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Sérendipité.

Et si on supprimait la pensée du présent ?

Denis Perrin, Le flux et l’instant, Wittgenstein aux prises avec le mythe du présent, 2007.

EspacesTemps.net vous propose deux recensions à lire en parallèle, sur les manières de « penser au présent » en histoire et en philosophie, à partir des ouvrages de Christophe Prochasson et de Denis Perrin.

Image1La question du temps est souvent centrale dans les démarches philosophiques et phénoménologiques. L’idée qu’il existe un « présent » est une des bases qui fonde la possibilité même de la vérité, en permettant l’affirmation d’une adéquation réelle, concrète et immédiate entre une idée et un fait. Le présent est, sous cet angle, la condition de toute philosophie des sciences matérialiste ou expérimentale. Il est l’assurance d’une relation vérifiable (donc discutable) entre une théorie et le réel matériel dont la théorie parle.

Pourtant le présent pourrait n’être qu’un mythe, une illusion de langage et ne correspondre à rien d’assez solide pour être utilisé dans une théorie scientifique, même matérialiste. C’est la thèse, originale et foncièrement déstabilisante, que Denis Perrin trouve dans des textes peu connus de Wittgenstein et qu’il expose dans un ouvrage extrêmement dense et passionnant de bout en bout.

Le début de l’ouvrage présente l’idée selon laquelle le présent, en tant que concept, est critiquable sous trois aspects : il repose sur une conception erronée du souvenir, il implique une vision fausse de l’attente et il entraîne un solipsisme. Le souvenir est habituellement pensé comme une référence au passé mais il n’est en fait qu’un passé rendu présent, donc un présent. Mais c’est un présent qui contient du passé et qui met en cause une éventuelle différence de nature entre passé et présent. De la même façon, l’attente ne dit absolument rien du futur : on ne peut attendre que ce dont on sait que cela peut exister, donc une chose dont la certitude repose sur un savoir passé. Le solipsisme est traité plus en détail, avec des arguments dont certains sont brillants. Sa critique se présente de la façon suivante.

Le solipsisme s’écrit sous une forme simple : « seul le présent est réel ». Ce qui est passé n’est plus et ce qui est futur n’est pas encore. L’existence n’est donc possible que pour le présent. C’est indubitable. Pourtant, cette évidence ne repose que sur un mot, qui est non exprimé mais présent et qui est : « maintenant ». Seul ce mot permet de différencier ce qui est actuel, passé ou à venir et donc de nous situer dans un présent. Mais, selon Wittgenstein, il y a erreur : pourquoi « maintenant » serait-il la « date véritable » ? D’où savons-nous que nous sommes maintenant ? Comment savons-nous qu’un discours est tenu à une date précise ?

Il s’agit d’une illusion indexicale, ou d’une illusion qui pose comme évidence non critiquée que « maintenant » désigne un moment précis, comme Circus aeruginosus désigne un oiseau spécifique (une espèce d’oiseau unique, le Circaète). Maintenant a certes un sens mais ce sens ne fonctionne pas sur le mode de la désignation. Il renvoie à une idée floue, pas à un fait circonstancié. Maintenant n’a pas de limites tandis que Circus aeruginosus renvoie à un ensemble fini d’oiseaux capables de se reproduire entre eux avec une descendance fertile. Maintenant n’est pas un savoir, c’est une opinion illimitée. Maintenant est donc un terme qui ne permet pas de définir présent et passé. Perrin explique (p. 105) que « maintenant ne remplit donc pas la fonction de pointer vers un instant déterminé mais d’ériger un instant en point d’origine temporel […] terme de valeur géométrique, « maintenant » ne décrit pas une position temporelle mais établit un système permettant de conférer une position à des événements ». Cet argument astucieux est repris aussi dans un passage consacré à la critique du temps chez Saint Augustin : il est malencontreux de penser le déroulement du temps selon le mode du déploiement de l’étendue.

Le solipsisme instantanéiste est donc ainsi démonté : le présent n’existe que s’il est possible de le différencier de ce qu’il n’est pas. Ce qui oppose l’actuel au passé ou au futur est le fait d’être « maintenant ». Il n’est pas impossible de ressentir, psychiquement, quelque chose comme une certitude d’être maintenant, mais il est impossible d’assigner des bornes à cette expérience. De ce fait, « maintenant » ne peut pas désigner quelque chose de précis, ni de circonscrit et donc de différent absolument d’un passé proche ou d’un futur immédiat. « Maintenant » est un mot qui simule l’exactitude d’un dénominateur scientifique pour faire semblant de pointer vers un état psychique qui n’existe pas. On n’est jamais maintenant mais on peut facilement déterminer que maintenant est une heure précise et que, par rapport à elle, il y a avant et après. Maintenant est donc un lieu dans un temps faussement assimilé à un espace, à l’espace que parcourt un fleuve qui coule. De ce fait découle que le présent est difficile à penser rigoureusement et que l’existence qui lui serait liée est très problématique.

Une fois ces points établis, Perrin montre que selon Wittgenstein, la cause de ces « erreurs » vient du fait qu’il n’est pas possible de penser le temps du langage selon les usages du temps physique qui veut qu’au temps t succède le t+1. Le temps (du langage) n’est pas un flux qui coule. Pour prouver ce point (contre-intuitif au possible), Perrin trouve chez Wittgenstein les éléments d’une démonstration totalement remarquable. Le principe de l’argumentation est le suivant : le psychisme ne connaît pas le temps (ce thème sera développé par Lacan plus tardivement) parce que souvenirs et anticipations sont également actifs dans la pensée. Tout au contraire, le langage est dépendant du temps parce que la grammaire (et la logique) est construite sur le modèle de la relation physique entre cause et conséquence, ou, autrement dit, entre choc et mouvement. Le choc précède toujours le mouvement tandis que le souvenir du choc et le souvenir du mouvement n’ont aucune raison de suivre un ordre chronologique. Il est donc faux de penser le temps psychique à partir du langage et il en résulte que le mot « présent », en tant qu’élément du langage, n’a pas de signification psychique. Cependant on ne peut exprimer le psychisme qu’au travers du langage, qui est donc un mauvais outil. Il faut donc que le lecteur pratique sur lui-même une sorte de thérapie pour se convaincre que la temporalité du langage est totalement incongrue quant à la vie psychique, ce qui conduit in fine à décider, dans de nombreux cas, de se taire. Ce silence est donc salutaire : il évite les discours erronés (pseudo réalisme) et il valorise les écrits en tant qu’œuvres de fiction (créations artistiques).

Le livre de Perrin contient de nombreuses démonstrations de ce type. Leur abondance, leur clarté, laissent admiratif et la lecture répétée de tels passages, techniques et logiques, persuade de la solidité de la démarche. En ce sens, Perrin a une écriture dont la dimension pédagogique est très wittgensteinienne : l’usage qu’il fait de la logique est itératif et convaincant.

Qu’apporte la lecture de cet ouvrage à la pratique scientifique actuelle en sciences sociales ?

Il faut tout d’abord signaler un curieux sentiment de malaise, mais aussi quelques raisons de réfléchir aux conséquences politiques de cette conception du temps sans présent.

Le malaise vient de l’aspect radical de la thèse. Peu d’auteurs ont présenté de façon aussi convaincante une démolition totale de la certitude ontologique la plus basique : le présent est immédiat. Derrida avait souvent critiqué la notion de présence et, dès 1979, dans Marges, avait déconstruit la relation entre sens et immédiateté, instituant ainsi un doute majeur au sujet de la validité temporelle d’un concept. Il y a toujours un écart, une différance entre le temps de l’écriture du mot et le temps de compréhension de son sens. Le sens n’est jamais présent à lui même. Deleuze et Guattari, différemment, postulaient une immédiateté totale de la compréhension pour définir le concept qui parcourt, selon eux, à une vitesse infinie, l’ensemble des sens qu’il mobilise. Si l’on suit Perrin et le Wittgenstein qu’il analyse et que, en conséquence, on récuse la pertinence de la notion de présent, on est obligé de conclure qu’il n’existe tout simplement pas de temps pour déterminer l’éventuelle validité d’une preuve. La vision deleuzo-guattarienne du concept est rendue caduque parce qu’il n’y a pas de présent dans le quel se déploierait l’étendue d’une compréhension. La philosophie de la différance de Derrida est également mise en cause parce qu’il n’existe pas davantage de cadre temporel présent pour penser (pour mesurer) l’écart entre le temps de l’écriture et celui de la signification. Que les idées de Wittgenstein puissent à ce point contredire (par Perrin interposé) des philosophes emblématiques d’une vision relativiste de la vérité est un point qui a des enjeux philosophiques forts : cela inciterait un scientifique (qui suivrait Perrin) à penser non seulement la notion de vérité scientifique, mais également celle du concept en dehors de la catégorie du temps présent. Deux conséquences en résultent.

La déconnexion des notions de vérité et de temps implique qu’on ne peut critiquer une vérité au prétexte que le temps la rendrait caduque. Si la vérité est étrangère au temps, alors le temps historique n’est pas le bon juge pour qualifier la pertinence d’une vérité. Cette façon de voir élimine toute approche relativiste (ou post moderne) de la vérité comme état provisoire d’un savoir socialement déterminé. Le présent en effet ne peut pas servir de référence ou de norme pour établir par vérification une certitude puisqu’il est illusion grammaticale. Si l’on veut préserver le concept de vérité il faut donc lui assigner une forme de validité non-temporelle.

La deuxième conséquence en dérive logiquement : la vérité a un statut ontologique spécifique. Par vérité, Wittgenstein entend une vérité scientifique (un savoir) et il assigne donc au savoir scientifique une validité paradoxale qui n’est pas de l’ordre de l’expérience, mais qui a néanmoins une efficacité pratique. On trouve là l’origine d’un thème qui est actuellement travaillé par J. Bouveresse en France ou G. Hottois en Belgique, selon lequel il est indispensable à l’épistémologie actuelle de penser la vérité scientifique sur un mode objectif et non relativiste. En un sens le monde physique aurait davantage la propriété d’être réel (et vrai) que d’être temporel ! Cette conception peut être ressentie comme gênante par un matérialiste !

L’enjeu scientifique est donc également fort et il incite à réfléchir à la façon dont un monde réel mais dénué de « présent psychique» peut être politiquement compris. Si présent, passé et futur ont un sens physique de causalité mais que présent, passé et futur n’ont pas de signification psychique causale, il n’existe pas de processus mental qui puisse convaincre le psychisme d’une « vérité » physique… s’il n’a pas envie d’y « croire ». Peu importent les éventuelles vérifications matérielles, peu importent les considérations pragmatiques, ce qui compte est la conviction intime du psychisme de chacun, psychisme qui peut ne pas tenir compte du déroulement temporel des logiques de causes et d’effets. En somme, le psychisme est imperméable à la rationalité physique. Comment alors réfléchir à un débat public au sujet d’un choix scientifique ?

Sans le dire explicitement, Wittgenstein laisse percevoir que le langage est plus efficace que les processus psychiques pour entraîner un individu à comprendre ou à être convaincu. Il explique :

« L’arrière-fond est le train-train. Et notre concept désigne quelque chose dans ce train–train. Et déjà le concept “train-train” entraîne l’indétermination. Car c’est seulement par une répétition constante que se produit un train-train. Et une répétition constante n’a pas de commencement déterminé » (p. 202).

Ce passage signale que ce qui entraîne la conviction est un effet de répétition : on croit ce qu’on entend souvent, parce que le langage fonde sa vérité sur le fait que les usages qu’on fait de lui sont répétitifs et identiques. On utilise toujours la même grammaire (sauf si l’on fait des fautes) et la répétition des agencements grammaticalement et logiquement « corrects » finit par établir que certaines phrases sont vraies et doivent, en conséquence, être crues. En un sens, le présent est un effet collatéral de la répétition due aux régularités grammaticales. Le présent est pur produit du langage comme phénomène social, donc c’est une notion parfaitement idéaliste, mais performative.

C’est ce point qui permet d’utiliser l’analyse de Perrin pour aborder une difficulté significative de la réflexion épistémologique actuelle. La thèse selon laquelle le présent est un mythe met en cause la relation entre approche théorique et science appliquée. Si le présent est une notion désuète, comment peut-on définir une nouveauté ? Comment alors, penser une nouvelle politique d’aménagement ? Si l’on pense à une politique dont les traductions spatiales sont datées par la temporalité physique des constructions (l’aménagement littoral à la Grande Motte par exemple), quelles catégories temporelles doit-on invoquer pour juger de leur pertinence, et quels discours doit-on prendre au sérieux ? De façon plus générale, ce livre interroge durablement les relations entre les notions d’échelle de temps et les notions de discours d’acteurs. Si la notion de présent n’a pas de sens autre que langagier, comment comprendre les discours qui relatent des expériences dites « vécues » ?

Il est en effet possible de donner acte à Wittgenstein (vu par Perrin) du fait que plusieurs formes de vérités existent. Il y a une « vérité » physique qui est chronologique mais atemporelle : avant et après ne sont jamais réversibles mais le lien causal entre événements liés est toujours vrai. Il y a une « vérité » du langage, qui est conformité aux règles de grammaire et de logique qui se veulent toujours vraies (c’est une atemporalité) mais qui ne sont vraies que si l’ordre dans lequel on les prononce permet de différencier un avant et un après. Le langage, en tant que paroles prononcées par une voix, est absolument temporel. S’il ne respecte pas des règles d’intelligibilité avec un début, un ordre et une fin, un discours est incompréhensible, ou non sens. Il y a enfin une vérité du psychisme qui est a-chronologique, en ce sens que avant et après cohabitent et peuvent être contemporains dans la mémoire comme dans la pensée, dans les mécanismes de perception comme dans l’inconscient. Il faut vivre et faire de la politique avec les trois vérités. Comment construit-on un consensus qui permette au langage d’exprimer un savoir scientifique avec une forme qui entraîne l’adhésion du psychisme ?

Perrin propose d’axer le travail actuel de réflexion sur cet enjeu : il faut penser un langage qui cherche « non pas à se tenir au plus près des phénomènes immédiats mais de l’usage effectif de notre langage ordinaire » (p. 236), ce qui revient à dire que le langage politique doit être réinventé à partir de significations qui viennent de notre activité vécue sans faire le détour par des concepts erronés comme l’universalité du cours du temps ou l’immédiateté du présent.

Même si un lecteur matérialiste convaincu peut garder un scepticisme prudent quant aux éventuelles conséquences ontologiques qu’aurait l’existence d’une vérité scientifique non temporelle, il lui faut reconnaître que ce livre dénonce avec un réel brio l’illusion de catégories pourtant habituellement pensées comme évidentes : « présent » et « cours du temps » apparaissent bien comme deux erreurs de pensée. Mais ce sont des erreurs si convaincantes qu’il faut un effort (une thérapie) important sur soi pour se convaincre qu’il est préférable d’abandonner leur usage, ou du moins d’en faire usage avec précaution.

L’effort en vaut-il la chandelle ? À titre personnel, et avec un parti pris politique assumé, je pense que non. Il vaut mieux mobiliser une catégorie erronée de présent qu’un concept suspect de vérité. Et la notion, toute illusoire qu’elle puisse être, de présent, est un très bon outil politique pour interroger la capacité d’une vérité à durer longtemps. Plus on érige le présent en moment qui autorise à porter un jugement sur le passé, moins on risque l’immobilisme. Pour Wittgenstein, le problème ne se posait pas en ces termes puisqu’il avait une démarche plus individuelle que politique : il pouvait décider de se taire plutôt que de dire des choses encore mal pensées et mal articulées entre chronologie, logique et conviction intime. Dans un débat public, il serait probablement peu judicieux que les scientifiques doivent se taire simplement parce qu’ils ne savent pas encore tout sur quelque chose. Il est donc, à mon avis utile, d’accepter ce présent illusoire qui est simplement une imperfection du savoir, du langage et de leurs relations. Mais cette acceptation est, après la lecture de ce très remarquable livre, teintée d’un certain regret. C’est vrai qu’on aimerait bien pouvoir penser juste, c’est-à-dire sans de telles erreurs sur les notions de temporalités. En ce sens, ce livre ouvre une sorte de brèche dans le matérialisme strict en soulevant un problème délicat : même le matérialisme sait mal penser le temps présent.

Denis Perrin, Le flux et l’instant, Wittgenstein aux prises avec le mythe du présent, Vrin, Paris, 2007.

Résumé

La question du temps est souvent centrale dans les démarches philosophiques et phénoménologiques. L’idée qu’il existe un « présent » est une des bases qui fonde la possibilité même de la vérité, en permettant l’affirmation d’une adéquation réelle, concrète et immédiate entre une idée et un fait. Le présent est, sous cet angle, la condition ...

Bibliographie

Jacques Bouveresse, Jean-Jaques Rosat, Philosophies de la perception, phénoménologie, grammaire et sciences cognitives, Odile Jacob, Paris, 2003, pp. 1-317.

Jaques Derrida: Marges de la philosophie, Éditions de Minuit, Paris, 1972, pp. 1-396.

Gilbert Hottois: Philosophie des sciences, philosophie des techniques, Odile Jacob, Paris, 2004, pp. 1-219.

Notes

Auteurs

Hervé Regnauld

Professeur de géographie physique à Rennes 2, il étudie le littoral (et en particulier ses réponses à des événements intenses, tels les tempêtes et les tsunamis). Il s’intéresse aussi à la dimension épistémologique de la géographie physique et aux relations entre le milieu, les pratiques plastiques (type land art) et les conceptions scientifiques.

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