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L’analyse précise des échanges intervenus au cours de ces différents moments montre en effet comment le « problème » qui y émerge, n’est pas tellement celui de la définition de ce qui est public et privé, mais du passage (sans jeux de mots) de l’un à l’autre et retour. D’une transition incertaine en tension que traduit fort bien la partie pendante de ce portail blanc qui semble attendre, avec envie, sa fermeture sans en avoir néanmoins le droit.
Une situation spatiale pas si simple qu’elle en l’air.
Une tension qui s’articule en premier lieu autour d’une subtile définition d’un degré d’indifférenciation. S’il s’agit bien de partitionner ou de repréciser les statuts juridiques des zones respectives, de les faire apparaître, leurs contours ne disposant pas pour autant d’une explicitation précise. Très paradoxalement, tout au long de la procédure, la plupart des participants de cette situation spatiale tiennent à ce que soit conservé un certain flou et sur les bords et sur la structure de la zone incriminée, en vue d’éviter une précision qui opèrerait de facto la disqualification de l’espace concerné puisqu’elle renverrait aux possessions individuelles respectives, précisément à chacun des garages particulier. Ceci est particulièrement visible au cours de la petite discussion avec les services municipaux qui se structure à un moment précis autour d’un schéma succinct réalisé par l’un des participants représentant « l’enjeu », manifestant l’effacement et la transformation des intérêts individuels en forme de revendication collective. Ce schéma se compose d’un extrait de cadastre dont les parcelles concernées sont fusionnées entre elles par un coloriage rouge surimposé et peu précis.
Le flou entretenu se situe également au niveau des qualifications. Si deux statuts juridiques bien distincts se complètent sur la zone urbaine, les participants ne souhaitent pas réellement non plus une application rigoureuse de leur régime de qualification parce qu’elle risquerait d’entraîner des conséquences irréversibles dans le cas d’une transgression. Comment et que revendiquer, en effet, lorsque l’acte incriminé se réalisera en zone indéniablement privée ?
Il en résulte le maintient d’une qualification du passage comme totalité mixte où les statuts se complètent et se télescopent. Une situation qui s’explique par le fait que, sur la dalle de béton uniforme traversée par les trois types de statut (public, privé collectif et privé individuel), aucun élément matériel ne se dresse en signe tangible du passage de l’un aux autres. Un état des lieux que la pose du volet métallique viendra en partie modifier et qui confrontera les résidents à l’élaboration d’une nouvelle stratégie : l’entrée en scène de l’affiche manifeste alors le jeu sur la limite maximale de ce qu’il est possible de faire, prend en charge en tant que dispositif délégué le soin de repousser des pratiques et d’entretenir un lieu à accessibilité zéro.
À travers cette situation s’exprime par ailleurs une grande labilité dans les catégories d’intervenants : ce ne sont pas les mêmes résidents qui, à chaque niveau de la procédure, ont enfilé la panoplie d’« habitants du quartier », ni les mêmes adjoints celle de la « municipalité ». Ce sont également des individus différents auxquels est fait endosser le rôle d’« habitués » ou de « zonards » et qui se voient transformés en sujets collectifs abstraits participant à part entière aux différentes discussions. À cet égard, si l’on a pu remarquer la présence d’Électricité de France (ÉDF) convoquée avec la présence exhibée du bloc de contrôle, le « SDF » correspond quant à lui à une fiction répulsive décisive dans une opération spatiale : « qu’ils aillent n’importe où mais pas ici » déclare en colère l’intervenant au cours du conseil de municipalité devant les sourires un peu narquois qui ont accueilli sa requête et avant de rasseoir. Et peu importe, au demeurant, qu’il n’y ait pas de locaux adéquats accessibles pour les dits SDF dans rayon de 800 mètres (il est à cet égard étonnant voire dommage que ce point ne soit pas même évoqué, à quelque moment que ce soit).
À travers la démarche de répulsion qui se poursuit avec les différents échanges pour apparaître in fine en filigrane de l’affichette, se définit du même coup un « ici » ; l’espace de transition vide prend une épaisseur et s’y constitue en objet tangible. Ce manifeste nous incite, enfin, à réfléchir sur la menace de mort qu’il tente de faire peser. Une menace qui – même s’il s’agit bien sûr de la relativiser (un compteur de consommation électrique étant comme chacun sait assez peu porteur de danger !) -, médiatise indirectement l’exclusion de l’autre par la violence, expression d’une variante fantasmée du barbelé dont Olivier Razac (2000) a décrit la fonction politique dans le règlement des jeux sur la vie qui s’engagent avec le franchissement du dedans au dehors et de l’intérieur vers l’extérieur.
Il y a du politique dans ce qui bouge.
Car il y a bien de la et même du politique dans cette composition. Si l’affiche et l’ensemble de la situation pourraient porter à sourire, il n’en reste pas moins qu’elles mettent en visibilité un des lieux en apparence anodins dans lesquels se jouent et se rejouent sur une forme conflictuelle les structures d’organisation qui permettent à des sociétés urbaines de se maintenir, de fictionner l’être-ensemble, ici sur une partition entre publics et privés. En effet, les jeux de délimitation, en faisant émerger le passage comme objet spatial, structurent une situation dans laquelle se dit ce qui est public et ne l’est pas, se définit ce qui doit ou ne doit pas être un comportement civique, renvoyant plus largement à ce qui se fait et ne se fait pas ici (se « libérer » dans la rue), bref, où se (ré)ajustent des normes sociétales. Ils consistent précisément ici à définir ou à repréciser la civilité et le respect, cette mutualisation réciproque de la reconnaissance du besoin de l’autre qu’a si finement décrite Richard Sennett (2003), mais qui est une discussion incomplète dans le cas présent, puisque unilatérale : le besoin n’y est en effet pas objet de réflexions mais scotomisé.
La prise en considération du contexte constitué en grande partie par les différents types d’échanges est déterminante pour comprendre comment ce qui est en jeu n’est pas l’usage de la zone urbaine concernée mais son institution comme espace vide : si l’utilisation de la dalle est fustigée, ce n’est pas pour ouvrir un débat sur ce que devrait être son « bon » usage, les pratiques acceptables qu’elle pourrait recevoir, mais plutôt parce que cette utilisation contredit l’exigence d’un non-usage. Personne ne doit prétendre s’approprier cette surface de béton à quelque niveau que ce soit : ni les propriétaires individuels (transgression de la propriété collective) ni le propriétaire collectif (transgression de la propriété publique) a fortiori encore moins ces personnages tiers invisibles mais oh ! combien actifs dans le déroulement du « problème ». Il s’agit donc, en jouant sur la distance, de maintenir un écart, d’entretenir et créer un vide intermédiaire entre l’espace public et privé, un vide absolu sur lequel nul ne devrait avoir de prétention.
On en conviendra très largement, cette dimension agonistique de la procédure d’organisation (d’aménagement) d’une zone urbaine nous emmène assez loin des agoras – « espaces de débat public » sublimés – et pourtant, c’est ce qui s’y passe qui, à bien des aspects, nous y ramène. On peut en extraire un schéma explicatif d’une politique de l’action en prenant à son compte le propos de John Rawls sur le caractère politique de la justification publique, différenciée nettement de la simple argumentation : il n’y a de règles et de normes qu’à partir du moment où celles-ci voient leur définition prendre une dimension conflictuelle, faire apparaître un débat sur la justice. Et ce petit lieu inattendu d’interactions qui s’articulent et se confrontent autour d’une matière à discuter en apparence aussi triviale, correspond pourtant sans doute à l’un des multiples espaces dans lesquels une « société politique comme bien » (John Rawls, 2004) est amenée à apparaître et à se créer quotidiennement.
Conclusion.
Si le lecteur impatient souhaitait connaître plus précisément la fin de l’histoire, par exemple si l’affiche aura eu finalement une quelconque efficacité, ou non, il risque malheureusement d’être déçu. La dispersion des composants de la situation va caractériser non seulement ceux qui y participent, mais également les éléments matériels : la rue, le passage, le parking, la borne enfin, bref tout ceci sera appelé à ne plus exister dans quelques années puisque l’ensemble sera remplacé par la moyenne surface commerciale, détentrice actuelle du parking, qui y construira ses nouveaux locaux. Loin de pousser à considérer que ce qui s’est passé n’en valait pas la chandelle, ce devenir de l’objet spatial incite au contraire à adopter deux attitudes doublement conséquentes. À considérer tout d’abord une pratique d’aménagement urbain au moins autant comme une activité de configuration qu’un résultat, et donc à enrichir davantage par le procédural, le classique paradigme de « l’espace produit », toujours très attentif aux « effets » concrets et tangibles. D’autre part, en réalisant une géographie de ce type de la dimension politique des micro-conflits en milieu urbain, à renouveler, pourquoi pas ?, les échelles traditionnelles de la géopolitique.
Photo ©Marc Dumont.