Les éditions Autrement, il faut en dire un mot ici, sont parmi les seules à publier en français des ouvrages portant sur l’Europe contemporaine et en en recherchant une approche non classique, renouvelée, pertinente : on a évoqué dans les colonnes d’EspacesTemps.net l’ouvrage Europe, Lieux communs, dirigé par Brigitte Krulic, qui, même s’il est décevant pose la question des lieux communs propres à l’Europe. On peut évoquer également Lisières d’Europe, l’ouvrage journalistique de Guy-Pierre Chomette et Frédéric Sautereau (photographe) sur les espaces-frontières, fruit d’un voyage exploratoire et réflexif.
Ici, c’est encore une approche très judicieuse de l’Europe, qui transparaît à travers le seul titre de l’ouvrage. Une Europe centrale et ses récentes évolutions, interrogée à travers la question de l’imaginaire de la société et de l’auto-représentation nationale, anciennement dans ou autour de l’Empire austro-hongrois, ou même dans cette Europe influencée par la germanité (Pologne, nord de la Bulgarie), et moins anciennement communiste, récemment bouleversée par l’ouverture au monde, et en tout dernier lieu, aspect exploré ici, par l’ouverture …. à « l’Europe ». La question sera donc : quel lien ces sociétés entretiennent-elles avec l’Europe, avec l’idée d’Europe ? Perspective tout à fait intéressante. L’ouvrage tient-il ses promesses, de donner sur cet espace quelques clés de lecture d’une société contemporaine mouvante ?
La structure du livre constitue une première déception et pose un premier problème : il est tout simplement décliné en articles nationaux, chacun rédigé par tel ou tel spécialiste. Est-ce là une géographie de l’imaginaire, des identités, des représentations, qui s’arrêteraient aux frontières nationales ? Si l’on observe en outre que, dans le détail des articles, ce qui est titré « République tchèque et Slovaquie » peut devenir en réalité une étude de la seule « République tchèque » (alors que c’est bien sûr la Slovaquie qui reste bien mystérieuse) et même de … Prague. Choix regrettable, malgré une auteure maîtisant une double « spécialité » avec les deux domaines nationaux de la Hongrie et de la Roumanie (Antonella Capelle-Pogacean) : les deux articles sont pensés totalement différemment, sans recherche de cohérence : c’est bien la distinction nationale qui est privilégiée dans tout l’ouvrage. Or cette société est-elle avant tout nationale ? N’y avait-il pas d’autres découpages, d’autres lignes de partage pertinentes à explorer communément, comme l’opposition forte entre une société rurale et une société urbaine, le gradient est/ouest, ou encore le rapport des groupes sociaux au pouvoir, ou à leur position (sociale, politique, économique, etc.) antérieure à 1989 ?
Les spécialistes inscrivant leur travail dans cet ouvrage étant en outre peu nombreux, ne pouvaient-il dépasser la simple addition de leurs spécialisations pour tenter, par une véritable production commune, de poser des hypothèses pertinentes pour comprendre l’ensemble de cette société — puisque son unité est implicite au titre — qui a suivi de fortes évolutions, largement communes ? Introduit par un seul auteur, le livre ne comporte pas même de conclusions collectives… Il faudra attendre encore pour bénéficier d’un tel travail sur les représentations des sociétés composant l’Est européen.
De cet ouvrage fait d’un empilage successif d’articles ne faisant pas de références l’un à l’autre, nous ferons donc résolument une évocation linéaire :
L’avant-propos de Patrick Michel n’est pas pour éclairer l’ensemble : il ne contient aucune réflexion sur les concepts qui, communs, auraient pu être utilisés dans une démarche alors cohérente : qu’est-ce que l’imaginaire ? Qu’est-ce que le réel ? L’identité ? L’Europe ? Nous n’en savons rien en entrant dans le propos. La démarche est commune, affirmée en opposition à une autre démarche. Une critique des études précédentes de l’Europe centrale, utilitaires et prospectives, positionne ce présent travail qui tend à cerner ce qui constitue les identités, et le fonde sur une étude des imaginaires des sociétés évitant tout critère disqualifiant. Mais l’approche des auteurs de l’ouvrage n’est pas beaucoup plus précisée à ce stade, et les concepts utilisés restent bien confus, pour ne pas dire inexistants, tout comme les méthodes utilisées sont laissées de côté. La structure de cette partie est évocatrice ; se succèdent les paragraphes : « En Bulgarie, … » ; « En Pologne, …. » ; « En Roumanie, … »…, structure condamnée dans les copies de lycéens. On attendrait autre chose de la part de professionnels de la réflexion. Pourquoi ne pas avoir questionné de façon générique, par exemple la question centrale de la ville-capitale, pourtant évoquée successivement dans chacun des articles ? Un rapport à l’histoire qui peut être différent, celle-ci étant largement commune ? Un rapport à l’avenir ? Un rapport à l’Europe occidentale ?
On risque alors des évocations séparées, apportant des détails amusants, intéressants, mais ne livrant aucun outil de réflexion. En témoigne le premier article de Michel, dans lequel le rapport à l’Europe arrive bien tard, après une évocation de la société polonaise, intéressante mais plus journalistique que scientifique, conceptuelle, structurée.
L’article d’Antoine Marès comporte une étude de cas portant de l’évolution à Prague de la toponymie et de la gestion des espaces publics (monuments notamment) comme reflétant, même de façon irrationnelle ou incohérente (ce qui est relevé par l’auteur), la succession des identités collectives, sociétales, et de la mémoire : étude pertinente et qui pourrait inspirer des démarches méthodologiques dans d’autres espaces — il aurait été fort intéressant de trouver une étude identique dans plusieurs capitales de l’Est européen —. Pourtant, l’article reste très descriptif, et le titre annoncé « République tchèque et Slovaquie : l’histoire, produit de consommation » — est réduit à une étude de cas précise, rejetant un peu rapidement ce qui nous aurait le plus intéressé : une approche de la Slovaquie, espace notablement moins sillonné que la capitale tchèque, et de ce fait encore largement mystérieux.
Enfin, les trois derniers articles, d’Antonella Capelle-Pogacean et de Nadège Ragaru, sont stimulants et ouvrent des perspectives nouvelles : la première s’interroge enfin sur la signification des concepts (« imaginaire », enfin travaillé et défini, en référence aux travaux d’Hélène Védrine (p. 98) ; « ailleurs ») pour aborder avec de séduisants outils conceptuels les évolutions du regard de la Roumanie sur elle-même et sur l’Europe occidentale, depuis 1989.
Enfin, Nadège Ragaru, après avoir évoqué le sujet classique mais intéressant des évolutions de Sofia, son apparence, son espace, sa société, termine avec une thèse fort intéressante sur l’évolution, dans ces sociétés mouvantes, des valeurs des capitaux mêmes (social, économique, culturel, etc.) : là encore, on peut imaginer l’hypothèse reproduite portant sur toute la société est-européenne. Quelques remarques méthodologiques judicieuses (p. 127) font s’interroger sur la pertinence des critères choisis pour déterminer la « réussite » sociale, et l’on est là peut-être au cœur de la nuance, du grincement qui introduit un malaise entre les société d’Europe orientale et les sociétés d’Europe occidentale.
Il ne faut donc pas se laisser décourager par le début de cet ouvrage, qui dans sa globalité vaut tout à fait la peine d’être parcouru, notamment pour les deux dernières contributrices — on peut se dispenser de lire le début — et donne à réfléchir en même temps qu’il donne des outils efficients de réflexion sur l’Europe contemporaine. Par ailleurs, l’ouvrage nous laisse attendre un véritable travail commun qui tendrait à questionner un espace européen.
Patrick Michel (dir.), Europe centrale, la mélancolie du réel, Paris, Autrement, 2004. 140 pages. 15 euros.