Jérôme Chenal, « Un trottoir de Dakar » (© 2006).
[1], nos explorations. Quoi qu’il en soit, nos résultats, après des années de recherche internationale, contribuent à l’émergence de nouvelles manières d’envisager la planification et la gestion de la ville africaine, entre réalisme technicien, poétique urbaine et réalité trash. Et pour autant qu’elles soient susceptibles d’ouvrir de nouvelles portes de sortie aux problèmes que pose le développement urbain dans des pays aux capacités économiques relativement réduites, il nous paraît important de fournir, le plus honnêtement possible, quelques propositions théoriques capables de déséquilibrer un peu l’assurance des planificateurs urbains, des experts de « la Ville » et de « l’Urbain », sans pour autant les abandonner totalement.
Sans trop de prétention non plus — ni d’illusions — nous aimerions proposer ici quelques éléments utiles à l’élaboration d’une « théorie de la ville (alter-)moderne », à partir de nos terrains africains. Nous voudrions que cette théorie puisse participer, d’une manière ou d’une autre, à l’amélioration de la qualité de vie de tous les acteurs impliqués dans le processus complexe de production d’une ville publique — celle où le peuple vit, pourrait-on dire. Il se dessine aujourd’hui tant de villes privées et privant une partie de leurs habitants, spécialement les plus pauvres, d’un accès au meilleur de la ville pour leur abandonner le pire d’elle, ses « quartiers d’exil » (Dubet et Lapeyronnie, 1992). Il y a plus de quinze ans, on parlait en France du malheur de beaucoup de vivre dans un environnement construit et ségrégé. Le malheur des pauvres, des exclus, des populations vulnérables, du « petit peuple » des grandes villes est un mal répandu, peut-être le seul aspect vraiment global et générique de « les villes »… Aucune méthodologie ni aucune théorie ne pourra faire la preuve de sa pertinence si elle parle des nouveaux chantiers de la modernité urbaine sans dire s’ils sont « pour » ou « contre » ce peuple, ces pauvres, et pourquoi ils le sont. Cela dit, répétons bien ce que nous avons pu dire en de pareilles circonstances : il ne s’agit pas seulement d’un point de vue politique ; il s’agit aussi de questions techniques. Si la construction de nouveaux bâtiments ne profite qu’à quelques-uns, elle n’est que ça : une chose nouvelle qui renforce les structures sociales de la division et des privilèges de classes. Elle le fait en les inscrivant dans la forme de la ville et des bâtiments et — surtout — dans les modes de production de la ville moderne, capitaliste plutôt que néolibérale, qui reposent encore et toujours sur la domination d’une classe qui construit pour ceux qui ordonnent de construire, d’une classe qui creuse pour celle qui a un pistolet chargé… Et là nos sociétés urbaines ne font pas de différences notables (même s’il est bon de les noter) entre modes de production de l’entreprise privée et modes de production de l’entreprise publique. Ceux qui habitent la ville informelle savent qu’elle a une forme, celle qui reflète les disparités sociales sur lesquelles elle est bâtie.
Il ne peut y avoir modernité et progrès que si les processus de construction de cet emblème de modernité qu’est la grande ville induisent quelque changement social réel, ou au moins ne contribuent pas au renforcement des inégalités sociales, mais aussi spatiales. La sociologie ne parle pas assez de ces inégalités spatiales. Car tout chantier qui n’est pas l’œuvre d’un groupe d’amis pratiquant l’auto-construction en buvant du thé — ou des bières, en fonction de la ville — et en se prenant dans les bras au terme d’une journée de labeur pendant laquelle ils auront vu le ciment de la dalle couler, puis faire prise et se durcir pour devenir le premier étage de la maison du cousin, sert le système capitaliste et donc la division sociale.
Mais ce système, contrairement aux idées reçues, ne se traduit pas seulement dans une fragmentation du plan : l’inégalité spatiale présuppose un changement de paradigme dans l’appréhension de la ville, celui de l’intégration de la troisième dimension, la verticalité des divisions sociales. Elles prennent ainsi de l’épaisseur et de la hauteur. C’est aussi cette verticalité qui doit permettre de comprendre les spécificités contemporaines de la ville. En effet, alors que le village africain peut se lire en plan, la ville africaine (un peu), sud-américaine (certainement) et asiatique (très clairement) nous obligent à lire en 3d. Ce serait une première nouveauté — un premier principe d’alter-modernité — d’une architecture en plans et coupes qui prolongerait la réflexion spatialisée sur les divisions socialisées. Une ville dont la vision ne se ferait pas au seul niveau de la rue, moins encore depuis le bureau, hors-sol, d’un ministre de l’urbanisme, mais bien dans les étages, sur les toits, dans les sous-sols lorsqu’ils existent, dans les cages d’ascenseurs ou les cages d’escaliers, les collines parfois qui surplombent le port.
Une autre nouveauté, dans cette histoire des villes, serait que le souci des plus démunis, critique et réaliste, d’habiter dignement la ville soit capable d’influencer l’évaluation du marché de la construction, que la ville elle-même — la métropole africaine — soit plus inclusive parce qu’elle aurait favorisé le bien-être des pauvres et non seulement celui des riches, de ceux qui pilotent le plan urbain. « Le vrai point de vue sur les choses est celui de l’opprimé, » disait Sartre (1948). Dans des contextes géopolitiques où les opprimés constituent l’immense majorité des habitants, on peut penser que la prise en compte, si ce n’est le respect absolu, du point de vue des pauvres dans la gestion de la ville serait déjà une révolution, car si les programmes de lutte contre la pauvreté se multiplient en fonction de la bonne volonté des bailleurs, ong, coopérations internationales entre pays, et maintenant entre villes, la planification urbaine sert, quant à elle, toujours les nantis. Ou pire, elle sert un homme « moyen », un homme sans qualités qui, en retour, sert une planification sans plus de qualités (Chenal, 2009). Cet homme ordinaire se déplace en voiture, possède une maison, est chef d’une famille parfois nombreuse, habite en banlieue et travaille au centre. Cet homme « vaudrait » également pour l’Africain, si l’on en croit la façon dont la ville africaine est produite, son dessin venant des tables de Paris, de Londres ou de Rotterdam… Pourtant, après des années de recherche passées « sur le terrain », nous n’avons toujours pas trouvé d’homme moyen habitant la ville africaine. Nous avons trouvé des armées de pauvres, des armées de piétons, des armées de survivants aussi, mais pas un seul dont le portait corresponde à cet habitant. Dès lors, peut-être le temps est-il venu de faire des villes pour les « vrais » habitants des villes et non plus pour des ectoplasmes secrétés par le fantôme de Hausmann qui hante tout planificateur. Car la question, aujourd’hui, n’est pas « qu’est-ce qu’une ville ? » mais bien « qu’est-ce qu’un habitant d’une ville ? ».
Bien sûr, l’édification de la ville n’est pas uniquement un chantier social. Mais le choix d’une gestion « inclusive » de ses espaces publics, tout comme la volonté de ne pas oublier la dimension humaine de l’urbain, peut permettre à ceux qui ont la charge de son administration de prendre position publiquement contre la fragmentation sociale et spatiale de leur environnement. Au vu des études réalisées en Côte d’Ivoire, en Mauritanie et au Sénégal, il apparaît que les espaces et les grands équipements publics auxquels nous les avons associés sont un excellent point de départ pour penser le devenir d’une société urbaine. Nos travaux ont, en tout cas, permis d’établir certains principes concernant la « bonne » gestion des espaces publics, ainsi que d’identifier quelques indicateurs d’une gestion durable de l’espace urbain.
Mais encore faut-il que ces principes découlent d’une vision de ce que la ville doit être et de la volonté politique que cette vision se concrétise. Une théorie de la ville africaine est donc nécessaire, pour autant qu’elle soit également une théorie africaine de la ville. Sans quoi nous nous condamnons à répéter les erreurs parfois dramatiques commises par les urbanistes et surtout à répéter les solutions mises en place pour répondre de manière erronée à ces erreurs. La pratique catastrophique consistant à tourner en rond a toujours fourni l’occasion à nombre d’opportunistes et d’escrocs de trouver un métier rentable « dans la construction » — en dur, mais sociale aussi — de la ville, avec les effets de déstructuration que l’on connaît et associe désormais à une « nature » (morte) de la ville moderne. L’imprécision du trait typique, croit-on au Nord, des sociétés urbaines du Sud de la Méditerranée ne parvient pas à contrebalancer les approximations de quelques fonctionnaires du plan et de certains entrepreneurs sans scrupule. La « non-vie » de périphéries éparpillées hors des centres et de brousses traversées par des autoroutes sans caniveaux est devenue la vie quotidienne d’innombrables quartiers surgis à la hâte pour répondre au caprice d’un vendeur de ciment et de son cousin, le vendeur de terres urbaines. Il serait bon que cela s’arrête et que ce soit en fonction de l’évaluation la plus juste de la réalité et au nom d’un véritable projet de société démocratique, mais aussi d’une identité africaine, que tout cela soit fait.
Patrick Lumumba et Thomas Sankara, entre autres, en ont rêvé. Ils ont œuvré dans ce sens, mais, en ville comme dans la société mondialisée, les forces « contraires » sont souvent les plus puissantes et le projet d’une ville africaine n’a pas encore vue le jour ; plus exactement, une organisation spatiale urbaine africaine ne s’est pas encore imposée. Et ceux qui ont participé à l’élimination de ces libres penseurs d’une Afrique africaine sont les mêmes qui œuvrent contre la ville d’Afrique africaine.
La question de la « traduction » de l’identité africaine dans la forme urbaine doit évidemment être posée et il faut du temps pour y répondre adéquatement. Qui peut nommer les qualités de l’idiosyncrasie africaine telle qu’elle s’inscrirait nécessairement dans une proposition formelle urbaine ? Qui saurait dire avec certitude quelle est, dans la ville africaine, la part de l’Afrique, et quelle est la part de l’ancien urbanisme colonial ? Mais encore quelle est la part, dans les pratiques spatiales et l’appropriation de l’espace urbain, des anciens colonisés, devenus habitants indépendants politiquement, mais pas forcément urbanistiquement ? Nos travaux ne nous permettent pas de répondre de manière complètement satisfaisante à cette question, mais en couplant notre réflexion théorique sur l’évolution de la forme urbaine et des espaces publics en Afrique de l’Ouest avec une observation récurrente (photographique notamment) des scènes de la vie vernaculaire, nous avons pu mettre en évidence quelques-unes des caractéristiques de la « ville africaine » [2]. Telle que nous la voyons aujourd’hui, elle est en transition, en mutation permanente, venant — pour ce qui en est de son architecture et de son urbanisme — de l’Europe, allant on-ne-sait-où — comme toute ville de ce monde — et adoptant la forme — momentanément ? — d’un ensemble hybride, que nous dirons alter-moderne, d’une autre modernité que celle de l’Occident industriel et progressiste. Une alter-modernité qui n’est plus le fruit de métissages entre un modèle blanc et colonial et des pratiques noires et indigènes, mais qui résulte d’un autre « chemin », vernaculaire peut-être, définissant ses propres règles, affirmant avec résolution sa modernité autre.
C’est ainsi qu’une théorie urbaine peut naître. De la mise en relation d’une réalité, rapportée par des équipes de recherche locales et de terrain, et de l’analyse des processus d’urbanisation menée au niveau international. « Quelque part » au cœur de cette relation se précise la vision de la ville qui viendra occuper l’espace africain, pour prendre la forme de cette métropole noire qui ne devra sa véritable identité qu’à l’Afrique et non plus aux autres continents urbanisés, Amérique, Europe ou Asie. Ni Anti-métropole postcoloniale, ni Black Metropolis de retour des States, elle sera une « autre ville », mais pas moins ville, pas moins moderne. C’est aussi là, quelque part en Afrique, que la nécessité d’une action sociale, validée collectivement à la fois par les chercheurs et par les habitants et usagers de la ville et accompagnant l’émergence et l’affirmation formelles de cette métropole noire, sera irréversiblement établie.
Cette théorie se doit d’être socialisée ou au moins de pouvoir l’être, afin qu’elle puisse atteindre le statut de « récit mythologique ». Les origines du monde urbain seront racontées aux enfants qui viendront sans se rendre compte des hasards qui les ont fait naître loin du village de leurs ancêtres. Ce déplacement qu’auront fait, bon gré, mal gré, leurs parents ou leurs grands-parents pour venir s’installer en ville, n’était pas fatal. C’est un certain état du monde et une certaine altération de son équilibre politique qui ont mené les grandes métropoles à devenir des jungles dont la sauvagerie n’est pourtant jamais celle que l’on suppose. Les gens ne sont pas devenus plus sauvages en habitant des villes toujours plus étendues, mais la ville s’est progressivement endurcie, depuis que les aspirations à la modernité ont trouvé à se nicher dans les plans des architectes et des ingénieurs qui mettent en espace le discours des élites, en donnant naissance à des espaces plus durs et moins publics, des lieux qui ne retiennent plus les gens, mais les laissent partir et les dispersent, parfois les expulsent. Au nom de l’une ou l’autre modernité, combien de mendiants chassés, combien de vendeurs expulsés ? Au nom de la modernité encore, combien d’habitants des cours communes d’Abidjan se sont-ils retrouvés dans des maisons « à étages » ? La modernité n’a pas servi la ville durable, elle a asservi des populations entières que l’on a obligées à être modernes, quelle que fusse leur envie.
Au-delà des efforts de théorisation qui sont les objectifs légitimes des chercheurs, nos études visent pourtant aussi la mise en place (progressive) de pratiques de gestion de l’environnement urbain, plus exactement une meilleure répartition du pouvoir de décision des acteurs sociaux dans l’adoption des stratégies urbanistiques. L’environnement social des métropoles est caractérisé dramatiquement par les inégalités en termes de propriété comme en termes d’accès, ceci sur un plan aussi bien social que spatial, privé que public. C’est cette « nature » inégalitaire de l’urbain que notre critique sociale de l’urbanisation nous permet aujourd’hui de déconstruire, cette fois-ci en Afrique de l’Ouest, comme nous avons pu nous y attacher en Amérique latine en d’autres occasions. Il est nécessaire d’ailleurs que cette critique n’en reste pas au niveau local, même si nous cherchons toujours à ce qu’elle soit d’abord valide localement. Un propos trop général sur la ville globale n’est pas très utile, nous semble-t-il. Il n’est en tout cas pas suffisant et une critique de l’urbanisation — une critique politique la plus radicale possible de l’espace urbain, sur les traces de penseurs français tels que Henri Lefebvre (1974), Guy Debord (1967), Michel Foucault (1984), Pierre Bourdieu (1993) ou Manuel Castells (1981), dans des registres divers qui les auront faits s’affronter plutôt que coïncider — ne sera pertinente que si nous sommes capables de proposer à l’ensemble des acteurs urbains, y compris les plus nantis, une théorie qui non seulement explique la société urbaine contemporaine considérée comme production humaine globalisée, mais qui explique aussi clairement les particularités locales. On pourrait ajouter que cette théorie ne sera pertinente que si elle est de quelque utilité « dans la vie », c’est-à-dire aussi dans la pratique. Du fait de la globalisation des économies urbaines, les divisions actuelles de la ville ne peuvent plus être réduites à des affrontements de classes sociales. Les luttes de classes spatiales, ou du moins spatialisées (de l’échelle locale à l’échelle globale), sont tout aussi déterminantes dans la dynamique de production de la ville, et il faut admettre que le lieu des luttes est aussi important que l’origine sociale des acteurs.
Mais si notre volonté est de contribuer à une explication globale de la société urbaine, les années qui passent et les expériences accumulées nous incitent à la modestie : partout, la montée en généralité, sans être impossible, se heurte à de nombreux obstacles. À peine quittons-nous le niveau local d’analyse que les explications deviennent plus prudentes et dès lors moins pertinentes. Tant qu’elle se trouve déclinée de mille façons dans tous les pays du monde et sous les dénominations les plus diverses dans la littérature scientifique et romanesque (métropoles, mégapoles, mégalopoles, villes émergentes, dual cities, villes globales, villes fragmentées, métapoles, junkspaces, villes génériques, etc.), la critique de l’urbanisation et de la société urbaine reste vive et jouissive. Elle semble même en mesure de dire avec pertinence ce qu’est une ville contemporaine, c’est-à-dire de montrer en quoi, dans sa forme et ses sociabilités, elle est toujours en même temps l’expression d’un génie local et particulier et le produit dérivé d’un urbanisme général planétaire du 21e siècle (disons Dubaï), à peine démarqué du modèle original du 20e siècle (disons New York). Par contre, dès que la critique de l’espace urbain cherche à professer une explication globale et prétend élucider d’un même et large mouvement ces « énigmes » que sont Bogota, Lagos ou Bombay, elle est moins convaincante. Confrontée en direct avec des réalités locales qui ne se réduisent jamais à de simples variantes de la ville globale, la théorie urbaine critique n’explique plus « l’urbanisation du monde » mais seulement certaines de ses dimensions, sans parvenir à faire mieux que de narrer en temps réel l’émergence des nouvelles « villes locales », par définition — désormais — mondialisée et mondialisante. On se voudrait penseur de l’espace ; on ne fait que rêvasser devant l’étendue infinie de terrains vagues encombrés de gravats. Une théorie explicative globale de l’urbain que, pendant un temps, nous avons pu appeler métropolisation du monde (Bassand, Thai Thi, Tarradellas, Cunha et Bolay, 2000) ne parvient plus qu’à évoquer l’échec répété de tous les projets de ville, de la planification fonctionnaliste aux « délires » de la déprogrammation urbanistique postmoderne, pour en arriver finalement — ou pour le moment — à la mort de l’espace public, sacrifié sur l’autel de la sécurité et de l’hyperconsommation. De la ville, du processus d’urbanisation, mais surtout de leurs modèles de planification, on ne parvient plus qu’à redire l’imperfection et les limites.
Pascal Jost et Nicolas Michon, « On dit quoi ? » (© 2008).
Cette théorie ne parvient cependant pas à élucider l’énigme fondamentale qui est que nos sociétés aiment la ville malgré tout, plus que tout.
Nous sommes ainsi parvenus collectivement au point paradoxal où nous avons plus ou moins peur de la ville — que ce soit de sa pollution ou de sa violence — mais n’avons pas beaucoup d’autre possibilité que de subir le milieu urbain, forme hégémonique de la société des hommes, jusqu’à ce que nous prenions l’habitude de la désirer comme si c’était le bar de la dernière chance. La chance de quoi, au fait ? Nous n’en savons rien. Nous espérons le découvrir en aimant à nouveau la ville. Mais ce que nous faisons n’a rien à voir avec l’amour, pas même avec ce que l’on pourrait qualifier d’attitude compréhensive, loin s’en faut. Non, nous ne faisons que saliver devant des biens de consommation de dernière nécessité, en prenant les façades éclairées au néon jaune et sale pour des palais des Mille et une nuits. L’espace que l’on dit encore public joue le rôle d’Arlequin dans cette histoire : c’est lui qui ment aux spectateurs, en leur faisant croire que le centre commercial qui gît au milieu de rien, entre deux voies autoroutières saturées, est le centre-ville, la cité, l’agora, la sphère publique. En leur faisant croire, quand ils ne font que se croiser sans se voir, que les habitants des villes se rencontrent. Comme il n’en est évidemment rien, la frustration vient vite, mais il est alors trop tard pour changer de ville. Il nous faudra vivre de la sorte, en occupant quelques pièces dans cet immeuble décati qu’on nommera habitat, cheminant sur des routes en vérité provisoires qu’on appellera infrastructures, passant devant un vendeur de rue qui dira « je suis la pharmacie », « je suis le commerce de proximité », « je suis le service public », « je suis même la justice, si je vends des formulaires marqués du logo du ministère ». Et les chercheurs jouent le jeu, celui de la ville de la consommation où la coprésence de corps anonymes en un même territoire s’appelle l’urbanité. Exit les classes sociales ; exit encore les classes spatiales : le chercheur ne voit qu’en deux dimensions — la présence à une même heure, dans un même lieu, des fameux individus lambda suffit à sa joie. Il modélise, explique, car il y a toujours une explication à donner. On a abandonné l’essentiel et on se satisfait du reste en pensant que, la ville, c’est cela : une combinaison de restes, de formes informes que l’on prend pour de l’argent comptant, alors que seule la fausse monnaie a encore cours. Mais comme l’original n’existe plus…
On est loin des utopies urbanistiques des années 1960, mais qui s’en souvient ? Elles allaient pourtant changer la ville, croyait-on. Et suite aux travaux d’Habermas (1962), de Sennett (1979) ou d’Isaac Joseph (1992), l’espace public devait tenir un rôle central dans ces changements. Mais la culture du pouvoir a freiné le pouvoir de la culture, et la ville, comme expression culturelle, n’est plus très novatrice. Bien sûr, beaucoup de choses ont changé au fil du temps, les énergies devenues renouvelables, les transports plus souvent publics, l’information et la communication démocratiques, la consommation virtuelle… Mais, dans le fond, trop peu de choses, en ville, ont véritablement progressé. La ville demeure ce monstre familier qu’un Gustave Doré dessinait à la pointe sèche dans le Londres du 19e siècle, le lieu de toutes les inégalités sociales. Son nom et sa forme ont beau avoir évolué, la ville, la grande ville, reste le champ de bataille des sociétés industrielles, même bien après la disparition des industries, même quand elles n’ont jamais existé. Et la ville finira peut-être quand même par disparaître un jour ou l’autre, ayant épuisé sa créativité et perdu l’espoir des alternatives ; d’ici là, certains auront bien gagné leur vie en détruisant la ville autant qu’en la construisant. Personne ne leur en fera le grief : construire, c’est détruire. Et se confronter, c’est créer du lien. Mais il y a gros à parier que la ville se refera, sous une forme ou sous une autre, peut-être africaine en Afrique pour une fois.
Aucun acteur urbain ne peut être indifférent aux manières dont cette reformation se passe ; le chercheur qui travaille sur la ville moins encore. Nous sommes pourtant aujourd’hui pour la plupart les spectateurs de la constitution d’un présent que nous avons du mal à comprendre ou dont la compréhension nous répugne (Hardt et Negri, 2000). En Afrique urbaine, ce présent est une sorte de modernité « parallèle », un univers contemporain, à la fois en retard et en avance sur le reste du monde, pour autant que ces mots aient un sens. C’est une alter-modernité dont l’urbanité a la plupart des qualités des urbanités américaines, européennes ou asiatiques, mais sur un mode légèrement décalé, socialement et spatialement, qui en fait un espace aux formes mouvantes, comme troublées par la chaleur, à la manière de ces mirages du désert. La ville a quelque chose qui est constamment en train de s’enfuir, de s’estomper, de disparaître. Le présent de la ville africaine, bien souvent, ne nous met pas à l’aise. Les « professionnels de l’espace », tout comme les habitants « ordinaires » des villes, aimeraient beaucoup que certains principes d’organisation spatiale ne soient pas sans cesse remis en cause, mais restent acquis, au moins le temps que leur chantier se termine, qu’un quartier résidentiel équipé soit solidement et légitimement ancré, dans la réalité comme dans le plan. Mais, en un réflexe de survie inverse, professionnels et habitants doutent que ces principes et cette organisation puissent encore permettre à une ville habitable et inclusive, voire simplement productive, d’exister. S’ensuivent des mouvements d’humeur. Certains, désireux de détruire la ville avant qu’elle ne les détruise, pensent qu’il faut commencer par déchirer les plans et agir en dehors d’eux, là où, qu’on le veuille ou non, la ville contemporaine s’invente en grande partie. Une forme en dehors du formel. Mais une telle action, si elle est pensable, n’est pas possible. Pour agir hors du plan et faire mieux que le plan, nous savons qu’il manque aux promoteurs d’une production alternative de la ville le pouvoir, le temps et beaucoup de connaissances techniques. Après deux ou trois siècles de planification formelle, il est difficile de sauter sans risque dans l’informalité, même quand la réalité nous y invite. L’euphorie que le désordre provoque chez les impatients n’a qu’un temps, extrêmement bref.
Nous savons que les habitants des villes d’Afrique, dont une grande majorité est appauvrie, seront les perdants de cette histoire, non pas à cause de ce manque de pouvoir, de ce manque de temps, mais parce que le point de vue moral de l’habitant, qui le pousse à souhaiter une certaine destruction du monde — ou du moins de l’ordre de ce monde — tel qu’il a été construit par d’autres que lui, n’est pas pris en compte. C’est logique : c’est après tout un point de vue subversif, en regard des normes comportementales en usage aujourd’hui. En Afrique de l’Ouest comme ailleurs, le bon goût en matière d’urbanité est dans les malls d’inspiration californienne. Une « californication » architecturale qui connaît le succès mondial que l’on sait, mais qui fait ressembler toutes les villes du monde — plus exactement une zone au moins de toutes les villes du monde — à un Kentucky Fried Chicken. En plus, les gens en sont fiers. Une fois poussée la porte vitrée, ils accèdent au monde merveilleux et climatisé de la postmodernité. Ou du moins, voilà l’impression qu’ils ont : un tour à Disneyland — ou Paris, Barcelone, Abou Dhabi — dans le château de Cendrillon, le monde défilant sur des écrans géants. Puis on repasse la porte et l’on chute dans le monde réel, Pikine ou Treichville.
Mais, même ainsi, la postmodernité (pas plus d’ailleurs que la modernité, qui n’a jamais été un fait acquis nulle part sur cette terre urbanisée) ne peut être plus qu’un moment magique offert par une association de commerçants multinationale. Cet espace public équitable, ce parc à thème de la consommation démocratique, n’est qu’un leurre que peuvent se payer de temps en temps certains habitants. On le sait : le système capitaliste ne peut pas survivre si tous les ressortissants des pays du tiers-monde revendiquent leur part du gâteau de la modernité. C’est pour cette raison que les décideurs mondiaux en matière d’économie et d’architecture — États-Unis en tête, quoi que l’on en pense, mais l’Arabie saoudite, le Bahreïn, les Émirats et le Koweït juste après, puis la Chine et Israël — cherchent à les précipiter dans la postmodernité sans qu’ils ne passent par la case modernité, progrès, démocratie… La postmodernité urbaine sans passer par la modernité. Voilà le projet. Pourtant la postmodernité n’est pas un dépassement positif de la modernité, mais sa négation, l’accentuation théâtrale des inégalités sociales et leur marquage dans la forme urbaine la plus voyante. Cette précipitation marque énormément les lieux publics, les transformant, les sécurisant et les clôturant là où ils existaient, les réinventant en espaces privés là où ils n’étaient encore que des croquis sur les planches des urban designers de Miami ou de Londres. New urbanism. Mais cela n’a pas eu lieu. Soit l’argent a manqué, soit l’enthousiasme n’y était pas, soit encore les racines de la pré-modernité n’avaient pas été partout arrachées. Et les villes d’Afrique, d’Amérique latine ou d’Asie parfois, ont commencé à composer un paysage alter-moderne, une réalité dans laquelle la modernité occidentale n’était qu’une possibilité parmi d’autres, mais qui tendait à devenir chaque jour moins attirante. La Californie rêvée, la Floride rêvée, Dubaï rêvé, puis on se réveille. Et l’Afrique compose un paysage moderne et africain, urbain et africain, contemporain et africain.
Hélas, la modernité n’est pas en train d’avoir raison à Abidjan, à Dakar et à Nouakchott. L’ordre spatial colonial a fini par être défait, malgré la résistance des élites locales, qui trouvaient encore du charme aux plans de sous-préfecture que la France a longtemps gardé en réserve pour ses anciennes terres africaines. Quelques-uns, dont Frantz Fanon (1961), ont toujours eu la conviction que cet ordre ne pourrait pas durer, qu’il en viendrait à céder, mais, lucides quant à la capacité de l’homme à s’asservir lui-même, l’assurance de la défaite de l’ordre colonial ne les a jamais rendus plus heureux pour autant. Car s’ils avaient la certitude que cet ordre ne pourrait pas durer sans qu’il ne fasse naître des oppositions qui finiraient par en avoir raison, ils se doutaient bien qu’une fascination ancienne pour les beaux bâtiments et le tracé des rues des colons permettrait à l’ordre de survivre, ne serait-ce que spatialement. C’était déjà beaucoup de tort que l’on faisait à l’Indépendance. Certaines personnes, dont Frantz Fanon, ont pu en souffrir, mais le territoire n’en aura pas moins été radicalement transformé, la nature, peut-être, à jamais soumise. Il n’y aura pas de retour en arrière, de retour au temps d’avant la naissance des villes en Afrique, de retour au pays natal. Maintenant, il faut penser et construire des villes africaines, en inventer la modernité nouvelle, autre, en oubliant Paris et New York, mais aussi le village et la brousse.
Chercheurs du Nord explorant la ville, nous ne voulons pas être les spectateurs de ce qui est pourtant un bien beau spectacle. Doha, Abou Dhabi, Koweït City, Ras el Khaïmah, les nouvelles villes lumières. Nous souhaitons participer en tant que professionnels de l’espace urbain à l’action qui se déroule en ce moment dans les grandes agglomérations d’Afrique de l’Ouest. Pour cela, nous proposons notre vision de la façon dont il s’agit de constituer le présent. Nous proposons une manière de construire la ville durable, de la gérer équitablement, d’ouvrir à tous les publics les espaces qui en fondent les centralités et les sociabilités. Participer à l’édification de villes inclusives aux espaces publics hospitaliers et le faire en respectant les canons locaux de la beauté urbaine. Voilà l’entier de notre projet. Ce que nos recherches nous apprennent, c’est que la durabilité, notre pain quotidien, durabilité urbaine dans notre cas, ne peut passer que par une ville faite pour le peuple, une ville des petits, des sans-grades, mais qui sont, faut-il le rappeler, les plus nombreux à habiter les villes. En l’état, que ce soit en Afrique ou en Suisse, au Mexique ou aux États-Unis, en Israël ou en Palestine, la ville, quand elle ne respecte que ceux qui vont en voiture, de celles qui ont la clim’ et les vitres teintées, ne nous réjouit pas toujours autant que nous le voudrions.
Et pourtant, comme Bertolt Brecht en 1923 (Dans la jungle des villes), nous sommes de ceux qui aiment les villes, qui s’y sentent à leur aise, qui y ont leur place et souhaitent la conserver.
Nous n’avons pas envie de quitter les villes ni de nous mettre à l’abri dans quelque quartier fermé, à Milan « Due » ou à Tegucigalpa. Nous avons envie de marcher dans les rues du monde, et l’Afrique en offre parmi les plus belles. On est évidemment loin des Champs-Élysées, de Broadway, de Corrientes à Buenos Aires, des Ramblas de Barcelone. Tant mieux ! Nous n’avons que faire de ces rues anciennes. Il nous faut de nouvelles avenues, de nouvelles places, de nouveaux espaces pour un monde nouveau. Mais attention : il ne s’agit pas simplement de construire des espaces neufs. Ces espaces doivent être postcoloniaux en cela et en cela seulement qu’ils marqueront une rupture définitive — parce qu’également esthétique, culturelle et poétique — avec le temps des colonies et de l’urbanisme « à la française ». Une nouvelle planification urbaine devra voir le jour, car il ne saurait être question de ne pas planifier la ville africaine, sous prétexte que sa « nature » la prédisposerait à l’indiscipline (« syndrome de Lagos », paraît-il…). Mais elle évitera de nier le terreau social autochtone sur lequel les rues qu’elle aura planifiées seront tracées, les bâtiments construits, les conduites posées. La planification urbaine qui viendra sera sensible ; ses échelles seront diverses et y participeront aussi bien les techniciens que les acteurs de la société civile. Surtout, elle devra viser à recoudre le tissu urbain, renouer les liens sociaux effilochés et ressouder les fragments spatiaux désajustés. De nouvelles solidarités se tissent à travers des formes inédites d’échange, de crédit et d’épargne qui mettent l’accent sur la mutualité, et elles prennent place dans les espaces publics urbains. Une économie solidaire et de redistribution, souvent non marchande, tend à progressivement se substituer à l’économie d’accumulation. Bien sûr, compte tenu des enjeux de pouvoir, il se développe en parallèle des relations clientélistes qui plombent parfois ces dynamiques sociales. Pour contourner ces forces négatives, l’espace public devient l’arène politique des classes populaires et leur lieu de vie, le socle d’une pratique politique toute à la fois démocratique et arbitraire, puisque tout le monde peut prétendre en principe fréquenter tout espace public. Mais, là encore, il faut se garder de rêver : il continue à se jouer sur l’espace public les mêmes impitoyables jeux de rôles et de pouvoir, empreints d’une violence qui est loin d’être toujours symbolique, qui sont les jeux habituels des sociétés humaines. Voilà pourquoi, en nous postant dans la rue, dans les gares et les marchés, nous n’avons pas observé la réalisation de quelque utopie urbaine, mais la réalité des villes contemporaines, telles que les fabriquent quotidiennement les hommes et les femmes avec leurs moyens inégaux, leurs réussites et leurs échecs.
Nos recherches, en mettant en évidence les transformations de l’espace public, montrent également combien celles-ci sont révélatrices de dynamiques culturelles et sociales fondamentales pour l’équilibre des sociétés urbaines. Nous nous sommes attachés à analyser les manières selon lesquelles les dynamiques d’intégration souvent propres aux grandes villes modernes produisent de l’espace. Dans le même temps, nous avons également identifié les processus d’exclusion sociale, de « vulnérabilisation » et de construction de risques urbains localisés (Deler, Le Bris et Schneier, 1998). Cette entreprise nous a permis de réfuter l’idée que les villes sont des aberrations spatiales où l’homme trouvera sa fin en tant qu’espèce parce que les villes sont dangereuses, parce qu’elles sont contaminées, parce qu’elles sont immorales ou parce qu’elles sont trop denses, bref, parce qu’elles sont urbaines. Nous avons montré, en posant un regard interdisciplinaire sur cet espace public absolu qu’est la rue, que la ville n’est aberrante que quand les hiérarchies sociales s’y imposent et font que des millions d’habitants sont soumis aux caprices des plans et des maîtres. Heureusement, la force des plus démunis y répond : l’espace public est aussi celui du « petit peuple des rues », dont on aime à souligner la pittoresque capacité d’invention, alors qu’il faudrait plutôt répéter à quel point il ne fait d’abord que de répondre à des situations d’extrême injustice sociale, économique et territoriale. Une inventivité, certes, mais au prix de quelles invisibles souffrances ? Des gens comme des fantômes qui perdurent malgré la lumière du jour. Est-ce ce qu’on appelle le développement social ? La durabilité ?
Un de nos objectifs initiaux était de dessiner, au moyen de la recherche scientifique, de nouvelles modalités de développement urbain durable. Il n’a été que partiellement possible de l’atteindre. En nous engageant dans ce travail, nous savions que l’on ne satisfait pas facilement les aspirations populaires tout en cherchant à concilier un développement — même qualitatif — des établissements humains et une utilisation limitée des ressources naturelles et environnementales. Et si de nombreux auteurs ont pu démontrer l’incompatibilité du modèle de développement occidental et de la promotion de la justice sociale et de la durabilité écologique (Comeliau, 1994 ; Latouche, 1994 ; Rist, 1996), les habitants doivent quand même chaque jour négocier avec eux-mêmes la part qu’ils abandonneront de leurs aspirations pour être en mesure d’affronter le réel. Ils ne sont jamais gagnants. La notion de développement durable est sensée proposer une recette miracle garantissant au plus grand nombre « le beurre et l’argent du beurre ». Mais en observant la façon dont vivent leur vie des gens dont l’horizon le plus lointain est la boutique du chinois d’en face, mais dont les vitrines laissent apercevoir des cartons venus de Russie, d’Inde ou des Philippines, nous avons appris à relativiser nos espérances, et plus encore nos déceptions : les villes sont ce que leurs habitants et ceux qui les gouvernent en font, rien de plus, des morceaux de matériel aggloméré et de corps en mouvement, hâtivement assemblés pour faire un quartier, une rue, un bout de monde de plus, traversant une époque sans traits particuliers.
La globalisation n’a fait que de clarifier les systèmes de domination inscrits dans l’espace urbain. Le monde est divisé, mais pas si complexe : il y a des pauvres quoi qu’il en soit, et s’ils participent à la décroissance, ils en sont franchement désolés, puisque, ce qu’ils voudraient, c’est pouvoir consommer un peu plus, ne plus marcher des heures pour rentrer dans un « chez eux » dont ils n’ont pas le titre de propriété, habiter une maison, envoyer les enfants à l’école, se balader en voiture sur la corniche. Dès lors, prôner la participation des habitants à la gestion urbaine ne peut, en termes de développement durable, être une solution satisfaisante. La grande ville, c’est de notoriété publique, ne fait pas de cadeau aux plus faibles. Et c’est dans la rue qu’une faction grandissante des habitants doivent assurer leur survie, là que se joue le devenir du monde, quoi que l’on puisse penser des villes et de leurs rues, des pauvres qui cherchent à y trouver leur place et à prouver leur légitimité d’habitant, et quelle que soit l’idée que l’on peut se faire d’un devenir du monde qui vaudrait plus qu’un autre la peine d’être vécu par le plus grand nombre.
Mais aucun planificateur n’est un ange et ce n’est pas la « participation » des pauvres à la planification de la ville — ni même celle des riches —qui changera quoi que ce soit à l’environnement construit. La participation des populations est une invention des nantis et des puissants pour faire croire que chacun est engagé dans l’invention de la cité. Mais, comme dans la Grèce antique, où le citoyen n’était ni une femme, ni un esclave, ce ne sont encore que les élites qui statuent sur la forme que doit prendre ce que l’on appelle « la démocratie ». Avec la participation s’est opéré un glissement dont personne ne parle et dont la critique reste à faire, un glissement d’échelle. On est passé d’une planification globale de la ville, celle des grands plans, à un micro-urbanisme, en affirmant que rien n’avait changé, nous faisant prendre des campanules pour des fleurs de la passion : « Voyez : les grands plans ne marchent plus ; on va “descendre” dans les quartiers et se livrer à des opérations de participation ! » Pourtant l’installation d’une borne-fontaine, d’un équipement de proximité fait partie des travaux habituels menés dans la ville mais ne fait pas une ville. Le problème reste donc entier. Alors que peut-on faire, puisqu’il faut édicter des politiques publiques, faire passer des grandes infrastructures, prendre des décisions sur des échelles immenses ? La conclusion est qu’il ne faut pas prôner une participation qui ressemble autant au jeu des chaises musicales (les acteurs sociaux disparaissant au gré de l’avancement du projet et de l’arrivée des « vraies difficultés ») qu’à un jeu de rôle (« je suis le Maire », « je suis le Roi », « je suis le promoteur »). Ce qu’il faut défendre, c’est l’intégration des plus pauvres dans la gestion des dynamiques urbaines. Et pour qu’un tel projet aboutisse, et pour épouser les préoccupations des habitants, il est désormais certain — nos résultats le confirment — que la planification des espaces publics doit être révisée.
Dans les villes, l’espace public est soit un lieu résiduel où ne trouvent plus à s’inscrire que des sociabilités marginales ou problématiques (sans-abris, enfants de la rue, mendiants, vagabonds, toxicomanes…), soit les alentours plus ou moins accessibles des centres commerciaux. Cette polarisation se solde par la disparition des véritables espaces de publicité, car, dans l’état, les urbanistes n’offrent plus que de vagues terrains aux passages précipités d’individus cherchant un sens à leurs marches et à leurs marchés dans la ville. L’espace public, dans les sociétés urbaines et alter-modernes, n’a même plus cette fonction postmoderne de remplir du vide par une esthétique clinquante : il est le vide dont ces sociétés ont besoin pour requalifier les terrains « pleins », croissant verticalement en croyant échapper à la chaleur poussiéreuse de la rue. Or toute pratique d’appropriation de ce vide pose un problème aux pilotes des villes (alter-)modernes, car toute pratique spatiale est une pratique sociale capable d’une critique politique de l’espace et donc des acteurs qui le dominent. Ainsi un espace est public quand il n’intéresse aucun privé, même à titre temporaire.
Des Brazzavilles de Balandier (1955) jusqu’aux Abidjans d’aujourd’hui, des dizaines d’années ont passé et la question de « la ville africaine » reste posée à chaque époque. Nos recherches apportent leur lot de connaissances et montrent les liens entre une gestion de l’espace public et une compréhension des dynamiques urbaines. C’est en cela qu’elle va, nous semble-t-il, plus loin que d’autres. Cependant, la question de la mise en place des connaissances scientifiques pour l’amélioration des conditions de vie des plus pauvres et des plus nombreux habitants des villes du Sud demeure aujourd’hui encore sans vraie réponse.
Pascal Michon et Nicolas Jost, « Un trottoir d’Abidjan » (© 2008).
Pour conclure, on nous permettra d’avancer l’idée que la « bonne » planification et la ville africaine souhaitable seront non seulement forcément postcoloniales et alter-modernes, mais encore métissées et aussi post-capitalistes. Post-capitalistes d’abord, même. Si nous prolongeons dans le champ urbain le « Manifeste pour des sociétés post-capitalistes » des Antillais Ernest Breleu, Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant, paru dans la presse française le 16 février 2009, nous devrons admettre que la ville africaine ne doit plus être victime d’un système marchand qui est à l’origine de son « horreur économique » et de la plupart de ses problèmes sociaux. Ce système repose par définition sur des rapports de domination, du Nord sur le Sud notamment, et son modèle de ville est par définition une domination culturelle de type colonial, quel qu’ait pu être le chemin accompli depuis les Indépendances.
Par suite, nous devrons admettre que le contexte ouest-africain n’est plus un contexte noir mais métisse ou hybride, tant y sont désormais mêlées les réalités mondiales, la négritude et la blanchitude globalisées qui s’affrontent, s’allient et finissent pas se combiner. La ville d’Afrique et les espaces qui portent au plus haut sa publicité ont été depuis longtemps métissés, ou même, osons le mot, créolisés. Abidjan, Dakar ou Nouakchott sont, à des degrés divers, « comme » Pointe-à-Pitre, Port-au-Prince, la Nouvelle-Orléans, des terres créoles, mais des terres urbaines. Des terres alter-modernes ensuite, parce que cette créolité n’a pas débouché sur une postmodernité unifiante et néolibérale mais sur un assemblage de mondes contemporains, nés dans un contexte local, mais dans lesquels on peut recourir à un langage international, quelquefois résolument venu d’ailleurs. L’organisation sociale et spatiale de la ville alter-moderne résulte de formes complexes empruntant certains éléments à la modernité occidentale, certains autres à la tradition locale, un peu à Dubaï, qui a les moyens de maintenir son statut de premier idéal-type architectural en Afrique, pourquoi pas quelques éléments, de fabrication peut-être, à Shanghai ?. Elle emprunte au passé et au présent. Il s’avèrera peut-être qu’elle emprunte au futur.
Des terres postcoloniales enfin, car il faudra bien que la ville se défasse, un jour ou l’autre, de son propre plan, qu’elle sorte de ses habits de colon français ou anglais pour mettre son grand boubou. Et si certains auteurs (Massiah et Tribillon, 1988) parlent de la décolonisation comme d’une seconde période pour la ville africaine, elle n’a en fait jamais eu lieu. Le plan perdure ; les élites ont étudié en France et, de plus en plus, aux Etats-Unis ; les urbanistes sont européens ; l’intérieur des têtes, comme les masques de Fanon (1952), sont restés blancs et la ville africaine, éternellement en gestation, tarde à éclore.
Pourtant, dans ces villes d’Afrique et dans leurs « répliques » caribéennes, on peut voir, si on s’en donne la peine, le futur de la ville-monde. Il ne s’agit pas d’une jungle urbaine, pas d’un ghetto global, pas non plus d’un chaos violent. Le futur de la ville, c’est un territoire où les hommes et les femmes vainquent les crises juxtaposées en se réinventant chaque jour comme société humaine. Ni modèle, ni stigmate, l’Afrique urbaine contribue à l’édification du Nouveau-Monde : elle en est un élément précieux.