès direct au contenu de la théorie, une piste pour réfléchir sur une ontologie du pouvoir, car l’exercice esthétique correspond à « l’affermissement d’une capacité » (p. 112). Celle-ci s’ouvre à la fois aux interférences avec l’autre et aux interférences entre différentes domaines d’activités humaines.
Ce second type indique, au-delà de l’autonomisation historique du champ artistique (Pierre Bourdieu), des possibilités « d’exhiber autrement une politique immanente, par la critique des communautés de goût et des dominations esthétiques, une forme de travail et une éthique — par la critique des séductions, des notoriétés » (Lettre 8, p. 80).
L’analyse du premier type d’interférences permet quant à elle de penser les prolongements entre l’approche philosophique d’un pouvoir substantiel et celle, sociologique, d’un pouvoir relationnel (Weber). L’expérience de la confrontation à l’œuvre d’art oblige à poser à de nouveaux frais le questionnement central : pourquoi certains réalisent-ils mieux que d’autres leurs possibilités de vie ? Comment cette capacité se transforme-t-elle en action sur les autres ? Pourquoi y a-t-il des moments ou des configurations dans lesquels celle-là se concentre et s’institutionnalise ? Par ailleurs, l’exercice artistique comporte une médiatisation par le langage qui organise un rapport actuel et passé aux autres spectateurs. L’effort pour échanger des mots plus précis afin de qualifier une réaction, une manière de nommer, des usages communs, des procédures de légitimation introduit à travers la capacité développée une tension entre pouvoir et autorité qui pousse à une utile confrontation de deux analyses contradictoires de la modernité (et la contemporanéité). En quelque sorte, le spectateur courageux (Rilke) qui œuvre pour un assouplissement de la règle, une transformation de soi et de son rapport aux autres plus active que la simple disposition de la sensibilité associée à l’esthétique classique, exerce une autorité, un développement de soi susceptible de dissoudre une pure logique de pouvoir, et donc la rigidification des règles [6].
Un deuxième apport tient au souci d’éviter la dialectique du pire — laquelle fait envisager que l’histoire ne semble libérer les individus que pour mieux les aliéner de manière cachée — lors du traitement de l’instrumentalisation de la culture. À l’écart donc de perspectives qui ont été développées par Max Weber, Roberto Michels, Rosa Luxembourg, Herbert Marcuse et plus récemment Claude Miller et Jean-Claude Milner, l’anthropologie des règles mobilisée ici permet de développer la notion d’exercice empruntée à Schiller de façon critique et féconde, et au-delà, d’esquisser un véritable programme de recherches pluridisciplinaire. Ainsi, si la réflexivité caractérise les acteurs d’une société postmoderne (Anthony Giddens), ils ont eux-mêmes la capacité de ne pas considérer l’origine du pouvoir comme insondable, comme le posait Kant au 18e siècle. D’où l’intérêt par exemple de revenir aujourd’hui sur le concept simmélien de « réciprocité » (Wechselwirkung) comme résistance au conformisme de la vie sociale, comme engagement pour l’autre dans une coexistence conscient de l’indétermination des conditions de possibilités de celle-ci, là où le citoyen kantien est politiquement normé [7].
Il est enfin appréciable qu’un ouvrage philosophique qui traite du statut politique de la culture et des arts ne fasse pas l’économie d’un choc frontal avec les œuvres de l’art contemporain. Si la plus grande partie de sociologie de l’art en reconnaissant comme unique objet légitime « ce que l’art fait » décrit très utilement des transgressions, l’ignorance de la finalité des œuvres singulières érigée en méthode limite l’analyse. Rien de tel ici, car la réflexion est nourrie de cette confrontation. Le lecteur trouvera de nombreuses études et références dans L’art et la règle. En revanche, après la lecture de ce volume, il pourrait ressentir un étrange besoin. Éprouver vite son exercice de soi fortifié face à des œuvres contemporaines.
Christian Ruby, Nouvelles lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Bruxelles, La Lettre Volée, collection Essais, 2005. 226 pages.