Il paraît inévitable, lorsqu’on aborde actuellement les problématiques concernant la ville et l’urbain, de voir surgir les termes de métropolisation, gouvernance, participation ou encore de développement durable. Pourtant, leur usage reste assez souvent marqué par un important flottement sémantique, un fonctionnement « en creux » qui contribue d’ailleurs sans doute à leur conférer une efficacité stratégique d’un ordre autre que strictement scientifique. Face à cette situation, deux attitudes sont couramment adoptées parmi les chercheurs : l’une, hypercritique, consiste à dénoncer l’usage de ces termes en tant qu’ils renverraient à des soubassements idéologiques inacceptables et dissimuleraient des stratégies machiavéliques. À l’inverse, une autre position consiste à se les approprier de manière inconditionnelle en ce qu’ils permettraient de traduire des mutations irrésistibles, intervenant dans les organisations urbaines, d’événements qui nous dépasseraient, expression d’une nouvelle complexité de l’urbain plus à accepter ou à subir qu’à comprendre.
Tout autre est le propos de cet ouvrage, production issue d’une université d’été organisée à Morges (Suisse) en septembre 2001 sur le thème « Action publique et métropolisation : le rôle des espaces publics ». Il s’inscrit dans la continuité de tout un ensemble de travaux menés par des chercheurs, en particulier par le géographe Bernard Jouve, qui s’attachent depuis maintenant un certain nombre d’années à clarifier à la fois ces mots et les réalités dont ils pourraient être à même de rendre compte. Traversé par un souci exploratoire et tout en réalisant une hybridation du monde des chercheurs et des professionnels, l’ensemble évite tout d’abord le double écueil de la préconisation normative en ne visant ni à produire des principes-clés prêts à être importés par des praticiens, ni à se limiter à une collection d’interventions résultant d’échanges et sans réelle formalisation. On y trouvera donc bien peu de contributions autonomes, mais une série de synthèses exploratoires produites à partir des réflexions qui se sont tenues dans les différents ateliers. Par ailleurs, en s’attachant à problématiser la relation entre métropolisation et action publique par le prisme de l’espace public, il présente une stimulante tentative pour dépasser les apories d’une appréhension sectorielle des différents champs auxquels ces notions peuvent respectivement renvoyer.
Partant d’une définition stabilisée par Marcus Zepf de la métropolisation, l’ouvrage traverse la thématique désormais relativement bien cernée de la recomposition contemporaine des territoires urbains, pour se confronter ou élucider les questions qu’elle soulève, tant sur un plan organisationnel qu’ayant trait à l’identification même des espaces qui se produisent dans ce cadre et de leur rôle dans ce processus. Trois axes d’interrogations y sont engagés suivant deux angles de vision synchroniques (scientifique ou professionnel) : comment aujourd’hui produire / penser la production des réalités urbaines (conception), comment y impliquer / s’y impliquent de nouveaux acteurs (concerter), comment organiser / sont organisées ces nouvelles réalités (gouverner) ?
Dans l’ensemble des problématiques traversées par ce travail, deux orientation nous semblent plus particulièrement mériter qu’on leur porte attention : une certaine perplexité quant aux recompositions du politique et une invitation à faire bifurquer les modes classiques d’intelligibilité du projet urbain tant dans sa pensée que dans les niveaux de sa réalisation. Elles font toutefois douter dans le même temps de la réelle efficacité de la focale « espace public ».
L’aménagement des espaces publics, évidemment politique ou évidement du politique ?
En premier lieu, on remarquera comment une nette opposition se dégage entre certaines contributions, les unes invitant à rester très perplexe ou tout au moins interrogateurs vis-à-vis des recompositions du politique, les autres, à l’inverse, voyant dans les nouvelles formes d’action publique l’esquisse d’un régime politique souhaitable. Quels sont exactement les termes de ce débat et à quel niveau se situe précisément cette divergence ? La réponse n’est pas simple parce qu’elle mêle étroitement l’observation de logiques organisationnelles avec leur évaluation. En ce sens, les auteurs convergent bien lorsqu’ils identifient une bifurcation dans les politiques urbaines, métropolitaines ou encore dans les pratiques urbanistiques, d’un régime incitatif et linéaire vers un autre nettement plus itératif, incertain et pluriel, « pragmatique » comme le caractérise Yves Chalas. La question qui se pose donc est d’une part de savoir si ce régime est efficace (évaluation des pratiques) et d’autre part si ce qu’il produit tant dans ses modalités que dans ses résultats, est ou non acceptable (évaluation des référents). Sur le premier point, la contribution de Bernard Jouve constitue un nouvel apport, interrogeant à partir d’une perspective bibliographique l’articulation entre les institutions publiques et la sphère privée à l’échelle métropolitaine, en particulier la capacité postulée a priori d’agrégation d’une « sphère privée », dimension essentielle des théories de la gouvernance qui considèrent que les métropoles sont gouvernables par des coalitions d’acteurs. Cette « gouvernabilité », avance-t-il, est en réalité loin d’être assurée, non seulement du fait de la présence toujours effective des États mais aussi, en analysant le rapport différencié des firmes à leur territoire, parce que le « monde des affaires » est en réalité lui-même fragmenté et qu’il s’articule suivant différentes logiques territoriales. Cette situation pose au gouvernement des métropoles un vrai défi, qui n’est pas forcément encore relevé quant aux médiations à penser et construire entre les deux mondes des institutions publiques et du privé.
Sur le second point (évaluation des référents), c’est une autre occasion pour Chalas de présenter sa proposition programmatique désormais classique sur l’avènement d’un urbanisme à pensée faible. Il convient d’attirer l’attention sur le fait que cette conception reste sous-tendue par le postulat non-objectivé qu’il puisse exister des rapports sociaux qui ne soient pas des rapports de pouvoir, dont à cet égard l’étrange appropriation du livre de Gérard Mendel sur l’autorité est représentative (p. 41-42). À partir de là, Chalas expose une série de définitions contradictoires du politique, notamment lorsqu’il précise que la « pensée faible » doit extraire le politique de l’arbitrage confondu sans doute ici sciemment avec l’arbitraire. Pas d’arbitrage, pas de Tiers référent, mais comment donc convaincre que « la pensée faible est par conséquent une pensée éminemment politique » (p. 45) ? Il semble que « mettre les gens ensemble » (p. 45) n’a jamais été en soi politique (ou ne serait-ce qu’insuffisant à discriminer ce qui est politique de ce qui ne l’est pas) mais plutôt condition de possibilité, de dégagement ou de production de celui-ci. Le plus curieux est que l’auteur objective et assume lui-même ce paradoxe d’une pensée du politique qui exclut de fait de son champ sémantique les termes de « décision » et de « pouvoir ». On est, enfin, surpris, par la tonalité iréniste d’une préconisation de l’horizontalité et d’une « action publique [qui] doit agir sans savoir » (p. 45).
Cette posture se voit contredite par d’autres contributions, notamment celle d’Edouaro Salzano qui montre de manière convaincante que si la gouvernance institutionnelle est pleinement possible en Italie, elle implique paradoxalement, face à l’impossibilité des groupes privés de trouver un opérateur d’arbitrage, d’en appeler à la présence de l’État. Puis, si la contribution de Rachel Linossier et Virgine Jaton peut être soulignée, ce n’est pas tellement pour leur incitation finale assez peu originale quant à la nécessaire composition des dissensus au lieu d’une quête irénique d’un consensus dans les pratiques urbanistiques, mais plutôt pour la contradiction qu’elles apportent explicitement très (trop) timidement à partir de leurs travaux empiriques du propos d’Yves Chalas, affirmant l’indispensable présence d’un pilotage politique fort dans une séquence d’action publique. En fait, ce qui apparaît à travers ce débat dont on aurait souhaité qu’il soit davantage abordé de manière frontale, c’est qu’une réflexion sur les recompositions contemporaines du politique ne peut faire l’économie d’une interrogation sur les modèles sociaux (ou sociétaux) qui s’y retrouvent à l’œuvre et portés le plus souvent de manière implicite. L’avant-propos de François Plassard est très clair en ce sens lorsqu’il insiste sur l’indispensable questionnement sur les valeurs qui agitent les pratiques d’action publique observées, repris dans un propos assez critique de David Guéranger qu’on ne peut que mettre en exergue lorsqu’il évoque le fait que « de manière générale l’analyse des processus laisse un vide sur les valeurs qui en sont au fondement […] à de nombreux égard, la participation pour la participation semble illustrer la vacuité du débat proprement politique au sein des politiques urbaines » (p. 65). Or offrir du répondant aux débats ouverts par Chalas aurait pu précisément se réaliser sur cette question de la réduction des phénomènes d’organisation, saisie sous un angle strictement fonctionnel. Si ces phénomènes de « débats pragmatiques » où l’on ne sait pas ni où l’on va ni où l’on veut en venir, conviennent à Chalas pour leur caractère consensuel, c’est principalement pour leur « performance », leur « efficacité » qui est en premier lieu instrumentale et non évaluée pour les modèles urbains qui s’y produisent. À ce niveau, la question de l’aménagement des espaces urbains pouvait permettre de poser efficacement celle des espaces publics (de débat) comme le remarque très fugacement la conclusion.
Quel renouvellement dans les modes de production de l’urbain ?
Le deuxième aspect concerne la manière même de concevoir le projet urbain, terme que Plassard situe comme point d’articulation entre les termes d’espace public, de métropolisation et d’action publique. En fait, tous les contributeurs qui évoquent cette question font le choix intéressant d’éviter de soulever à nouveau les questions ayant trait à la stabilisation sémantique de l’expression et choisissent plutôt de s’appuyer sur l’expression pour inviter à repenser la manière même de concevoir la production de l’urbain, et ce à deux niveaux : celui des productions de savoirs et celui des légitimités.
Concernant les savoirs, la communication programmatique de Pascal Amphoux avance en direction d’une inclusion sophistiquée de la voix des habitants, non plus à défaut, mais à prendre dans toute sa mesure, non pas comme une seule verbalisation du vécu, du désir, qu’on se contenterait de consigner voire même de prendre intégralement au mot. Il propose qu’à travers cette écoute des « récitants » se produise une bifurcation dans la manière même dont les praticiens peuvent considérer leur propre travail mais également dans la manière même avec laquelle des processus de production de la ville pourraient à la fois s’auto-concevoir et se réaliser. Ce plaidoyer en faveur d’une hybridation des savoirs, d’un récit polyphonique (et non emboîté) du projet aurait pour objectif de ne plus isoler la récitation, sa consignation et son « usage » : la récitation ne serait dès lors qu’un des registres synchrones avec la conception et la décision de ce qu’on peut appeler une sorte de voix-pratique, celles des projets urbains. Toutefois, cette activité de récitation n’est pas entièrement convaincante. Elle semble tout d’abord visiblement fortement empreinte d’une vision substantialiste de l’espace. En ce sens, le plaidoyer actualise à bien des égards une sorte d’herméneutique de l’espace et ses présupposés philosophiques, laissant entendre la possible révélation d’une « essence » intrinsèque des choses, que ce soit celles de l’individu ou de l’espace matériel. Faut-il chercher à atteindre « l’esprit du lieu » par le biais des récitations comme il y invite, où davantage apprendre à composer avec des individus qui y croient ? Puis, une hybridation des voix techniques, économiques et habitantes n’apparaît-elle pas bien improbables, difficile à tenir et sujette à des discordances radicales ?
Par ailleurs, l’émergence d’un brouillage au niveau des processus et procédures exige une acuité renouvelée du regard des chercheurs. Sarah Russeuil et David Guéranger insistent à ce sujet sur l’intérêt voire la nécessité de se départir des systèmes trop simples de catégorisation des acteurs, en particulier du triptyque indépassable qui différencie habitants, décideurs et concepteurs. Ces catégories seraient doublement insatisfaisantes : elles oblitéreraient à la fois les acteurs économiques comme intervenants à part entière, mais éviteraient également de penser des déclinaisons et variantes plus précises des catégories selon les situations.
Mais cette traque de ce qui se produit à travers la métropolisation exige aussi une interrogation sur la construction de nouvelles légitimités encore beaucoup trop faible à leur sens, faiblesse qui traduirait peut-être davantage, selon eux, la disparition de certaines formes de légitimité que la construction de nouvelles. Une interrogation sur la production de nouvelles légitimités produites que mène également Daniel Kübler, à partir du cas de la métropolisation en Suisse. Examinant deux types de légitimité, par l’input (expression des préférences, gouvernement par le peuple) et par l’output (choix politiques collectif, pris dans « l’intérêt général »), Kübler repère à travers une enquête statistique ayant principalement trait aux satisfactions d’individus par rapport à des politiques publiques, comment c’est davantage la seconde forme qui semble prévaloir, d’une part, et comment par ailleurs chacune des deux légitimations a tendance à devenir autonome. Autrement dit, il note une distance (et non une discordance) de plus en plus nette entre des sphères d’expression et de réflexion sur les politiques à entreprendre (débat public) et celles de la transformation de cette expression en prises de décision collective : la métropolisation et la forme de gouvernance politique qui lui correspondrait aurait cet effet paradoxal de nuire à la lisibilité du circuit général de la prise de décision.
Conclusion : espaces publics incertains.
« N’aurait-on pas énoncé ce que devrait être la métropolisation plutôt que ce qu’elle est ou ce qu’elle fait ? » (p. 70) avancent Russeuil et Guéranger, évoquant explicitement l’interférence contre-productive des usages normatifs et scientifiques des expressions initialement évoquées. Cette remarque pourrait sans doute concerner le choix même de l’entrée par l’espace public, choix « imposé » en quelque sorte par son omniprésence dans les politiques examinées, et au sujet duquel on formulera, pour achever, deux remarques. Une perplexité par rapport à son usage liée tout d’abord à son instabilité sémantique entre les auteurs, qui force ainsi le lecteur à une périlleuse oscillation entre un sens strictement technique (fraction d’espace urbain) et un autre, habermassien, qui par ailleurs foisonne et fait mouche dans le champ scientifique en général sans que l’on sache plus tellement à quoi s’en tenir. Tout, dans la clarification du terme réalisée en introduction, avait de quoi laisser dubitatif sur l’intérêt scientifique réel d’un tel terme protéiforme, à la fois « espace métaphysique », « espace d’émergence de la raison », « phénomène sociologique de rencontre », « miroir des comportements », « manière de vivre ensemble » ou encore éléments du « tissu construit ». C’est d’ailleurs pour cette raison que le même texte indiquait réduire l’usage de l’ouvrage à celui désignant « la forme matérielle mesurable », précaution parfois oubliée par les auteurs. Plus encore, cette perplexité est celle-là même que formulent certains d’entre eux quant à l’efficacité du prisme privilégié par le sens matériel pour restituer des logiques politiques de la métropolisation. Russeuil et Guéranger suggèrent par exemple qu’il y aurait des niveaux auxquels la pertinence de l’institution se ferait davantage sentir qu’à d’autres, relativement peu à l’échelle de l’espace public mais nettement plus à celle de la métropole. Autrement dit, la focale espaces publics survalorise la question de la participation et biaise celle du politique dans le cadre de la métropolisation. Plus qu’à l’abandon du terme, n’est-ce pas là une invitation à penser les jonctions, télescopage ou disjonction de ces niveaux micro / macro, mais peut-être davantage dans le cadre analytique et empirique d’opérations et stratégies urbaines ?
Markus Zepf (dir.), Concerter, gouverner et concevoir les espaces publics urbains, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, Lausanne, 2004. 192 pages. 43 euro.