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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Étudier des inégalités d’alternatives de mobilité à vélo

Source : « Cristiano »

Source : Claude Truong-Ngoc

Cet article est issu d’un travail de thèse qui a visé à étudier dans quelle mesure –  notamment au cours de l’adolescence  – les alternatives réelles de mobilités à vélo des filles sont plus limitées que celles des garçons. Cette ambition a conduit à prendre des précautions méthodologiques particulières ainsi qu’à élaborer un outil d’analyse spécifique dont il s’agira ici de rendre compte. Mais avant, il convient de décrire plus en détails le constat de départ de la recherche.

En Europe comme ailleurs, c’est principalement durant l’adolescence –  période particulièrement marquée par le durcissement des prescriptions, assignations et affirmations des identités sexuées (Chiland, 2014)  – que les filles sont moins « physiquement actives » que les garçons (Dumith et al., 2011). Alors que le phénomène préoccupe depuis plus de vingt ans les gouvernements des États-Unis et du Québec (Dugal, 1998), ce n’est que récemment qu’il a fait l’objet d’un chapitre dans un rapport ministériel en France (Naves et Octobre, 2014). L’initiative vise essentiellement à lutter contre les inégalités d’opportunités entre filles et garçons et la cristallisation des « natures » « féminine » et « masculine ». Les mobilités à vélo constituent des activités physiques sous-tendues par des enjeux environnementaux, sanitaires et économiques considérables (Papon et Dusong, 2016). Mais aussi bien lorsqu’elles sont étudiées en tant que déplacements (Papon et de Solere, 2010) qu’en tant qu’activités sportives (Naves et Octobre, 2014), elles ne sont pas exclues par la tendance et apparaissent particulièrement sexuées durant l’adolescence. Même aux Pays-Bas, pays roi du vélo et rare territoire où les femmes dans leur ensemble font autant sinon plus de vélo que les hommes (Pucher et Buehler, 2008), les adolescentes (12-17 ans) présentent une probabilité de se rendre dans leur établissement scolaire à vélo près de 28 % inférieure à celle des adolescents (Soemers, 2016).

En France, deux enseignements majeurs ressortent de l’exploitation statistique de la dernière Enquête Nationale Transports et Déplacements disponible (ENTD 2008). Il est observé d’une part, que le clivage sexué des pratiques du vélo se creuse surtout entre les classes d’âge 11-13 ans et 14-16 ans, entre lesquelles la probabilité de déclarer une pratique régulière ou occasionnelle décroît de manière beaucoup plus prononcée chez les filles ; d’autre part, que c’est systématiquement en Zones Urbaines Sensibles (aujourd’hui remplacées par les Quartiers Prioritaires de la Politique de la Ville : QPV) que ce clivage s’avère le plus sexué (Sayagh, 2016). D’ailleurs, si d’une manière générale, les adolescentes désinvestissent la sphère sportive avec l’avancée en âge, c’est en QPV que la part des filles parmi les pratiquant·e·s d’activités sportives en dehors des heures d’EPS est significativement la plus faible (Guérandel, 2017). Comme le soulignent de nombreux travaux, l’adolescence est souvent marquée par un renforcement des pratiques éducatives sexuées se traduisant par des socialisations sexuées à l’investissement de l’espace public, les filles étant généralement plus restreintes dans leurs activités extérieures, notamment au moment de la puberté (Rivière, 2014) et lorsque leurs parents ne sont pas rassurés par l’environnement à proximité du lieu de résidence (Carver et al., 2012). Enfin, les adolescentes apprennent notamment qu’« une jeune fille ne doit pas se déplacer seule » (de Singly, 2002, p. 29) et se font plus systématiquement accompagner par leurs pairs (ibidem), ce qui restreint probablement leurs alternatives réelles de mobilités à vélo.

Ainsi, il est question dans cet article de se demander comment saisir et rendre compte de socialisations différenciées à l’origine d’inégalités d’opportunités de pratiques de mobilité à vélo.

Durant l’adolescence, une partie non négligeable des mobilités à vélo prend la forme de « jeux en mouvement », de poursuites, etc. (Devaux, 2013) appelant une acception qui dépasse la simple adéquation « origine-destination » des déplacements. De plus, il est indéniable que tout·e cycliste déclarant ne faire du vélo ni spécialement pour ses déplacements, ni spécialement pour faire de l’activité physique, se déplace, et fait de l’activité physique quand même. Ainsi, les mobilités à vélo sont appréhendées comme des pratiques en soi et désignent toute pratique du vélo impliquant le corps comme principal moteur de sa propre mobilité dans l’espace public. Inspiré des concepts de capabilités d’Amartya Sen (1988) et de motilité de Vincent Kaufmann [1], le cadre théorique dispositionnaliste retenu postule qu’au cours de leurs parcours, selon leurs socialisations, les individus ne sont pas sujets aux mêmes injonctions et développent des dispositions, des compétences et des croyances différenciées ne leur permettant pas d’envisager les mêmes possibilités réelles de pratiquer le vélo, de telle ou telle manière, dans tel ou tel contexte [2]. À l’instar de Bernard Lahire (2002), les « dispositions » sont entendues comme des tendances, des inclinations, des propensions socialement construites à agir, à penser ou à être de telle ou telle manière, dans tel ou tel contexte d’un acteur. Aussi, sont considérées comme dispositions « féminine » ou « masculine » des dispositions observées chez une proportion notablement plus grande de femmes ou d’hommes (Zolesio, 2010). Enfin, dans l’optique d’une sociologie des rapports sociaux, il est admis que certaines dispositions, croyances ou normes sont restrictives et que d’autres sont incitatives, selon que –  dans des contextes donnés  – elles se traduisent pour les groupes ou individus concernés par une réduction ou par un accroissement de leurs possibilités réelles de mobilités à vélo.

1. Combiner entretiens semi-directifs, observations et expérimentations.

1.1 Demander aux enquêté·e·s de raconter leur propre histoire du vélo, depuis l’apprentissage jusqu’à aujourd’hui.

Puisque l’un des principaux enjeux était de permettre une description des mobilités à vélo qui tienne compte du sens que les adolescent·e·s leur attribuent –  en se demandant si certaines manières de pratiquer sont plus ou moins contraintes et associées à différents types de rapport au vélo  – l’enquête par entretien a semblé pertinente. Les entretiens représentent également un moyen de faire revenir l’interviewé·e sur des expériences marquantes de mobilité, afin d’apprécier la manière dont celles-ci ont pu modifier ses habitudes d’action préalablement incorporées. Aussi, ils sont l’occasion d’appréhender les mobilités n’ayant pas de véritable motif à destination, mais également celles que les enfants/adolescent·e·s ne considèrent pas comme des mobilités, au même titre que celles qu’ils/elles décrivent comme des contraintes, ou au contraire celles qu’ils/elles auraient aimé réaliser.

Parce qu’il était question de se demander dans quelle mesure –  au cours de leurs socialisations (enfance et adolescence)  – les adolescent·e·s développent des compétences et incorporent des dispositions différenciées ne leur permettant pas d’envisager les mêmes alternatives réelles de fonctionnements vis-à-vis des pratiques du vélo, il a semblé que des entretiens de type biographique étaient particulièrement appropriés. L’objectif était de susciter la production d’une parole centrée sur l’interviewé·e et rendant compte de « fragments de son existence, de pans de son expérience, de moments de son parcours, d’éléments de sa situation » (Demazière, 2008, p. 16).

Dans le but de renseigner différents mécanismes et effets de socialisations aux (et par les) pratiques de mobilités à vélo, deux opportunités principales incitaient à interviewer également les parents : celle de mettre en rapport leurs pratiques éducatives avec les pratiques de mobilité de leurs enfants, et celle de faciliter la mise en perspective de leurs pratiques et de leur rapport à la mobilité avec ceux de leurs enfants. Les guides d’entretien ont évolué au fil des enquêtes tout en conservant la majeure partie de leur structure. Il s’agissait en priorité de reconstituer a posteriori, les parcours de jeunes en fin d’adolescence [3] vis-à-vis de leurs pratiques et rapports au vélo [4]. La première question du guide leur étant destiné consistait à leur demander : « Est-ce que tu peux me raconter ta propre histoire du vélo depuis que tu as appris à en faire jusqu’à aujourd’hui ? ». Les relances visaient à porter une attention particulière aux souvenirs marquants, aux phases de changement, aux obstacles rencontrés, aux pratiques éducatives et habitudes de mobilité des parents, à l’influence des pairs, aux rapports au vélo et aux autres activités physiques et modes de déplacement, aux rapports à l’espace de résidence et aux espaces pratiqués, ainsi qu’aux rapports aux dangers perçus et à la prise de risque. En fin d’entretien, chaque interviewé·e a par ailleurs été amené·e à revenir sur les types de montures et équipements utilisés depuis son apprentissage du vélo, ainsi que sur ses caractéristiques sociodémographiques. Le guide dédié aux parents traitait des mêmes thématiques, mais visait à insister bien davantage sur les pratiques éducatives. Pour les adolescent·e·s comme pour les parents, le principe de l’enregistrement a été systématiquement accepté. Loin de représenter un frein, il a même constitué une source de motivation pour certain·e·s jeunes m’ayant affirmé qu’ils/elles auraient préféré que leurs propos ne soient pas anonymisés. À la fin de chaque entretien, j’ai cherché à recueillir le ressenti des enquêté·e·s. D’une manière générale, les retours ont été très positifs –  notamment pour les jeunes  – qui ont généralement apprécié l’attention qui leur a été portée.

1.2 Maintenir un certain flou sur l’objet de la recherche.

L’enquête repose sur la combinaison entre ces entretiens et un travail d’observation. Ce dernier s’est caractérisé tant par de l’expérimentation directe que de l’observation directe. Dans la première situation, il s’agissait d’expérimenter à vélo des contextes particuliers décrits par des enquêté·e·s : une piste cyclable qualifiée d’« inconfortable », un parc, une forêt/un bosquet/le quai d’un canal perçus comme particulièrement insécurisants, un terrain à bosses, etc., une démarche notamment utile pour mieux situer les récits et compléter les informations recueillies.

Dans la deuxième situation, il s’agissait d’observer directement des pratiques, et donc d’étudier des socialisations en train de se faire, sans le filtre de la mémoire des enquêté·e·s.

L’essentiel de ce type d’observations s’est effectué aux abords de collèges/lycées, de CSC, de stades (essentiellement citystades) et de places (ou esplanades). J’ai notamment pu observer les tenues vestimentaires, équipements et vélos des adolescent·e·s, mais également leurs manières de se tenir sur leur vélo, leurs manières de monter dessus, d’en descendre, de traverser sur un passage piéton, de franchir un trottoir, de doubler, de transporter/se faire transporter, de franchir l’enceinte de leur établissement scolaire, de stationner devant en faisant des dérapages, etc.

Ces informations m’ont permis à la fois d’enrichir mon guide d’entretien, de relancer les interviewé·e·s, et parfois de constater des écarts entre le « dire » et le « faire » (par exemple en observant qu’un·e enquêté·e venait au lycée en tramway les jours de pluie alors qu’il/elle avait affirmé venir « tous les jours à vélo » lors de l’entretien). Au même titre que mon statut d’observateur (tantôt « incognito », tantôt « à découvert » : Arborio, 2007), le degré et les modalités de ma participation ont considérablement varié selon les contextes d’observation. D’une manière générale, plus je passais de temps sur place, plus le nombre d’adolescent·e·s informé·e·s des raisons de ma présence augmentait, plus mes observations tendaient à se faire à découvert. En outre, mon degré de participation à des situations de pratiques à vélo en tant que cycliste est resté faible, mais j’ai parfois observé des pratiques cyclistes tout en participant à d’autres activités (principalement le street-foot, et essentiellement avec des garçons). Ce choix de ne pas m’afficher à vélo sur le terrain découle de ma détermination à limiter les risques que l’enquête soit associée à une démarche visant à valoriser, voire à promouvoir les pratiques du vélo [5].

Il m’arrivait par ailleurs de commencer des observations « incognito », puis de venir me présenter aux protagonistes pour obtenir des informations complémentaires par questions : avantage non négligeable de l’approche à découvert (Arborio et Fournier, 1999). Au-delà de l’observation des pratiques de « grand·e·s adolescent·e·s », j’ai également été attentif à des situations de pratiques d’enfants ou de préadolescent·e·s, le plus souvent en interaction avec leurs pairs. J’ai par exemple pu observer la manière dont un garçon peut mettre au défi son petit frère pour l’inciter à prendre davantage de risque, la manière dont un garçon peut chercher à prendre des risques pour tenter d’impressionner une fille, la manière dont certains garçons transportent des filles sur leur vélo, le changement d’attitude de certain·e·s jeunes en fonction du contexte de pratique, le changement de trajectoires de certaines filles pour éviter de passer devant des groupes de garçons, etc.)

Malgré l’inconvénient de ne pouvoir déterminer avec précision l’âge des observé·e·s, ces observations ont permis de décrire avec davantage de précision certains mécanismes de socialisation par les pairs.

En m’inspirant de la grille générale proposée par Henri Peretz (1998), je me suis concentré dans chaque situation d’observation, sur quatre dimensions renvoyant à différents niveaux de questionnements (le lieu, les personnes, l’activité ou les activités, les rôles) permettant de décrire avec précision les interactions (Annexe 1).

À plusieurs reprises, les informations récoltées m’ont servi de prises pour susciter un second entretien informel avec des jeunes interviewé·e·s précédemment. Ce fut par exemple le cas avec une fille que je voyais régulièrement transporter plusieurs de ses copines sur son porte-bagage arrière. J’ai pu la ré-interviewer par la suite à ce sujet et récolter de précieuses informations sur sa disposition sexuée à la passivité physique en situation de mixité ainsi que sur les stéréotypes de sexe à l’origine de sa résignation à transporter des garçons.

Aussi, j’ai cherché à chiffrer tout ce que je pouvais chiffrer (Peneff, 1995) : nombre de vélos dans l’abri-vélo, nombre de vélos dotés de garde-boue avant/arrière, nombre de garçons/filles qui traversent une route, ou franchissent le portail de leur établissement sans descendre de leur vélo, etc.

Mon choix de ne pas m’afficher à vélo sur le terrain n’avait pas pour seul but d’éviter que l’enquête soit associée à une démarche de promotion du vélo. Il s’agissait tout autant d’éviter d’orienter les enquêté·e·s sur ce qui est entendu par « pratique·s du vélo ». Au même titre, l’intérêt pour la thématique du genre n’était pas dévoilé. En me basant sur l’idée « que si l’autre sait ce que je cherche, je ne peux pas le trouver » (Marchive, 2005, p. 80), j’ai systématiquement visé à maintenir un certain flou, une certaine imprécision sur l’objet de la recherche. Il était dit (ou devait être dit par des intermédiaires) que j’étais étudiant en thèse et que le but de l’enquête était de comprendre pourquoi certains adolescent·e·s pratiquent ou ne pratiquent pas le vélo, qu’ils/elles devaient avoir 17 ou 18 ans et ne pas être titulaire du permis de conduire. Pour les mêmes raisons, il était important que les relances formulées en cours d’entretien (notamment dans les premiers temps de l’enquête) s’appuient davantage sur les propos des enquêté·e·s que sur le guide.

2. Chercher à obtenir un échantillon diversifié.

S’il aurait été trop ambitieux de chercher à rendre compte de manière représentative de la diversité et de la fluidité des manières de penser et de pratiquer le vélo des adolescent·e·s à l’échelle de la France, j’ai tout de même visé à obtenir un échantillon très diversifié.

2.1 En enquêtant dans des territoires variés.

Pour ce faire, il s’agissait d’abord d’éviter de n’enquêter sur un seul territoire. Mon premier choix s’est porté vers la métropole strasbourgeoise, qui constitue le premier réseau cyclable de France. Mon second choix s’est tourné vers la Métropole de Montpellier. L’idée était d’être en présence d’une métropole de taille comparable, mais dont la part modale vélo (2 % contre 8 % pour la métropole strasbourgeoise) est plus représentative de celle observée à l’échelle de la France [6]. Par ailleurs, les deux territoires en question rassemblent respectivement des communes aux superficies, populations, et densités très hétérogènes (plusieurs villages agricoles ou dortoirs comptent moins de 1000 habitant·e·s) permettant de diversifier les zones urbaines enquêtées sur chaque territoire. À travers cette recherche de variation, le but n’était pas tant d’élaborer un échantillon représentatif au sens statistique qu’à diversifier les cas rencontrés. De plus, le choix de réaliser deux terrains distincts ne s’est pas tant fait dans l’optique d’une étude comparative que dans le but de contrôler que ce qui est observé sur un territoire ne lui est pas spécifique.

Au démarrage de l’enquête, j’avais envisagé de n’interviewer que les adolescent·e·s qui acceptaient d’en parler à leurs parents afin que ceux-ci soient également enquêtés. Cette manière de procéder ne permettant pas d’obtenir un échantillon hétérogène (j’y reviens ci-après), j’ai cherché à diversifier les lieux des entretiens. Au final, mis à part quelques uns réalisés en extérieur et dans des cafés, environ un tiers ont été effectués dans des lycées (général, technologique, et professionnel), un tiers sur le lieu d’habitation des adolescent·e·s, et un tiers dans des CSC (essentiellement en QPV). Au total, entre les mois de février 2015 et de juin 2016, 43 garçons et 39 filles âgé·e·s de 17 ou 18 ans, ainsi que 26 de leurs parents ont été interviewé·e·s sous la forme d’entretiens semi-directifs formels. Tou·te·s ont été informé·e·s qu’ils/elles étaient totalement libres de refuser de participer à l’enquête ou de s’en retirer à tout moment, et que les analyses seraient anonymisées. Pour ce faire, leurs prénoms ont été modifiés.

2.2 En enquêtant dans des lieux variés.

2.2.1 Au domicile, profiter de temps d’observation et d’imprégnation privilégiés.

Pour les raisons venant d’être évoquées, les premiers entretiens ont été réalisés au domicile de mes interlocuteurs·rices, où j’interviewais successivement un·e adolescent·e, puis un parent (les deux dans certains cas), en insistant sur la confidentialité des propos tenus. Lors des 20 premiers entretiens au sein de la métropole de Montpellier, cette façon de procéder m’a permis de récolter des éléments complémentaires aux entretiens. Au même titre que les trajets effectués pour me rendre au domicile des enquêté·e·s, les prospections de leur quartier de résidence avant mon arrivée et de certains de leurs itinéraires habituels à mon départ, ont constitué des temps d’observation et d’imprégnation privilégiés. Les moments passés sur place se sont également avérés précieux pour observer des interactions entre enfant·s et parent·s ou frère·s et sœur·s lors d’activités quotidiennes (aide aux devoirs, ménage, préparation de repas, dressage de table, etc.) et de négociations (sorties, invitations, etc.) souvent révélatrices de la répartition des rôles hommes/femmes dans le ménage. Ces temps se sont en outre révélés fort utiles pour observer les véhicules utilisés (vélos, voitures, motos, skateboards, trotinettes, etc.) et échanger à leur sujet. Cependant, je me suis aperçu au fil des entretiens que j’enquêtais à travers cette approche principalement des adolescent·e·s de milieux favorisés, résidant dans des habitations confortables, étant systématiquement en bons termes avec leurs parents, eux-mêmes préoccupés par la réussite scolaire de leur·s enfant·s. C’est suite à ce constat que j’ai décidé d’interviewer les jeunes qu’ils/elles soient ou non rebuté·e·s par l’idée que je m’entretienne également avec leur·s parent·s : choix qui m’a permis de diversifier les lieux d’entretien.

2.2.2 En lycée, éviter de conférer à l’enquête une connotation scolaire.

Le principal écueil qui devait être évité lors des entretiens en lycée était de conférer à l’enquête une connotation scolaire aux yeux des élèves. J’ai ainsi cherché à faire en sorte de « ne pas prétendre ne pas être plus » qu’un adolescent tout en m’efforçant de paraitre « moins qu’un adulte » (Lignier, 2008, p. 23). J’ai autant que possible adopté un langage ainsi qu’un code vestimentaire distincts de ceux des professeur·e·s. Par ailleurs, dans le but d’« abaisser les barrières » (Goffman, 1973, p. 189), j’ai fortement insisté auprès des enquêté·e·s sur le fait que je n’étais là ni pour les juger, ni pour les évaluer. Afin d’éviter de conférer aux interactions un cadre trop procédurier, j’ai réalisé les entretiens sans avoir le guide sous les yeux, j’ai invité les élèves au tutoiement et à l’appellation réciproque par le prénom. Enfin, afin d’éviter d’exclure des jeunes en mauvais termes avec leurs parents, qui auraient craint de les mettre dans l’embarras ou d’éveiller leur méfiance sur leurs comportements scolaires, j’ai fait le choix de ne demander d’autorisation parentale ni pour les entretiens réalisés en lycée, ni pour ceux effectués en CSC. Sous forme d’autorisation écrite, une telle demande aurait de surcroît été susceptible d’effrayer certains parents, notamment ceux présentant des difficultés de compréhension linguistique (Skelton, 2008).

Dans la même optique d’obtenir un échantillon diversifié, j’ai évité de constituer mon corpus en me basant sur le seul principe de « l’arborescence », afin de ne pas circonscrire l’enquête à un ou plusieurs sous-groupes spécifiques de la population plus large (Olivier de Sardan, 1995). J’ai donc procédé parallèlement à un choix « raisonné » des enquêté·e·s (Gaudric, Mauger et Zunigo, 2016) en tentant de cibler des élèves selon leurs caractéristiques sociales [7], leur lieu de résidence, leur niveau scolaire (annexe 2), leur principal mode de déplacement (annexe 3) ainsi que leur niveau d’isolement social [8].

En outre, les temps d’observation à l’ouverture des lycées ainsi qu’aux horaires de sortie m’ont été d’une grande aide pour identifier des rapports différenciés au vélo et différentes manières de pratiquer (exemples : arrivée et départ systématiques en groupe et/ou descente systématique du vélo pour traverser et/ou pratiques d’occupation de l’espace avec acrobaties sur le parvis, etc.)

2.2.3 En Centres Socio-Culturels (CSC), euphémiser la distance sociale.

19 entretiens ont été menés avec des adolescent·e·s (huit filles et onze garçons) résidant dans des QPV particulièrement défavorisés des métropoles de Strasbourg (Neuhof-Meinau, Hautepierre, Cronenbourg, Elsau, Port du Rhin) et de Montpellier (Mosson et Petit Bard), dont 13 dans des CSC de QPV [9]. Loin d’être dans « l’illusion de faire illusion », je n’ai ni visé à me « prendre pour l’un des leurs » ni tenté d’être « accueilli comme l’un des leurs » (Mauger, 1991, p. 128). Deux stratégies se sont avérées particulièrement fructueuses pour le recrutement. La première visait à gagner en proximité en participant aux activités qui leur étaient proposées dans les différents centres. À plusieurs reprises, j’ai ainsi pris part à des cessions de street workout, de musculation, de basket, de tennis de table et de foot. Ces interactions sportives m’ont permis de recueillir des informations très riches sur le rapport des jeunes à l’activité physique (goût pour le risque/ l’effort/ l’affrontement, agressivité, fair-play, etc.). Sans me contenter de participer, je me suis permis de « vanner » et de défier les jeunes en les invitant à en faire de même avec moi. Dans plusieurs cas, ces temps m’ont permis d’identifier les « chefs de bande », avec qui mes échanges se sont avérés précieux pour l’acceptation du groupe dans son entier à me parler. Ma deuxième stratégie visait à m’appuyer sur les éducateurs·rices, qui ont su, bien mieux que moi, trouver les arguments pour convaincre, voire motiver les jeunes.

3. Chercher à lutter contre les défaillances de la mémoire et les omissions conscientes.

La constitution d’un échantillon composé de jeunes d’une même classe d’âge (17-18 ans) a été notamment décidée afin de limiter les biais incarnés par la variation de la qualité des souvenirs d’enquêté·e·s de générations différentes (Héran et al., 1992). De plus, dans la mesure où il s’agissait de faire appel à des souvenirs récents portant à la fois sur les pratiques enfantines et adolescentes des enquêté·e·s, ce choix de recrutement d’adolescent·e·s en fin d’adolescence a paru particulièrement approprié. Comme le relèvent plusieur·e·s auteur·e·s, l’obtention du permis constitue un rite de passage de l’adolescence à la jeunesse (Oppenchaim, 2012) ou à l’âge adulte (Masclet, 2002 ; Devaux, 2013), notamment parce qu’il modifie souvent en profondeur les pratiques de mobilité. Le choix a ainsi été fait de n’enquêter que des non titulaires du permis de conduire. En somme, l’opportunité de permettre la reconstitution de la trajectoire de chaque enquêté·e a été privilégiée à la possibilité de centrer l’analyse sur des socialisations adolescentes en train de se faire.

Malgré une certaine homogénéité de l’échantillon au regard de l’âge des jeunes et de la durée qui les sépare de leur période d’apprentissage du vélo, il m’a cependant été difficile de contrôler un biais lié à ma présence relativement prolongée dans les lycées enquêtés et dans deux CSC. De fait, je n’ai pu empêcher certain·e·s élèves d’échanger entre eux/elles sur les déroulements de leurs entretiens et sur certaines de mes questions/relances. Certain·e·s d’entre eux/elles ont donc eu davantage de recul pour se plonger dans leurs souvenirs.

Cette présence plus ou moins prolongée (de trois à neuf semaines selon les cas) comportait néanmoins l’avantage non négligeable de me conduire à recroiser régulièrement certain·e·s enquêté·e·s, et de me permettre de revenir avec eux/elles sur certains points non abordés lors des entretiens. Cette manière de procéder a été facilitée par le fait que je m’efforçais de réécouter certains entretiens et/ou de relire mes prises de notes au fur et à mesure que l’enquête progressait. Elle s’est avérée fructueuse du fait que j’invitais systématiquement les jeunes à revenir me voir (notamment s’ils/elles pensaient à des éléments/souvenirs omis lors de l’entretien), et que les situations qui en découlaient bénéficiaient alors d’un cadre moins formel.

En outre, il est à noter que les cas où les parents ont également pu être interviewés constituaient un moyen de contrôler les biais incarnés par les défaillances de la mémoire (Auriat, 1996). Au même titre, ce procédé permettait de limiter les biais représentés par les risques d’omissions conscientes, lesquelles constituent un risque important pour les adolescent·e·s, qui se déplacent notamment dans l’optique de s’émanciper de la tutelle des adultes (Oppenchaim, 2012). Toutes les manœuvres mises en place pour persuader les jeunes que je n’incarnais aucune figure/forme d’autorité ont ainsi également visé à limiter ces risques.

Enfin, la confrontation des discours des adolescent·e·s et de ceux des parents a permis de contrer le biais incarné par le risque d’effacement ou de sous-évaluation des pratiques éducatives que les parents perçoivent comme les moins légitimes et/ou à l’inverse, d’une mise en avant de celles perçues comme les plus légitimes (Lahire, 1995).

4. Chercher à limiter les biais du « sexe de l’enquête »[10].

Malgré toutes les précautions prises, certaines de mes questions ont suscité les interrogations, voire la méfiance de certain·e·s jeunes. Ce fût notamment le cas lorsque je cherchais à apprécier si le fait d’avoir (ou d’avoir eu) un·e petit·e copain·e avait pu avoir des répercussions sur leurs habitudes de mobilité. Surpris·es par mes relances visant à en savoir davantage sur le sujet, trois jeunes [11] m’ont poussé à me justifier sur le rapport qu’il pouvait y avoir entre le vélo et les relations amoureuses. Interrogations face auxquelles je me suis senti forcé de me justifier en m’appuyant sur des exemples d’entretiens précédents, où les enquêté·e·s racontaient avoir modifié leurs habitudes de pratiques après s’être « mis en couple » avec quelqu’un. Par ailleurs, le sujet en question a été généralement plus difficile –  et parfois impossible  – à aborder avec certaines filles, notamment celles de confession musulmane et/ou celles me semblant particulièrement intimidées, que j’ai eu peur de « bloquer » en paraissant impudique ; mais également avec celles que j’imaginais susceptibles d’interpréter certaines questions comme des ouvertures à des jeux de séduction, voire des tentatives de drague. Ce fut spécialement le cas pour une fille ayant manifesté un intérêt me semblant « démesuré » pour l’enquête, et pour une autre s’étant permis de me questionner de manière détournée sur ma situation conjugale.

Ayant à l’esprit les possibilités d’érotisation de la relation d’enquête –  qui peuvent être favorisées par la succession des séquences relativement standardisées du processus, lesquelles peuvent être interprétées par l’enquêté·e comme porteuses de contenus sexuels (Clair, 2016)  – il me semble a posteriori que j’ai craint d’éveiller tout soupçon, toute rumeur, toute suspicion susceptibles de mettre en cause la bienveillance de ma démarche et de nuire à l’enquête. Pour les mêmes raisons, je n’ai pas osé questionner davantage les filles ayant pratiqué durant toute leur enfance, qui avançaient l’idée que le vélo « fait mal aux fesses » comme un élément qui expliquerait en partie leur cessation de pratique au cours de l’adolescence tout en ne sachant expliquer pourquoi il ne les empêchait pas de pratiquer régulièrement durant l’enfance. En somme, les biais du « sexe de l’enquête » se sont avérés particulièrement difficiles à limiter.

5. Chercher à limiter l’effet des rapports illusoires aux pratiques.

En surcroît des biais précédemment évoqués s’ajoute celui du rapport illusoire que tout·e acteur·rice peut entretenir vis-à-vis de ses propres pratiques (Lahire, 2002). Ce dernier aspect a notamment dû être contrôlé vis-à-vis des récits de prises de risque de certains garçons, qui de manière plus ou moins flagrante tendaient à amplifier les risques réels de certaines de leurs pratiques. Si on peut se contenter d’analyser cette attitude comme une illustration de performativité du genre (Butler, 2005), le rapport illusoire qu’elle révèle mérite probablement autant d’attention. Selon Bastien Soulé et Jean Corneloup (1998) cette volonté chez les « risqueurs[·euses] sportifs[·ves] », de projeter sur leur entourage une expression amplifiée du caractère risqué de leur pratique n’est pas forcément volontaire, dans le sens où certain·e·s d’entre eux/elles paraissent convaincu·e·s du caractère dangereux de leur activité. Selon les auteurs, les figures emblématiques portées aux nues par les médias et les fantasmes de l’extrême qui y sont associés tendent à générer une certaine « schizophrénie » sportive, par un mécanisme de mimétisme naïf et d’identification excessive. En somme, cette logique véhiculée du « faux semblant » participerait à expliquer les surévaluations flagrantes des risques corporels courus.

« [À vélo] j’ai failli mourir des centaines de fois, […], quand on est entre potes, on fait vraiment n’importe quoi, on traverse sans regarder, on fait vraiment les cons, on se tire la bourre, on se pousse quoi, on respecte rien, on fait vraiment n’imp[orte quoi] » (Jérôme, Term. ES).

Afin de tenter de réduire l’écart entre « l’ordre du faire » et « l’ordre du dire sur le faire » (Lahire, 1998, p. 26), l’observation objective des pratiques de chaque enquêté·e, in situ et répétée aurait été pertinente en complément des entretiens. À défaut, pour tenter de contrer ce type de biais, j’ai autant que possible invité mes interlocuteurs·rices à raconter en détail des séquences de pratiques significatives pour illustrer leurs propos, en pointant parfois des contradictions et/ou en revenant sur des points restés sombres.

Exemple n°1 : « Tu peux me raconter en détail la dernière fois que tu as failli mourir, comment ça s’est passé ? ».

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Exemple n°2 : « Tu m’as dit que tu avais failli mourir des centaines de fois, j’imagine que tu as eu des accidents, que tu as déjà été hospitalisé plusieurs fois ? ».

6. Élaborer un outil permettant de décrire la variété et l’évolution des manières de pratiquer au cours de l’adolescence.

Les axes d’analyse issus de l’enquête ont été élaborés sans présupposer de critères de classement a priori. En revanche, certaines dimensions se sont révélées discriminantes au fil des recherches pour distinguer les adolescent·e·s entre eux/elles. Une attention soutenue a ensuite été portée à ces dimensions en en systématisant l’étude dans les entretiens. Afin de faciliter l’analyse et de rendre possible la description de l’évolution de situation des enquêté·e·s au cours de leur trajectoire, les axes ont été élaborés en tenant compte de leur position lors des douze mois précédant les dernières pratiques déclarées [12]. Sept axes sont apparus particulièrement structurants pour caractériser des appropriations différenciées du vélo :

– L’axe « utilitaires /non-utilitaires » permet de différencier celles/ceux qui ont (ou non) utilisé le vélo de manière répétée pour répondre à des besoins de déplacement.

– L’axe « localistes /non-localistes » permet de distinguer celles/ceux qui n’ont fait du vélo qu’à proximité immédiate de leur quartier (ou village), de celles/ceux qui ont également pratiqué dans une logique « non-localiste » (Devaux, 2013), en s’éloignant de manière répétée de leur quartier/village de résidence.

– L’axe « aventuriers·ères /non-aventuriers·ères » permet de différencier celles/ceux qui n’ont fait du vélo que sur des itinéraires familiers et très limités en nombre (parfois un seul) et qui craignent particulièrement l’idée de cohabiter avec le trafic motorisé, notamment lorsque la vitesse et le volume du trafic sont élevé·e·s, de celles/ceux qui ont emprunté de manière répétée des itinéraires inconnus dans des lieux habituels comme inhabituels, et qui ne sont pas réticent·e·s à l’idée de cohabiter avec le trafic motorisé.

– L’axe « solitaires/non-solitaires » permet de discerner celles/ceux qui lorsqu’ils/elles ont eu le choix, ont systématiquement préféré pratiquer accompagné·e·s de ceux/celles qui ont préféré dans la plupart des cas pratiquer seul·e·s, notamment pour gagner en liberté de mouvement.

– L’axe « ludiques/non-ludiques » permet de différencier celles/ceux dont les pratiques ont été dépourvues de dimension ludique [13], de celles/ceux pour qui cette dimension a –  de manière répétée voire systématique  – fait partie intégrante des pratiques. Ces dernières peuvent à la fois être assimilées à ce que Pierre Parlebas (2007, p. 24) qualifie de « quasi-jeux sportifs », soit des « jeux physiques informels, dénués de règles, soumis à des usages locaux et dépendant des impératifs du milieu », et de « jeux sportifs de rue », soit des pratiques ludomotrices urbaines caractérisées par des règles simples et fluctuantes permettant une grande part d’improvisation. Il peut aussi bien s’agir de jeux solitaires que de jeux d’opposition mais dans les deux cas, la mobilité est indissociable du jeu : le vélo comme le terrain sont perçus et pratiqués comme des supports de jeu.

– L’axe « sportifs·ves/non sportifs·ves » permet de discerner celles/ceux dont les pratiques ont sciemment été l’occasion de fournir des efforts physiques de manière répétée de ceux/celles pour qui cette dimension a été absente ou exceptionnelle.

– Enfin, l’axe « occupant·e·s/non occupant·e·s » permet de distinguer celles/ceux qui n’ont utilisé le vélo que pour traverser l’espace, sans jamais l’occuper, de celles/ceux qui se sont en plus adonné·e·s de manière répétée à des mobilités d’occupation de l’espace, soit « circulaires » : se traduisant par le fait de tourner à proximité du quartier/village de résidence pour se divertir, soit « de stationnement » (Devaux, 2013, p.172) : c’est-à-dire des mobilités au cours desquelles il s’agit d’occuper un lieu précis, le plus souvent en s’affichant en train de faire des acrobaties.

7. Décrire les principales tendances socio-spatiales des évolutions des manières de pratiquer au cours de l’adolescence.

Ces axes ne constituent pas des résultats en soi, mais un outil nécessairement simplificateur au service de l’analyse. Ils permettent notamment d’étudier l’évolution de la position de chaque enquêté·e au cours de l’adolescence, et par conséquent de décrire des tendances globales d’évolution des manières de pratiquer, notamment selon le sexe, les caractéristiques sociales et le lieu de résidence des enquêté·e·s.

D’une manière générale, la montée en âge au cours de l’adolescence s’est traduite par un déclin de pratiques « utilitaires » chez les filles comme chez les garçons. Ce constat est lié à une augmentation de la distance domicile-établissement scolaire (entre l’école, le collège, puis le lycée) d’une part, et de la propension des adolescent·e·s à assimiler le vélo à l’enfance d’autre part. Cette propension varie selon les milieux résidentiels et sociaux. Elle est davantage prégnante en milieu populaire et d’autant plus en QPV. Néanmoins, alors qu’elle se repère chez des adolescent·e·s résidant dans des zones variées de la métropole de Montpellier, elle est nettement moins manifestée au sein de la métropole strasbourgeoise (hors QPV) : constat s’expliquant par le fait que Strasbourg est la première commune de France en termes de déplacements domicile-travail à vélo (Kelhetter et Vuillier-Devillers, 2017), et que les adolescent·e·s en question ont plus souvent au moins un parent recourant au vélo comme mode de déplacement.

Par ailleurs, notamment en milieu populaire (d’autant plus en QPV) et dans une moindre mesure dans les pôles culturels des classes moyennes intermédiaires et supérieures, la montée en âge au cours de l’adolescence s’est caractérisée par un creusement du fossé sexué particulièrement lié à un déclin des filles s’adonnant à des formes de pratiques « ludiques », « sportives », « occupantes », « non-localistes », « aventurières », et « solitaires ». Ainsi, parmi celles/ceux qui pratiquent encore (n=58), ceux/celles qui cumulent ces six formes de pratiques sont essentiellement des garçons (quatre filles contre 13 garçons). On observe par ailleurs que cette position, d’une part est associée au fait de considérer le vélo à la fois comme le mode de déplacement préféré et le ou l’un des divertissements favoris, d’autre part ne concerne que des résident·e·s de quartiers périphériques de l’hypercentre et de 1ère couronne (hors QPV) scolarisé·e·s en voie générale et dont aucun·e n’est issu·e de la classe populaire.

En outre, ces axes permettent à la fois de révéler et d’analyser :

– des articulations entre les socialisations urbaines [14], sportives [15] et mobilitaires  [16]

– la variété des profils au sein de chaque catégorie de sexe, y compris chez des jeunes issu·e·s du même milieu social et résidentiel

– la variabilité des manières de pratiquer d’un même individu selon les contextes spatiaux (exemples : campagne/ville ; France/Maroc) et temporels (exemples jour/nuit ; périodes scolaires/vacances ; hiver/été ; etc.).

8. Saisir les dispositions qui sous-tendent ces évolutions.

Mais le principal avantage de ces axes d’analyse réside probablement dans leur capacité heuristique à révéler des compétences, des croyances, et surtout des dispositions sexuées sous-tendant le creusement d’inégalités d’alternatives de pratiques.

Ils permettent notamment de montrer que si toutes les adolescentes de l’échantillon ne sont pas sujettes de la même manière aux mêmes injonctions socialisatrices –  qui sont d’ailleurs souvent contradictoires entre elles  – celles qui impactent essentiellement des filles participent notamment à renforcer chez elles des dispositions corporelles et spatiales restrictives.

Malgré des variations selon les contextes, ces dispositions ont pour effet de freiner leurs possibilités réelles de s’engager dans des formes de pratiques du vélo : ludiques, routières, de vitesse, de force, d’endurance, solitaires, « non-localistes », « aventurières », « improvisées » ou encore « occupantes » (figure 1). Cela alors même qu’on observe les tendances précisément inverses chez les garçons dans leur ensemble (figure 2).

Figure 1 : Des dispositions « féminines » qui restreignent les alternatives réelles de pratiques.

Figure 2 : Des dispositions « masculines » qui renforcent les alternatives réelles de pratiques.

9. Saisir davantage de dimensions contextualistes, interactionnistes et intersectionnelles.

Pour compléter les limites déjà formulées au cours de cet article, on peut souligner que la récolte systématique d’informations sur les orientations sexuelles des enquêtées aurait probablement permis d’enrichir l’analyse. Comme le précise le guide intitulé Non au harcèlement. Comprendre pour agir : l’homophobie (Ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, 2015), les lesbiennes sont particulièrement sujettes aux risques de violences sexuelles dans les espaces publics. Dans la mesure où ces dernières –  au même titre que les gays –  ont souvent tendance à masquer leur homosexualité en public pour se prémunir contre les violences gayphobes et lesbophobes, on peut faire l’hypothèse qu’ils/elles sont davantage enclin·es à craindre de se déplacer en couple que les femmes et les hommes hétérosexuel·le·s. En indiquant que 63 % des femmes lesbiennes se privent de manifester des signes d’affection à leur partenaire en public par peur des réactions d’hostilité, les résultats de l’enquête Visibilité des lesbiennes et lesbophobie réalisée par « SOS homophobie » (2015) tendent à justifier l’intérêt de cette hypothèse, cela malgré le fait que la tendance soit moins prononcée chez les moins de 25 ans. Le rapport en question souligne l’importance du contexte et indique que 80 % des femmes qui s’embrassent selon le contexte affirment prendre en compte le quartier où elles se trouvent. Étant donnée la rareté des travaux dédiés au public adolescent sur le sujet, il serait bienvenu d’étudier l’impact des craintes, stigmatisations et expériences spécifiques que font les adolescent·e·s gays, lesbiennes, bi·e·s, ou trans dans l’espace public, sur le façonnement de leurs dispositions à éviter de se déplacer seul·e·s, de stationner, et de s’aventurer, ainsi que sur leurs propensions à adopter telle ou telle manière de pratiquer le vélo dans tel ou tel contexte.

L’approche proposée dans cet article a visé à justifier l’intérêt d’associer les concepts de motilité et de capabilités à la théorie dispositionnaliste pour éclairer la (re)production d’inégalités de potentiels de mobilités d’une part, et des rapports sociaux de sexe d’autre part.

Dans cette association de paradigmes, les concepts de motilité et de capabilités permettent d’illustrer et d’analyser en quoi des dispositions différenciées se traduisent par des potentialités différenciées. En parallèle, parce que l’approche dispositionnaliste est nécessairement contextualiste, elle permet de rappeler et d’analyser en quoi les potentialités des individus varient en fonction du contexte.

Toutefois, cette entreprise mériterait encore d’être approfondie par une approche à la fois davantage contextualiste, interactionniste et intersectionnelle. Il parait important, d’une part, d’étudier plus en détail les contextes favorables à l’activation ou à la mise en veille de dispositions plus ou moins incitatives ou restrictives, et d’autre part, de parvenir à analyser la manière dont les femmes et les hommes composent avec ces dispositions pour gérer les injonctions socialisatrices qui s’appliquent à eux/elles à travers les séquences interactionnelles qu’occasionnent les mobilités, en fonction de leur âge, de leur genre, de leur orientation sexuelle, de leur milieu socio-économique, culturel et résidentiel, voire de leur religion.

Résumé

Issu d’une thèse de doctorat, cet article vise à se demander comment saisir et rendre compte de socialisations différenciées à l’origine d’inégalités d’opportunités de pratiques de mobilité à vélo. Cette ambition a conduit à prendre des précautions méthodologiques particulières (contre les biais liés à la distance sociale, aux défaillances de la mémoire, aux omissions conscientes, au « sexe de l’enquête », aux rapports illusoires aux pratiques, etc.) et à élaborer un outil d’analyse ayant pour principal avantage sa capacité heuristique à révéler des dispositions sexuées sous-tendant le renforcement d’inégalités d’alternatives. Au final, l’approche justifie l’intérêt d’associer les concepts de motilité et de capabilités à la théorie dispositionnaliste, nécessairement contextualiste, pour éclairer la (re)production d’inégalités de potentiels de mobilités et des rapports sociaux de sexe.

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Notes

[1] Soit « l’ensemble des caractéristiques propres à un acteur qui permettent d’être mobile » (Kaufmann, Ravalet et Dupuit, 2015, p. 12), concept permettant de distinguer les potentiels de mobilité de la mobilité elle-même.

[2] L’ensemble d’alternatives parmi lesquelles une personne peut réellement choisir constitue la définition même du paradigme de capabilités (Sen, 1988).

[3] Considérant la jeunesse comme une continuité entre l’adolescence et l’âge adulte (Galland, 2001), il est admis que les adolescent·e·s de 17-18 ans peuvent être qualifié·e·s de « jeunes ».

[4] La majorité des entretiens ont duré entre 45 et 60 minutes ; neuf ont été plus longs (entre 60 et 90 minutes), et seulement cinq ont été plus courts (entre 35 et 45 minutes).

[5] . J’annonçais de manière quasi-systématique la formule suivante : « Moi je m’en fous que les gens fassent plus de vélo, je ne suis pas là pour vous dire de faire plus de vélo, donc n’essaye surtout pas de me dire que tu penses que le vélo c’est merveilleux si tu ne le penses pas ».

[6] Voir site de l’European Platform Mobility Management 

[7] J’ai considéré qu’un·e adolescent·e appartient à la catégorie populaire lorsqu’il/elle réside dans un ménage constitué exclusivement d’ouvriers·ères et/ou d’employé·e·s et/ou de chômeurs·euses, et qu’aucun de ses parents n’a fait d’études supérieures. Concernant les catégories moyennes/supérieures, j’ai mobilisé la catégorisation proposée par Agnès Van Zanten (2009), qui différencie les classes moyennes en fonction du volume et de la structure du capital, et prend également en compte le secteur d’emploi et la nature du travail effectué. Quatre groupes de familles sont ainsi distingués : le pôle économique des classes moyennes supérieures (cadres d’entreprises, ingénieur·e·s et chef·fe·s d’entreprise), le pôle culturel de cette strate supérieure (cadres de la fonction publique, professions intellectuelles et artistiques), le pôle économique des classes moyennes intermédiaires (« technicien·ne·s », artisan·ne·s commerçant·e·s, professions intermédiaires et employé·e·s des entreprises), et le pôle culturel de cette fraction de classe (professions intermédiaires de l’enseignement, de la santé et de la fonction publique). Les professions libérales apparaissent aussi bien dans le pôle économique que dans le pôle culturel des classes moyennes supérieures. Par ailleurs, j’ai estimé plus pertinent de ne pas considérer seulement la position sociale du père en prenant en compte celle de la mère lorsque celle-ci était plus élevée.

[8] J’ai veillé à interviewer aussi bien des élèves semblant exprimer un isolement relationnel que des élèves dont le cercle de sociabilités paraissait étendu.

[9] . CSC Hautepierre, CSC l’Aquarium-Cronenbourg, CSC Au-delà des Ponts-Port du Rhin, et CSC Elsau.

[10] . Voir Anne Monjaret et Catherine Pugeault (2014).

[11] . Deux filles et un garçon de milieux socio-économiques variés.

[12] . Près de quatre filles sur dix contre près d’un garçon sur dix n’avaient pas pratiqué le vélo de manière répétée durant les douze mois précédant l’enquête. Le vélo constitue le mode de déplacement principal de 27,9 % des garçons et de 12,8 % des filles. Bien que les communes de Montpellier et de Strasbourg soient équipées de systèmes de vélos en libre-service, seul un adolescent de l’échantillon a déclaré y recourir régulièrement : notamment en raison de conditions de location peu adaptées aux personnes mineures (carte bancaire, dépôt de garantie, etc.).

[13] . Il ne s’agit pas de jouer avec le vélo, le terrain ou autrui, ce qui n’enlève pas la possibilité d’en retirer du plaisir.

[14] . Entendues comme « l’ensemble des processus qui façonnent les pratiques et les représentations de l’espace urbain » (Rivière, 2017, p. 65).

[15] . Entendues comme l’ensemble des processus qui façonnent les activités physiques/sportives et leurs représentations.

[16] . Entendues comme l’ensemble des processus qui façonnent les pratiques de mobilité et leurs représentations.

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