Si on tentait de superposer deux cartes sur papier calque, l’une pointant les sociétés ici nommées « ethnologisées » [1] et l’autre représentant les hauts lieux du tourisme culturel, il y aurait fort à parier qu’elles coïncideraient en de nombreux points. La forme de tourisme dite « culturelle », en croissance exponentielle depuis plusieurs années, s’est en effet efficacement greffée dans les lieux les plus largement exploités et valorisés par les anthropologues. Cette coïncidence, on peut l’imaginer, ne doit pas grand-chose au hasard. Elle est avant tout le fruit des modèles culturels façonnés par la discipline (les fameuses « sociétés exotiques ») et de sa tendance à dichotomiser le monde. La quête touristique, tout comme la recherche d’authenticité qui en est un des fondements, a ainsi su se nourrir de ces modèles scientifiques dont le fonctionnalisme a autorisé la simplification. Il est alors logique que les lieux les plus ethnologisés se transforment en itinéraires touristiques, et que les anthropologues apparaissent malgré eux comme les dénicheurs de ces destinations. Si les recherches analysant la contribution des chercheurs au développement des zones touristiques se sont concentrées sur l’écotourisme (Slocum, Kline et Holden 2015), des processus similaires animent le tourisme culturel. Comme l’écrit Saskia Cousin,
[…] le phénomène touristique touche désormais les objets traditionnels de l’ethnologie et de l’anthropologie sociale ; les terrains proches ou lointains des ethnologues sont devenus des lieux de visite touristiques, promus comme des destinations de « tourisme culturel » par des voyagistes le plus souvent « alternatifs ». (2006, p. 154)
Au Mali, terrain que nous aborderons, M. Sow, le directeur de la Société Malienne d’Exploitation des Ressources Touristiques, disait déjà en 1979 :
Qu’il s’agisse de Tombouctou ou du pays dogon, l’origine des courants touristiques vers ces sites est partie non pas d’une volonté interne d’y promouvoir le tourisme, mais d’une conséquence des écrits des explorateurs et chercheurs qui ont été très tôt frappés par l’originalité de la culture malienne à travers ces sites. (1979, p. 29)
Dans les destinations où les chercheurs l’ont précédé, le touriste suit donc les traces de l’ethnologue, dont le travail garantit à son insu l’authenticité des lieux et des personnes rencontrées. Mais les deux n’ont-ils rien d’autre en commun que d’emprunter les mêmes routes culturelles ? L’aversion du chercheur pour les touristes, traduite dans le fort rejet du thème par la discipline jusqu’à récemment, masque la porosité des frontières entre les deux catégories. L’analyse de cette proximité nourrit une réflexion épistémologique tout autant qu’elle impose au chercheur une démarche réflexive vis-à-vis de son propre raisonnement, mais aussi vis-à-vis du regard que portent sur lui ses interlocuteurs et des incidences de ce regard sur la situation d’enquête. Le tourisme peut ainsi être considéré comme un des « nouveaux objets » qui font apparaître la réflexivité en anthropologie comme condition de production de connaissances nouvelles (Leservoisier et Vidal 2008). Parce qu’il s’inscrit dans une relation triangulaire (visiteurs-guides-visités), il exige un exercice réflexif dans l’analyse des interactions à chacun de ces angles. Par là même, il met en lumière la responsabilité du chercheur engagé dans ces échanges. À partir de mon expérience au Mali, je tenterai ici d’illustrer les responsabilités qui incombent à l’ethnologue auprès des différents acteurs prenant part à la rencontre touristique.
Du tourisme à l’ethnologie… et inversement.
Pourquoi l’anthropologie a-t-elle refusé pendant des décennies de voir et d’analyser un phénomène qui non seulement la concernait pleinement, mais lui offrait aussi l’occasion de renouveler son objet et ses théories ? La question du « malaise que la seule évocation des touristes suscite dans les milieux anthropologiques » (Michaud et Picard 2001, p. 7) a déjà fait couler beaucoup d’encre et a trouvé des explications d’ordre scientifique (manque de sérieux, sujet frivole), politique (refus de collaboration au système néocolonial), ou encore affectif (nostalgie de l’âge d’or des terrains vierges). Une question essentielle reste néanmoins inscrite dans toutes ces analyses : l’anthropologue et le touriste sont-ils fondamentalement différents ? L’article le plus éloquent sur ce sujet est sans doute celui de Malcolm Crick (1995) qui, dans un des ouvrages fondateurs de l’anthropologie du tourisme, annonce l’analyse de recoupements partiels entre touristes et anthropologues, mais surtout de leurs distinctions. Son développement finit pourtant par décortiquer les similitudes et étouffer la question des différences. Dans le même ouvrage, Bruner (1995) insiste sur ce qui constitue à son sens de véritables oppositions dans les modes d’être et de compréhension du chercheur et du touriste (verbal/visuel, lutte/laisser-aller). Pour autant, son texte s’achève, à travers l’analyse des performances balinaises, sur l’enchevêtrement des catégories entre ce qui relève du tourisme ou de l’ethnographie. Quiconque, finalement, recherche les différences finit par observer la fluidité des frontières entre les deux domaines et à leur déceler bon nombre de caractéristiques communes. De nombreux travaux d’anthropologie ou de sociologie du tourisme, à commencer par ceux de Jean-Didier Urbain, ont insisté sur les logiques de distinction qui ont toujours gouverné les discours et les pratiques touristiques. Les touristes détestent les touristes et s’autodésignent par des catégories (voyageurs, aventuriers, routards ou autres) permettant de s’en différencier. Pourtant, l’étendue des points communs, tant dans les attitudes que dans la quête, entre le touriste et l’ethnologue amène à se demander si l’anthropologue refusant toute assimilation au touriste ne s’inscrit tout simplement pas dans cette fameuse logique distinctive. La frontière revendiquée par les chercheurs s’avère parfois si fragile que ces derniers pourraient être animés d’un « secret espoir d’exorciser ce démon intérieur, ce double, ce frère ennemi » (Picard et Michaud 2001, p. 7). Il ne sera pas tant question ici de rappeler le détail de ces ressemblances que d’interroger leur portée heuristique.
S’intéressant d’abord à l’exotique, puis, face à la désagrégation de son objet, aux marges de nos propres sociétés, l’anthropologie a difficilement renoncé au « regard éloigné » qu’elle tenait pour spécificité disciplinaire. Le regard anthropologique a en effet longtemps été considéré comme porteur d’une distance nécessaire à l’analyse des implicites et des évidences des cultures étudiées. Si l’exotisme a longtemps légitimé ce fameux éloignement, il a bien fallu par la suite que l’anthropologie reconnaisse que son activité consistait souvent plus à mettre le familier à distance qu’à rendre proche le lointain. Face à la diversification de nos objets, nos ressemblances, affinités ou relations étroites avec ceux que nous observons rendent caduc le mythe du « regard éloigné » du chercheur. Aussi, quand nous prenons le tourisme comme objet de recherche, notre lien au sujet se définit plutôt en termes de proximité. L’ethnologue semble en effet porter en lui un ensemble de caractéristiques du touriste, à tel point que différents auteurs n’hésitent pas à qualifier les chercheurs par ce terme accolé d’un adjectif : touristes « sérieux », « profonds », « sophistiqués », « élitistes » ou « d’un troisième ordre » (Crick 1995, p. 218). Si donc l’assimilation totale est abusive, la reconnaissance de cette proximité ne peut être sans incidences sur nos analyses. Personnellement, j’ai été touriste au Mali avant d’y être anthropologue. Mon inscription en licence d’ethnologie découlait en effet d’un désir de répondre à mes interrogations touristiques, suite à un voyage d’agrément au Mali. Même si mes lectures et les études entreprises auraient dû démentir mon enchantement initial, je suis longtemps restée empreinte d’un exotisme généré par mon expérience touristique. Cela étant, mon appartenance universitaire m’a glorifiée d’un nouveau statut : de touriste, je devenais apprenti-ethnologue et cette qualification me permettait de m’extraire de la première catégorie. Et lorsque ma recherche, qui traitait de l’évolution de l’art rituel en Pays dogon, m’amena à aborder la question des touristes, c’est avec le sentiment de ne pas faire partie de leur monde que j’entrepris mes enquêtes.
Ce faisant, le terrain n’a pas tardé à me ramener à ma condition première. J’ai dû rapidement constater à quel point ma propre expérience conditionnait mes interrogations sur les touristes : mes enquêtes et mes analyses des aspirations touristiques convoquaient inconsciemment, mais fréquemment mes sensations antérieures. Qui, mieux que moi-même, aurait pu m’amener à déceler les désirs souvent inavoués de certains touristes ? Lorsque Winkin (1996) décrypte les logiques de l’enchantement — qu’il considère comme un recours nécessaire à toute anthropologie du tourisme —, c’est son vécu de touriste au Maroc qui donne matière à l’analyse. La démarche interactionniste adoptée par ce chercheur explique l’importante place qu’il octroie à sa propre personne dans la réflexion. Ne sommes-nous pas tous animés par un comparatisme réflexif quand nous étudions les touristes ?
Picard et Michaud notent à juste titre que les recherches en anthropologie du tourisme sont souvent le « résultat d’une confrontation accidentelle de touristes et d’ethnologues étudiant les changements sociaux et culturels entraînés par la modernisation » (2001, p. 5). Le tourisme ne serait donc pas un sujet prémédité, mais un thème suscité par les interactions du terrain. Néanmoins, on peut se demander si ce n’est pas aussi le fait d’avoir été, et d’être encore, sous certains aspects, touriste, qui nous porte vers le sujet.
Si la réflexivité compte pour peu dans les outils officiels de l’anthropologue, elle imprègne son raisonnement, ne serait-ce qu’inconsciemment. Le tourisme fait partie des objets du lointain qui, en confrontant l’ethnologue au proche, ouvre une réflexion épistémologique sur la spécificité du regard anthropologique. En même temps, il compte parmi les objets que le chercheur soumet inéluctablement à l’analyse réflexive. Il appartient finalement à cette catégorie d’objets qui secouent les certitudes et, par là, l’identité de la discipline. Et c’est sans doute cette capacité d’ébranlement qui a longtemps suscité le déni des chercheurs à son encontre.
L’ethnologue pour l’Autre.
Si notre expérience de touriste joue dans l’appréhension scientifique de nos objets, celle-ci est également questionnée par le regard porté par les interlocuteurs de l’ethnologue lorsque celui-ci évoque le tourisme. En effet, même si le chercheur refuse catégoriquement de se considérer comme un touriste, qui est-il aux yeux de ceux qu’il interroge ? S’il est probable que, dans des lieux fortement ethnologisés, chercheurs et touristes ne soient pas totalement confondus dans l’esprit de certaines catégories sociales (l’exemple des guides touristiques en Pays dogon est détaillé plus loin), la distinction n’est généralement pas évidente. Frank Michel note :
[…] en Indonésie, par exemple en pays Toraja ou en terre dayak à Kalimantan, les chercheurs, anthropologues ou autres, « sont étiquetés “touristes des traditions” (turis adat), afin de les distinguer des autres visiteurs (Guerreiro 2001, p. 85) ». (Michel 2005)
Dans ses analyses sociologiques, Urbain les range, lui, du côté des « touristes-sioux » (2002, p. 297). Ces étiquettes paraissent significatives de ce que les anthropologues refusent d’être, mais sont pourtant aux yeux des autres : une catégorie de touriste. Qu’elle ait une provenance indigène ou scientifique, cette classification a d’autant plus de sens que la forme de tourisme la plus en vogue actuellement s’est emparée de ses objets de recherche. Rien que par son nom, le tourisme culturel rappelle la quête commune des chercheurs et des touristes, culminant à travers l’appellation d’« ethnotourisme », et annonçant l’empiètement de leurs terrains respectifs.
Pour les populations rencontrées à la fois par les ethnologues et les touristes, les attitudes de ces deux types d’étrangers présentent de nombreux points communs. Tous font montre d’un très grand intérêt pour les « traditions », possèdent les mêmes ustensiles (carnets, stylos, enregistreurs, appareils photo) et monnayent leur accueil. Tous ont quelque chose à gagner dans ces pratiques : les photos prises, les scènes filmées ou les paroles enregistrées ne peuvent avoir une vocation ludique et personnelle dans l’esprit des visités, souvent persuadés qu’un profit matériel en sera tiré. À tous ces étrangers, les locaux s’évertuent de répondre par des propos et des attitudes complaisantes, dans des interactions furtives ou prolongées selon le degré de curiosité des visiteurs.
Les indices nourrissant classiquement l’argumentation d’une différenciation ethnologue/touriste, notamment la durée du séjour et la densité des échanges verbaux, paraissent eux-mêmes s’effilocher. Le temps d’une ethnographie prolongée jalonnant parfois toute la carrière d’un chercheur est quasiment révolu, la pratique désormais courante de l’ethnographie multi-située induisant des terrains plus courts et non exclusifs, de même qu’un maniement plus rare de la langue locale. On trouve en parallèle, au sein de la très vaste panoplie des pratiques touristiques, une catégorie de visiteurs privilégiant un séjour prolongé dans un lieu unique et visant une immersion dans la culture visitée. Les frontières sont là encore ténues et se traduisent dans l’unicité du vocabulaire nous caractérisant. Au Mali, touristes et chercheurs occidentaux sont regroupés, à l’instar de toutes les personnes de peau blanche, sous le même vocable de « toubab », et c’est par la localisation (« il vient de Ségou », « elle est de Bamako ») qu’ils sont signalés aux autres comme quelqu’un à traiter avec prudence car susceptible de comprendre la langue locale.
Si donc touristes et anthropologues sont souvent placés dans le même fourre-tout, comment conduire un entretien ethnographique qui fasse sens ? Autrement dit, avons-nous quelque chance d’obtenir des réponses aux questions posées sur nous-mêmes ? Et d’abord, pourquoi l’anthropologue viendrait-il étudier ses congénères ? Je garde à l’esprit un entretien effectué en 2003 auprès d’une femme dogon (à Sangha) dont deux des fils étaient impliqués dans les activités touristiques. Sachant qu’elle avait fréquenté et observé de près les touristes, puisque sa maison servait à l’occasion de chambre d’hôte, je lui demandais de me raconter une scène impliquant des touristes qui l’aurait particulièrement étonnée. Après quelques secondes de réflexion et avec une pointe d’ironie, elle me répondit : « Vous, vous êtes là, vous venez de très loin, vous avez dépensé beaucoup d’argent, et vous arrivez jusqu’ici pour me poser cette question, je n’ai rien vu de plus étonnant ». Outre qu’elle signalait le caractère abrupt et vain de ma question, cette réponse me ramenait bien à ma condition de touriste. Et elle en disait long sur les biais d’une telle situation d’enquête. D’une part, les critiques à l’endroit d’une catégorie en présence d’un de ses membres ont peu de chance d’advenir dans un pays où les normes sociales préfèrent le consensus et l’implicite au reproche verbal direct. D’autre part, les interrogations du chercheur sur les interactions touristiques apparaissent moins relever de la science que d’une curiosité mal placée. Considérée comme une vertu lorsqu’elle est dirigée vers l’autre, la curiosité devient un vice quand elle porte sur le même. Un « toubab » enquêtant sur d’autres « toubabs » attise pour cette raison la méfiance, et se heurte à des piques ironiques (« Mais qui es-tu pour poser ce genre de questions ? »), mais surtout à des réponses très creuses. Comment alors dépasser cette inconsistance pour parvenir à densifier l’analyse ? La prise en compte de la position de touriste que nous prêtent nos interlocuteurs est une des voies possibles. En l’occurrence, mon analyse a commencé à faire sens lorsque je me suis efforcée de replacer les réponses et les réactions de mes interlocuteurs dans le contexte de mes propos et attitudes, qui étaient à leurs yeux ceux d’une touriste, peut-être singulière, mais touriste quand même. Que dit-on et que tait-on à un touriste ? Quels comportements sont attendus de lui à tel ou tel moment et quelle place lui octroie-t-on ? En mettant en avant ma qualité de touriste dans l’analyse des entretiens, j’ouvrais, malgré un certain manque de recul avant que cette démarche réflexive ne devienne consciente, un questionnement sur la place du tourisme dans la société. Doublement donc, par les effets de retour sur mes expériences passées et par le présent de l’enquête, le terrain m’a amenée à réinvestir une catégorie dont je me croyais départie. J’entrais par là même en résonance avec les lectures qui m’avaient conduite à adhérer à une anthropologie du tourisme marquée par l’ouvrage collectif International Tourism, Identity and Change (Lanfant 1995), reposant sur l’idée que les sociétés ne se déstructuraient pas sous l’impact du tourisme, mais se développaient avec et à travers lui, et considérant par là le tourisme comme un élément culturel à part entière et le touriste comme un acteur des sociétés qu’il visite. En ce sens, si l’objet de l’anthropologie est de comprendre les logiques d’interlocuteurs situés dans des jeux sociaux obéissant à leurs propres règles, celui de l’anthropologie du tourisme sera de comprendre les règles d’un jeu auquel nous prenons part. Si, comme l’écrivait Jean Bazin, « le jeu social n’est jamais livré avec la règle (son mode d’emploi), comme un jeu de société » (2008, p. 355) et le travail de l’ethnologue consiste à décrypter cette dernière, celui-ci doit se regarder lui-même comme un joueur lorsqu’il se trouve en terrain touristique. J’ai tenté d’expliciter cette logique sous une de ses formes les plus radicales dans une réflexion sur l’ethnologue en société ethnologisée (Doquet 2008). Inscrit malgré lui dans de multiples réseaux et perçu selon des logiques sociales locales, le chercheur doit en adopter les règles interactionnelles pour mener à bien sa recherche. N’en est-il pas de même dans un lieu touristique, où il est assimilé au touriste ? De par les analogies doublement produites par les regards internes et extérieurs, le tourisme impose une posture réflexive déterminant des choix méthodologiques dans la situation d’enquête. Néanmoins, ces amalgames du sens commun, s’ils doivent être pris en compte dans l’exercice réflexif de l’anthropologue, ne sont pas pour autant partagés par tous. Visant à comprendre les logiques relationnelles de la rencontre touristique, le chercheur doit enquêter auprès des touristes, mais encore auprès des guides, médiateurs déterminants de la rencontre. Or, il n’est considéré comme un touriste ni par les uns ni par les autres. De par son statut d’anthropologue, il est pris dans une série d’interactions où certains rôles lui sont conférés de part et d’autre. Et si la réflexivité y est toujours de mise, ces situations d’enquête tendent à mettre au jour une des facettes les plus délicates du métier d’anthropologue : sa responsabilité.
L’ethnologue et les guides : l’inévitable contre-don.
Deux cas de figure se sont présentés à moi dans les enquêtes effectuées auprès des guides touristiques au Mali. Mon terrain s’est en effet partagé entre deux zones relevant de réalités touristiques différentes. Ayant longuement travaillé en Pays dogon (où j’ai poursuivi des enquêtes pendant plus de dix ans), première région touristique du Mali dans le temps comme dans l’espace, j’ai été amenée à côtoyer des guides ayant une longue expérience à la fois des anthropologues et des touristes. Dans le Mande en revanche, région qui s’ouvre au tourisme depuis quelques années seulement, les guides, à de rares exceptions près, tâtonnent dans l’exercice de leur nouveau métier. Considérant depuis longtemps qu’ils jouent un rôle absolument essentiel dans le tourisme malien, j’ai tenté, sur un terrain comme sur l’autre, de les côtoyer de près. La divergence des situations d’enquête a bien entendu induit des problématiques différentes mais, dans les deux cas, les rapports étroits que j’ai entretenus avec les guides ont convoqué la question de ma responsabilité en tant qu’anthropologue.
En situation touristique émergente : chercheur ou agent de développement.
La région du Mande, historiquement déterminante pour le pays en tant que berceau de l’empire du Mali, n’a été traversée que très récemment par la question touristique, jusqu’alors réservée au triangle Tombouctou-Djenne-Pays dogon sis à plusieurs centaines de kilomètres de là. Les années 2000 ont néanmoins vu poindre un intérêt de l’État malien pour le développement du secteur touristique dans cette zone, au moment même où un élan associatif marquait la mise en tourisme de la région (Doquet 2006). Cette double dynamique m’offrait l’occasion d’appréhender les interrogations et les initiatives des futurs acteurs touristiques, avant même que l’arrivée des touristes soit effective. Le village de Siby était enclin à constituer le cœur de la future activité touristique : important site historique récemment doté d’une route goudronnée depuis Bamako, il comportait déjà un syndicat touristique local et une présence massive d’associations. Deux guides y officiaient jusqu’alors auprès des quelques visiteurs qui arrivaient au compte-goutte. Le premier était âgé d’une soixantaine d’années et était membre du conseil villageois, tandis que son cadet, avec lequel j’ai noué les relations les plus étroites, avait longtemps travaillé avec un ethnologue hollandais, qui non seulement lui avait donné les ficelles du métier d’assistant, mais avait aussi prédit le développement ultérieur de l’activité touristique, l’incitant à construire des cases destinées à servir un jour de chambres d’hôtes. Le lien anthropologie-tourisme s’offrait donc à moi dès le premier abord du terrain, et l’opportunité de suivre de près les prémisses du tourisme me paraissait pertinente dans une perspective comparative avec le Pays dogon. Siby constitua donc le noyau de mes enquêtes dans le Mande, tandis que j’en poursuivais d’autres dans la région afin de travailler sa mise en patrimoine. Même si l’arrivée des visiteurs n’a pas du tout atteint les espérances ces dernières années, le projet de mise en tourisme a suivi son chemin, croisant celui de multiples partenaires, maliens comme étrangers, issus du secteur public comme privé. Mes enquêtes, qui impliquaient de suivre l’évolution des réflexions et des débats sur l’arrivée future des touristes, mais aussi des conflits que cette dernière engageait avant même d’être effective, imposaient dans mon esprit une position la plus neutre possible, dans le sens où je ne souhaitais pas favoriser cette évolution dans un sens ou dans l’autre. Mais comment rester muet lorsqu’on a travaillé pendant une décennie sur le Pays dogon et largement publié sur la question touristique, et lorsqu’on arrive sur le terrain avec une voiture parée du logo « Institut de Recherche pour le Développement » ? Comment donc rester muet quand on prend le temps des autres pour capter leur parole, alors qu’ils sont en demande manifeste de conseils ? La position de neutralité n’est pas tenable longtemps et j’ai vite dû renoncer à cette utopie première d’observer sans participer. Sous forme de contre-don implicite à ma présence, j’ai ainsi distillé peu à peu mon point de vue sur l’activité touristique et j’ai dû me reconnaître comme une actrice, même mineure, de son évolution. Cette qualité, que je pensais atténuée avec le temps, m’a été rappelée régulièrement, par exemple lorsqu’un agent touristique privé européen m’a expliqué que les jeunes guides du syndicat, longtemps victimes d’une tentative d’écrasement par une opposition bien mieux placée qu’eux politiquement, comptaient énormément sur moi pour parvenir à se développer. S’il me fut d’une certaine manière imposé par le terrain, ce déplacement à la fois théorique et pratique de ma position de chercheur mûrissait à travers une réflexion sur le paradigme de l’impact touristique, ou plutôt sur sa mise en cause (Doquet 2010). Si on s’accorde, en effet, sur l’idée que les sociétés ne se transforment pas sous l’impact du tourisme, mais que ce dernier fait partie intégrante des cultures visitées, qui évoluent avec et à travers lui — ce que Michel Picard résumait par l’expression « cultures touristiques » (1992) —, on ne peut plus se définir soi-même comme extérieur à ces évolutions. La coïncidence des lieux ethnologisés et touristiques, les liens étroits et ambigus entre ethnologues et touristes, amènent le chercheur à reconnaître sa part d’action, aussi minime soit-elle, sur les lieux et sociétés qu’il étudie. L’image touristique du Mande se construit progressivement, alimentée par des sources aussi diverses que des mouvements néo-traditionalistes (le n’ko tout particulièrement), des associations visant la promotion du secteur (tourisme culturel et écotourisme), un opérateur culturel français désireux de publier un guide culturel et touristique de la région, et à travers les activités d’un des plus anciens guides de la région, formé en tant qu’assistant par un anthropologue. La présence d’une chercheuse sur la longue durée est une pierre de plus amenée à l’édifice. Pour moi, assister avec les jeunes guides à la découverte et aux choix de futurs sites est une aubaine. Pour eux, recueillir mes impressions sur l’éventuelle adhésion des visiteurs à ces sites est tout aussi précieux ; dans une situation comme celle de Siby, où le tourisme vit ses balbutiements, le savoir d’un chercheur expérimenté sur la question est vivement recherché par les guides. Cette quête est bien entendu atténuée dans les zones réellement touristiques, où les savoirs locaux, co-construits sur le long terme dans de différentes interactions et notamment avec les anthropologues, se suffisent aujourd’hui à eux-mêmes. Mais là encore, si son savoir est moins directement visé, le chercheur vit néanmoins d’autres formes d’instrumentalisation qui engagent encore une fois sa responsabilité.
En situation touristique installée : chercheur et agent de communication.
Figures centrales du tourisme au Mali, les guides, qui devraient se situer au cœur de toute enquête ethnologique portant sur le tourisme, apparaissent la plupart du temps en marge des analyses. Cette occultation s’explique entre autres par les difficultés relationnelles que l’ethnologue risque de rencontrer avec eux. Dans les zones marquées à la fois par le tourisme et l’anthropologie, les guides font montre d’une certaine méfiance à l’égard des chercheurs, dont ils connaissent l’impact potentiel des écrits. Il n’est pas rare qu’entre guides et anthropologues s’installe un rapport de concurrence où la suspicion dégénère vite en agressivité. Dans le meilleur des cas prévaut une stratégie des guides consistant à en dire le moins possible, ou tout au moins à ne fournir que des informations allant dans le bon sens, c’est-à-dire favorisant une image positive de la rencontre touristique. De ce fait, le piétinement de l’enquête amène souvent le chercheur à éluder la question du guide et à concentrer ses entretiens sur les deux autres angles de la relation triangulaire, à savoir les visiteurs et les visités. J’ai montré ailleurs comment, avec le temps, l’attitude hostile des guides pouvait sinon se renverser, du moins se nuancer, mais aussi dans quelle mesure la libération de leur parole se faisait souvent au prix d’un pacte tacite au travers duquel les guides mettent des barrières morales à l’écriture de l’ethnologue (Doquet 2008). Sans m’appesantir ici sur le problème de la restitution des données, je voudrais souligner les possibles incidences de la fréquentation des guides par l’ethnologue dans les zones touristiques, car les liens que nous y entretenons donnent matière à réfléchir sur nos responsabilités.
Les « vieux » guides du Pays dogon, forts d’une expérience étalée sur 15 ou 20 ans, ont peu à apprendre de moi sur les touristes. Mon point de vue sur la question, parce que le leur s’est bâti et consolidé sur le long terme, ne leur est pas vraiment utile. L’assurance qu’ils ont de la qualité de leurs savoirs et de leur compétence professionnelle leur donne peu de raisons d’instrumentaliser mes connaissances. Le retour sur le terrain de ma thèse publiée m’a ainsi prouvé que, si la mention de leur nom dans mon ouvrage leur tenait à cœur, le contenu anthropologique de mon texte leur importait peu. Ce n’est donc pas tant mon savoir scientifique qui les intéresse, mais la publicité qu’ils peuvent tirer d’un lien étroit avec moi. En Pays dogon, la personnalisation des lieux de passage de l’anthropologue peut ainsi conférer un certain prestige à ses hôtes. Deux touristes françaises que j’ai rencontrées à quelque 700 kilomètres de là m’ont ainsi raconté, avant de connaître mon identité, qu’elles avaient été hébergées en Pays dogon chez un guide où se trouvait « la chambre d’une importante anthropologue s’appelant Anne Doquet ». Il s’agissait en fait d’un hangar précaire où j’avais effectivement résidé à plusieurs reprises, mais qui ne m’était en aucun cas réservé. Tout comme ce hangar fut baptisé à mon patronyme, c’est un citronnier planté en ma présence dans la cour d’un autre guide qui hérita de mon nom, gravé dans le ciment à son pied ! Cette publicité indirecte a par ailleurs souvent pris des tournures plus franches, lorsqu’un de ces guides amenait directement vers moi des clients qu’il considérait être des « grands quelqu’un » : dîner avec le directeur d’une chaîne télévisée française ou visite imprévue, dans un village où je logeais, d’un avocat parisien en quête d’un autographe pour mon ouvrage. Dans un cas comme dans l’autre, ceux qui utilisaient mon nom ou ma présence physique sont des guides que je connaissais depuis longtemps. Si nos premiers contacts avaient été déterminés par un critère catégoriel (je travaillais sur des guides qui avaient plus de dix ans d’expérience et exerçaient comme indépendants) et qu’une forme d’amitié s’était parfois sincèrement greffée sur nos rapports professionnels, mes relations avec eux n’avaient rien à voir avec mon appréciation personnelle de la qualité de leur guidage. Mais une équation se faisait naturellement de l’extérieur : puisque cette anthropologue les côtoie, ce sont forcément de bons guides. La proximité entre guide et ethnologue — outre qu’elle pose des problèmes méthodologiques, car le chercheur, rapidement classé dans un camp, se trouve coupé d’une part des informations qu’il ne peut atteindre qu’au prix d’un jonglage relationnel réfléchi (ibid.) — contribue ainsi au succès de certains acteurs au détriment des autres, impliquant de fait l’anthropologue dans les compétitions locales. En l’occurrence, ma responsabilité involontairement engagée ne s’est jamais franchement retournée contre moi. Reste que dans les lieux où se conjuguent des succès ethnologique et touristique, l’anthropologue est un outil de promotion pour les opérateurs touristiques locaux et, pour cette raison, un acteur du présent et du devenir de ces zones. Son rôle actif ne s’arrête pas pour autant là. En effet, si les guides s’emparent ainsi de notre image, c’est qu’ils savent les touristes sensibles à notre qualité professionnelle. Le caractère quasiment héroïque que nous prêtent souvent ces derniers touche à nouveau la question de notre responsabilité, en lien cette fois à la restitution de nos données.
L’ethnologue comme modèle : l’autre guide du touriste.
Quel ethnologue travaillant en milieu touristique ne s’est pas entendu dire : « Vous avez un métier tellement passionnant » ou : « J’aurais rêvé de faire un travail comme le vôtre » ? Souvent persuadés qu’on ne devient ethnologue que par vocation, les touristes nourrissent une idéalisation de notre profession sous-tendant entre autres l’idée d’une observation participante maximale et d’une maîtrise parfaite de la langue. Ce portait mythifié va souvent jusqu’à prêter à l’ethnologue des connaissances sur la culture locale supérieures à celle des guides. Les visiteurs tentent régulièrement d’éprouver la réalité des propos de leur guide, auquel ils hésitent, à tort ou à raison, à faire confiance. Parés d’attributs et d’attitudes occidentales, connaissent-ils réellement leur culture en profondeur ? Ont-ils vraiment été « initiés » ? Ne servent-ils pas qu’un discours de complaisance ? La peur de tomber dans le piège et de devoir de fait se reconnaître comme des « idiots du voyage » les amènent à tenter quelques vérifications en externe. Aussi sont-ils souvent convaincus que si l’ethnologue en sait sinon plus du moins autant que le guide, lui ne tentera aucune dissimulation. Les discours du guide peuvent dès lors être sondés auprès du chercheur, tantôt sur leur bien-fondé (« Mais est-ce vrai que les Dogon connaissaient une étoile invisible à l’œil nu ? »), tantôt sur la sincérité du narrateur, vis-à-vis notamment des croyances mythico-religieuses auxquelles celui-ci dit adhérer (« Quand il nous dit que les Tellem ont des ailes, vous pensez qu’il y croit vraiment, ou qu’il se moque de nous ? »). De telles interrogations sont monnaie courante dès que le guide a le dos tourné. Outre que les réponses à ces questions sont souvent complexes, elles engagent le chercheur dans une position délicate vis-à-vis des guides qui comptent, ne l’oublions pas, parmi ses interlocuteurs essentiels. Dans les faits, il est relativement facile de se dérober oralement au jeu dans lequel les touristes tentent de nous faire rentrer. En revanche, nos écrits peuvent constituer pour eux une arme contre les guides. Lors d’un de mes terrains effectués à Sangha pour ma thèse de doctorat, un jeune touriste débordant de prétention m’expliqua comment il déjouait les pièges des guides : il mesurait l’étendue de leur savoir à l’aide de Dieu d’eau (Griaule 1987), ouvrage phare du succès anthropologique des Dogon, qu’il conservait en permanence sur lui dans l’édition de poche. Cette discussion fait partie des quelques événements qui m’ont amenée à réfléchir sur la restitution, sur quoi et comment écrire, quoi et comment taire, sur la traîtrise, la culpabilité. Aussi, à l’instar de tout chercheur travaillant la rencontre touristique, j’ai dû effectuer une sélection mûrement réfléchie des données que j’avais recueillies. Si les terrains de longue durée ont favorisé une communication plus claire entre les guides et moi, son contenu n’était pas censé sortir du « milieu », selon le terme employé par les guides eux-mêmes. Ils n’ont d’ailleurs jamais manqué de me le rappeler, à travers différentes anecdotes dont il m’était difficile de savoir si elles relevaient de l’humour ou de la menace. Le même fait, quoi qu’il en soit, était posé : j’étais leur « soeur », je ne les trahirai donc pas. Il m’a donc fallu jongler avec les données pour décrire les itinéraires touristiques et les stratégies qui les sous-tendaient et en faire une analyse anthropologique pertinente, tout en essayant de minimiser les éventuelles conséquences de ma publication. Mon livre, de toute façon, n’était aucunement voué à devenir un best-seller. Néanmoins, le tourisme culturel, qui prévaut en Pays dogon, se donne parfois des allures lettrées et la préparation au voyage passe souvent par des lectures s’informant des cultures et des sociétés du pays à visiter. Si les touristes lisent Griaule (c’est par eux que la plupart des guides dogon ont récupéré Dieu d’eau en format poche), pourquoi ne s’adonneraient-ils pas à la lecture d’ouvrages plus récents ?
En 2010, j’appris par diverses sources que non seulement la deuxième édition de mon ouvrage venait d’être épuisée, mais qu’il n’était même plus possible de le trouver d’occasion sur Internet. Après avoir vérifié l’information, je me suis longuement interrogée sur le succès soudain d’un livre qui avait plus de dix ans, tandis que le thème largement débattu de l’anthropologie des Dogon me semblait épuisé et qu’aucun événement en France ne pouvait expliquer ce regain d’intérêt pour le sujet. L’énigme ne fut résolue que quand une amie, me rendant visite au Mali, me montra la dernière édition du Guide du routard. Deux passages concernaient précisément mon livre. Le premier, en lien avec les recherches de Griaule :
Certains chercheurs, comme Anne Doquet, anthropologue chargée de recherche à l’Institut de recherche et de développement (IRD), reprochent à Griaule d’avoir idéalisé son objet d’étude, voire d’avoir carrément construit une mythologie, avec l’aide d’un interlocuteur unique, oubliant la dimension sociale et historique des Dogons, et donnant ainsi l’illusion d’une harmonie fictive (Josse 2008, p. 248)
Le second, en lien avec les guides cette fois :
Anne Doquet explique bien comment certains évitent soigneusement de passer devant les mosquées (le Dogon étant destiné, sur le plan religieux, à pratiquer l’animisme puisque c’est écrit dans les livres) ; on parle aussi d’un village où, faute de véritable hogon intronisé (le dernier était mort sans successeur), un vieil homme, peu de temps avant chaque arrivée des groupes de visiteurs, quittait son domicile et jouait ce rôle de dignitaire religieux supposé vivre en reclus, sans contact avec le reste de la communauté (Josse 2008, p. 249).
Griaule, à qui les Dogon doivent leur succès, reste central dans le discours des guides de la zone de Sangha. Les parcours bornés pour les touristes sont par ailleurs bien existants, même si différents écrits ont montré que les frontières du tourisme et de la culture sont beaucoup plus poreuses qu’on ne le pensait. Mais que retenir de ces passages privés de leur contexte, sinon que des pièges sont tendus aux touristes ? On peut aisément imaginer les attitudes paranoïaques qu’une telle insinuation pourrait engendrer. La lecture de ces extraits m’a finalement donné raison sur la rétention opérée vis-à-vis de certains discours, que j’ai choisi de réserver à un public scientifique restreint. Quoi qu’il en soit, cet exemple est une illustration de la responsabilité qui nous incombe lorsque nous écrivons sur le tourisme, mais aussi, même sans le vouloir, pour les touristes.
Longtemps dédaigné, voire rejeté dans les sciences sociales françaises, le tourisme est en passe d’être reconnu comme un objet anthropologique à part entière [2]. Son essor laborieux fut pourtant jalonné par de fortes résistances académiques et, à regarder de près l’histoire nationale de la discipline, on comprend qu’une appréhension sérieuse du tourisme en aurait fortement contrarié les orientations. On peut ainsi rappeler que dès le départ, avec la création de l’Institut d’Ethnologie, les cadres théoriques et les instruments scientifiques de l’anthropologie ont promu l’idée de cohésion des sociétés, traduite dans la pratique par une démarche ethnographique et unique : la monographie. Cette appréhension synchronique des sociétés, perçues comme des totalités, étouffe deux éléments fondamentaux des cultures : leur histoire et leurs interactions. Emboîtant le pas de l’Institut, l’école africaniste de Marcel Griaule retentit par la suite globalement sur la discipline, en se focalisant sur les systèmes de pensée et les représentations symboliques au détriment d’une ethnographie des pratiques et réalités sociales. Cette orientation fut, de plus, renforcée par le rejet des ethnologues français d’une anthropologie appliquée qu’ils percevaient comme une trahison scientifique chez leurs homologues anglo-saxons. L’idée de cohésion sociale, inspirée par les théories fonctionnalistes, marqua ainsi durablement l’anthropologie française qui s’est vue ensuite totalement dominée par la théorie structuraliste (jusque dans les années 80), où les sujets « anthropologiquement corrects » devaient relever de l’immuabilité des lois structurales. L’étude des dynamiques sociales n’occupait dans ce contexte qu’une place marginale, malgré les efforts de quelques chercheurs, comme Bastide ou Balandier, qui développèrent leurs théories en se rangeant du côté des sociologues. Depuis quelques années cependant, l’attention portée aux dynamiques et aux transformations sociales grandit — avec l’appréhension de la mondialisation notamment — et les théories dominantes de la discipline s’essoufflent, tirant vers la « fin de l’exotisme », c’est-à-dire de l’essentialisation des cultures et du double déni de l’histoire et des acteurs indigènes (Bensa 2006). Or, ces dernières heures de l’exotisme coïncident avec la reconnaissance du tourisme au sein de l’anthropologie. La place qui lui est aujourd’hui concédée illustre certainement un renouveau de la discipline, peut-être enfin délestée du poids de certaines de ses spécificités thématiques et méthodologiques (regards éloignés, sociétés traditionnelles, etc.) qui, pour avoir fait sa gloire durant plusieurs décennies, l’ont par la suite menée dans une impasse. En parallèle, l’anthropologie, qui examine ses « nouveaux contextes » et ses « nouveaux objets » (Leservoisier et Vidal 2008), semble récemment animée d’un souci réflexif qui lui a longtemps fait défaut ; l’analyse des situations d’enquête en zone touristique nous a montré que le tourisme peut être compté parmi les objets qui ne peuvent faire l’économie de l’exercice réflexif. Il est ainsi remarquable que la proposition, au départ totalement ouverte, d’un numéro de la revue EspacesTemps.net consacré au tourisme ait vu la quasi-totalité des réponses offrir une perspective réflexive. Qui plus est, cette perspective éclaire une autre question sous-jacente à la réflexivité, celle de la responsabilité du chercheur. Si elle interroge l’identité disciplinaire, la reconnaissance du tourisme comme objet anthropologique questionne également les effets de terrain induits par nos enquêtes. C’est aussi que l’ethnologue, parce qu’il est à sa manière un touriste, parce que les médiateurs de la rencontre touristique l’instrumentalisent et parce que les touristes eux-mêmes lui vouent une admiration certaine, porte toujours une part de responsabilité dans l’évolution des sociétés touristiques qu’il étudie.