Proposer une Traverse (un des usages de la revue EspacesTemps.net) autour du « Traverser » peut paraître au premier abord relever du clin d’œil. On pourrait également n’y voir que le dernier avatar d’un processus de substantivation faisant feu de tout bois verbal, dans les sciences sociales en particulier.
Le traverser est abordé ici comme la validation sociale d’une pratique de l’espace ordonnancée a posteriori. Il s’agit donc de questionner le traitement social de cette validation. En ce sens, si la distance est l’« attribut de la relation entre deux ou plusieurs réalités, caractérisant leur degré de séparation (écart), par différence avec l’état de contact » (Lévy et Lussault 2003, p. 267, voir aussi Lévy 2009, p. 176), nous faisons l’hypothèse que le traverser est un processus de substantivation sociale qui fait advenir la distance parcourue comme unité d’espace. Nous cherchons ainsi à comprendre comment l’achèvement du parcours de l’étendue donne ici sens à l’espace, le fait exister. Étudier le traverser, c’est donc aussi étudier « les sens du mouvement » (Allemand, Ascher et Lévy 2004). Au-delà de l’appropriation par un vocabulaire spécifique, l’objectif est de déterminer des grammaires spatiales propres. Dans ce système spatial, pour appréhender les distances, « se donner une représentation relationnelle de l’espace » (Pumain 2009, p. 34) est bien sûr un préalable nécessaire. Le traverser est dans ce cas bien entendu comme une forme d’habiter du Monde, c’est-à-dire comme un « rapport à l’espace exprimé par les pratiques des individus » (Stock 2004 [1]).
La campagne publicitaire de SNCF « L’arbre » (2006) pour le TGV illustre bien la production de ce type d’espace (nous nous inscrivons ici dans les définitions de Michel Lussault, selon lesquelles l’espace « constitue l’ensemble des phénomènes exprimant la régulation sociale des relations de distance entre des réalités distinctes et la spatialité l’ensemble des usages de l’espace par les opérateurs sociaux » (2009, p. 20). Cette campagne de l’opérateur ferroviaire, dans laquelle les infrastructures de transports restent invisibles, montre d’abord un groupe d’individus perchés sur les branches d’un arbre, enracinés dans un paysage champêtre. L’ensemble de ces acteurs sociaux se jette bientôt dans le vide où ils s’organisent très vite dans un flux linéaire dont le mouvement les conduit, en traversant lacs et vallées, vers un monde urbain. Leur liberté de mouvement dans la traversée est mise en perspective avec un conducteur automobile enfermé, lui, dans son véhicule. À l’arrivée, les passagers se dispersent dans la ville ; ils passent alors d’une cohésion sociale à une autre, d’un régime de vitesse à un autre, et peuvent envisager d’autres traversées.
Le recours à une dénomination générique — « traverser » — oblige à dépasser une lecture qui serait seulement métaphorique ou structuraliste pour s’orienter vers une herméneutique spatiale. À partir des grilles de travail de Ludwig Wittgenstein (1921, 1972), de Walter Benjamin (Wismann 1986, colloque 1983), ou celles plus récentes de Heinz Wismann (2012), il s’agit d’abord d’intégrer la logique et la philosophie du langage autant que ses dimensions éthiques et esthétiques. Figure de langage convoquée aussi bien dans le champ sportif que politique, dans le cinéma que dans la publicité, la traversée est ici étudiée comme aboutissement du traverser ; cette substantivation vise à rendre compte d’une figure spatiale.
Dans une autre campagne de la SNCF pour le TGV, « Paysage » (2001), c’est l’individu qui est enjoint par le slogan à « vivre et voyager en même temps », donnant l’illusion d’une continuité de quotidiennetés, où les changements de pièces se succèdent sans changement de domicile. Seuls les discordances sonores et le défilé des paysages hétérogènes en succession en arrière-plan semblent rendre compte des traversées d’espace qui se produisent dans la quotidienneté du domestique social. À noter que le point de départ est pour le coup symboliquement marqué par des paysages urbains et que la destination est traitée de façon elliptique.
Du point de vue de la langue, que signifie nommer ainsi des pratiques de l’espace et pourquoi les identifier comme telles ?
Le verbe, les verbes et la langue.
Un verbe peut en cacher un autre, mais il n’est pas forcément celui-ci.
Traverser n’est pas franchir. Ou pas seulement. Dans le langage courant comme dans l’analyse spatiale ou dans la chorématique, par exemple, il y a dans « franchir » une référence claire à la ligne et à sa transgression. Qu’elle soit de couleur (jaune, blanche, rouge, bleue, verte etc.), de crête, un cours d’eau, une frontière matérielle, un mur, etc., la ligne invite à une compréhension a priori de la traversée par la limite. Obstacle structurel, social ou politique, symbolique ou imaginaire, la ligne peut avoir une plus ou moins grande épaisseur et relever d’une métrique euclidienne ou non. L’expression spatiale de la limite peut aussi être ponctuelle quand il s’agit, par exemple, de bornes, de seuils ou de cols, mais c’est toujours l’avant et l’après de la démarcation qui sont pris en considération. Soit une métrique interne. Denis Retaillé (2011) a très bien expliqué les « transformations des formes de la limite » et Anne-Laure Amilhat-Szary (2013) fait volontiers se rencontrer la viscosité de la matière du mur évoquée par Marcel Aymé (Le Passe-muraille) et celle des corps dans la pensée de Gilles Deleuze et Félix Guattari (2008, 2009). Dans un espace mobile (Retaillé 2011), il en résulte des agencements de spatialités plus ou moins élaborés. Pour les comprendre, les très fines analyses des spatialités du franchissement de Michel Lussault (2009, 2013) doivent être mobilisées.
Traverser n’est pas non plus passer. Ou pas seulement. L’étymologie de pas- inscrit l’action dans une métrique des limites et de leur gestion. On notera que le pass anglo-saxon désigne aussi un lieu du passage, fonction également dévolue à la passe du lagon. Rappelons encore que le passe est le moyen de s’affranchir des limites d’un lieu pour le faire sien et qu’un mot de passe est parfois indispensable pour passer les limites. Quand Marc Augé (2009) soutient qu’une frontière n’est pas un barrage, mais un passage, il revendique aussi une anthropologie des mobilités. Le passage peut donc être abordé comme un rapport du soi au lieu. Mais les traversées doivent, elles, être étudiées en fonction de multiples métriques, notamment externes. Ces « modes de mesure et de traitement de la distance » (Lévy 2003, p. 607) constituent des outils de mesure pour saisir des agencements spatiaux composés a posteriori qui n’excluent pas des chevauchements entre le dedans et le dehors.
« Parcourir » ou « sillonner », verbes volontiers présentés comme ses synonymes, ne sont pas « traverser » non plus. Il est plus question d’une étendue dans laquelle on circule en tous sens et toutes directions. Mais s’ils peuvent laisser des traces, s’inscrire dans une sémiosphère parfois très sophistiquée, le cheminement n’existe pas en dehors de ses propres coordonnées et le parcours fait d’abord référence à une trajectoire qui produit l’espace… Claude Raffestin (1974, 1990) entend d’ailleurs la sémiosphère comme l’ensemble des signes et mécanismes de traduction des rapports des sociétés avec l’extérieur ; en ce sens, elle informe ici l’espace du traverser.
Une première définition du traverser.
À ce stade, et compte tenu de ces premiers resserrements sémantiques, la définition proposée par Roger Brunet, Robert Ferras et Hervé Théry dans leur dictionnaire critique (1992) doit sans doute être dépassée. L’action de traverser y est en effet décrite comme un « déplacement d’une extrémité à l’autre d’une entité spatiale repérable » (p. 445). Nous faisons l’hypothèse que cette lecture réduit le champ du traverser à certaines formes simples d’interspatialités et notamment qu’elle n’intègre pas des métriques externes. Elle ne rend pas non plus compte des expériences de l’espace décrites par Michel Lussault (2013).
Considérons donc pour l’instant qu’il s’agit de la mise en relation de deux espaces par une action circulatoire définie et projetée pour faire sens à travers et en dehors d’un espace référent. Organisée et finalisée, cette action relève d’un arrangement spatial dont la morphologie révèle des empilements de rythmes. Validée socialement, elle résulte d’un ordonnancement postcirculatoire de mouvements singuliers.
Un espace de référence.
Où il est question d’un espace référent.
Si la traversée renvoie à un espace de référence, les dimensions de celui-ci sont redevables du traverser. Une première lecture de cette dialectique est à chercher dans le français canadien qui définit une « traverse » comme l’action de traverser une étendue d’eau ou, plus largement, une entité spatiale, mais aussi comme le moyen qui permet cette traversée. Comment ne pas évoquer ici le « traversier » entre Québec et Lévis : 1 km de largeur du fleuve Saint-Laurent, 10 minutes de parcours assurés avec deux navires alternants et au-delà l’invention de « la route bleue du Québec ». (Photos 1, 2, 3, 4)
L’observateur remarquera la portée des petits textes comme celui-ci au dos des bancs du bateau : « Et au-dessus ladite montagne est terre unie et plaisante à voir, traversant terre belle et sans cesse bâtie ».
Cet espace référent (ici, par exemple, l’entre-deux-rives du Saint-Laurent) n’a toutefois pas la stabilité que laisse supposer le recours à des objets physiques. Dans la rhétorique du franchissement, les contours de l’espace référent doivent d’abord à une métrique interne dessinée par le fonctionnement d’un réseau à dominante linéaire. L’échelle du référent mobilisé peut être continentale ou océanique et cherche volontiers à s’appuyer sur un point de départ et sur un point d’arrivée : ports ou villes à petite échelle, banderoles ou bouées pour des épreuves sportives. Ce phénomène s’accompagne d’un glissement d’une métrique interne vers une métrique externe. Cela se retrouve entre le terme générique de transat et ses déclinaisons polytopiques (« Anglaise », « du Rhum », « Jacques Vabre », « Québec-St-Malo », etc.), pour reprendre le vocabulaire de Mathis Stock (2004, 2005, 2006). L’étude des plus longues « routes » terrestres est aussi riche d’enseignements. Une même syntaxe spatiale émerge. From ocean to ocean, la route 20 aux États-Unis relie Boston (Massachusetts) à Newport (Oregon) et peut être comparée à la Transcanadienne. En Chine, c’est la route du Tarim qui traverse sur plus de 450 km et sans aucune ville intermédiaire le désert du Taklamakan. Autant d’arrangements géométriques différents. Mais comment comprendre la Panaméricaine, qui offre, entre Prudhoe Bay et Ushuaïa, une traversée transcontinentale longitudinale ? Pour prendre sens, l’espace référent comme son traverser ont besoin d’être orientés, finalisés… Les nombreuses solutions de continuité, entre le Panama et la Colombie notamment, et la complexité des espaces intermédiaires invitent également à identifier cette route sous la forme d’interspatialités urbaines. C’est sans doute dans cette même catégorie qu’il faut ranger la « Route 1 » du réseau Asian Highway Network (AHN), entre Tokyo (Japon) et Istanbul (Turquie). Les traversées dites « transsibériennes » sont, quant à elle, beaucoup plus complexes à appréhender qu’il n’y paraît. Si la route transsibérienne relie bien Saint-Pétersbourg à Vladivistok, la voie ferrée éponyme démarre seulement à Moscou et dessert près de 1000 gares. Quant au nom, il doit plus à l’histoire qu’à l’espace de référence. Enfin, pour ajouter à la confusion, la ligne est souvent confondue avec les trains qui l’empruntent et dont le nom, pour le coup, est souvent lié… à la destination.
Autre cas, autres interrogations : si l’on fait abstraction de l’espace euclidien, ne peut-on pas soutenir traverser l’Australie si l’on emprunte la Highway 1, route circum-périphérique mais qui traverse toutes les capitales de provinces du pays ? Cet agencement répond seulement à des métriques externes. À d’autres niveaux scalaires, on retrouve des co-évolutions évidentes entre l’espace et sa traversée. Ainsi, à très grande échelle, n’est-ce pas le ballet sans cesse répété des traversées piétonnes et automobiles qui fait exister l’espace de Shibuya, à la fois la place (avec le passage piéton le plus traversé au monde ?) et le quartier environnant, à Tokyo (Japon) ? L’action de traverser, si elle ne se résume pas à ces actes, suppose de franchir, passer, parcourir, cheminer. (Photos 5 et 6)
Un espace instable et multicouche.
De fait, la géométrie des unités spatiales est tributaire des limites internes et externes de leur traversée. Or, comme ces limites fluctuent au gré des évolutions techniques, socio-culturelles et géopolitiques, l’espace traversé est par définition instable. À titre d’exemple, le double processus d’extériorisation-intériorisation des nodalités (le terme, dérivé du nœud, renvoie aux spatialités des commutateurs spatiaux dans le fonctionnement des réseaux) des traversées alpines modernes propose, à n’en pas douter, une définition de l’espace alpin. Sur le temps long comme sur celui de la traversée elle-même, la mise en relation des espaces périphériques fait apparaître l’espace référent « Alpes », d’abord en pieds de cols ou de pente puis bien au-delà. Au point d’en donner une lecture désormais urbaine et étendue, entre Lyon et Turin, ou Munich et Milan, par exemple. Le traverser prend aussi en compte un espace économique auquel il apporte une plus-value qui dépasse le simple acheminement de personnes ou de denrées (les routes du sel ou de la soie, par exemple). La valorisation sociale du traverser participe de la réinvention permanente de l’espace.
La Casbah d’Alger, lue à travers le webdocumentaire Dans les murs de la Casbah, nous permet d’envisager également la traversée à travers un espace multicouche et les superpositions simultanées de temps successifs.
L’identification de limites spatiales (« dans les murs ») et l’évidence apparente du titre ne résistent pas longtemps. Si la cartographie d’une haute et d’une basse Casbah rend compte de réalités urbanistiques et historiques, les validations politiques ou touristiques des dernières années montrent en fait les difficultés à identifier le dedans du dehors. Le webdocumentaire propose donc un cheminement interactif à travers l’« intérieur » de la Casbah et le visiteur virtuel est placé dans la situation d’un touriste relativement libre de son itinéraire. L’outil lui-même met en œuvre différents opérateurs sociaux dans des plateaux spatiaux que le visiteur numérique peut assembler à sa guise pour traverser l’espace.
Le dispositif proposé permet d’investir un espace multicouche (euclidien, fonctionnel, patrimonial, etc.). Les rencontres filmées sollicitent la mémoire des habitants autant que des visiteurs et nous montrent, par exemple, les traversées de la Casbah par les différents conflits. On comprend, par exemple, comment l’espace de la Casbah est associé pour ce Pied-Noir à la traversée de la Méditerranée. Ou le poids de l’espace référent chez cette famille, pour qui l’enfermement vient de l’intérieur. Dans cet espace multicouche, le traverser doit donc être abordé de façon complexe.
La confrontation à l’altérité.
Croisements, conflits et transgressions.
La traversée semble se heurter à l’altérité. Et d’abord de façon géométrique par le croisement des trajectoires circulatoires. Ainsi en navigation, un navire traversier coupe la route que l’on suit. Comme en montagne (en randonnée ou à ski en particulier), traverser la pente signifie passer en travers et croiser le sens de la pente. Dans la plupart des formes de croisements circulatoires, on signale des traversées d’autres formes circulatoires que la sienne, par implicite présentées comme dangereuses : ici ce sont des engins ou des piétons, là c’est la faune sauvage ou les animaux domestiques dont la variété est détaillée par espèces… Le crossing ou Xing anglo-saxon est donné à voir et à gérer dans toutes les dimensions de la traversée.
Cette approche transverse de la traversée, liée à la mise en tension d’ancrages externes, recèle un potentiel polémogène qu’il ne faut pas négliger. Traverser, c’est aussi s’opposer. Et s’imposer… La stratégie peut par ailleurs être celle du contournement, de l’évitement ou du raccourci. Pour le chemin de traverse (français) et de façon plus claire encore avec le short cut (anglais), la traversée coupe un espace pour en dessiner un autre. En le coupant, elle peut même le raccourcir en un sens. Le traverser peut aussi se manifester par des pratiques transgressives de l’espace.
Identités.
Les usages de l’espace par les opérateurs sociaux dans le traverser conduisent de facto à une remise en question de leur propre identité. La mise en relation de deux espaces par une circulation définie et orientée dans un sens, à travers et en dehors d’un espace référent, peut passer par des rituels, des codes ; elle peut nécessiter des sacrifices ou faire émerger de nouvelles formes de solidarité. Ce défi spatial proposé aux acteurs sociaux construit un espace dont l’agencement est un ongoing process, pour reprendre un gérondif anglo-saxon. La petite animation d’Hugo Frassetto « Traverser » (2008) en donne une lecture allégorique.
Pour traverser le fleuve qui sépare le désert du pays fleuri, il faut une fleur comme laissez-passer et une valise comme radeau. Lou vient de perdre sa fleur quand il rencontre Goutte, une jeune fille qui, elle, sans valise, tente de faire pousser une tulipe dans ce désert aride… Appréhender l’espace et ses obstacles (branchages animés de mouvements, cours d’eau dont l’écoulement est perpendiculaire à l’itinéraire spatial projeté etc.) passe par des formes et des enjeux de solidarités sociales entre acteurs. La traversée se fait lien social et advient comme espace.
Les expressions sont légion (celles qui tournent, par exemple, autour de « traverser un moment ou une période difficiles » ou bien encore « […] des difficultés ») qui rendent compte de ces dimensions sociologiques ou psycho-spatiales qui questionnent le statut de l’individu ou du collectif/groupe traversant. En cela, le traverser est matrice de spatialités.
Homo traversus.
Il y a entre l’homo traversus et le spatium transitum (ou spatium transgressum) des porosités dynamiques dans les processus de co-évolution.
Les expressions plastiques, littéraires ou cinématographiques ont d’ailleurs copieusement investi le thème de la traversée et du traverser. Au point de participer à un genre en soi pour le road movie par exemple. Trop facilement convoquée, l’œuvre iconique de Kerouac, Sur la route, a été maintes fois revisitée. Certaines pratiques journalistico-littéraires (fondées sur des personnages emblématiques, d’Hérodote (Kapuscinski 2004), à Alexandra David-Néel) ou touristiques — les opérateurs de voyage qui mettent à leurs catalogues de multiples offres de traversées « à la manière de » ou « sur les pas de ») surfent sur cette quête de soi par celle de l’autre qu’autoriserait la traversée. On s’inscrit ici dans une mythologie de la traversée qui a ses propres formes de coprésence, mais dont la pratique perd ici sa fonction initiatrice liée à des rites initiatiques.
Elle est mobilisée aussi, par exemple, dans un petit film (2010) fait par deux Japonais, qui envisage une traversée des États-Unis par Google Street View effectuée par deux individus qui font une « course immobile » dans une pièce. Restituée « à l’envers » (en référence à une mythologie nord-américaine, le sens de la traversée fait sens…), elle permet au vainqueur de traverser les États-Unis, de San Francisco à New York et d’arriver en « 4760 km, 90 heures et 104 619 clics » ! Le procédé consiste en fait en un ajointement d’images fixes — 104 620 au total — dont l’assemblage constitue l’espace du traverser. Les deux opérateurs sont côte à côte, face à deux écrans où s’inscrivent et s’écrivent leurs traversées. Celles-ci s’effectuent dans la quotidienneté d’une pièce où se déroule l’exercice spatial, avec des choix directionnels à grande échelle (la flèche cliquable de Google Street View qui devient une étendue), qui finissent par produire une traversée dans un retournement des polarités classiques est-ouest. Le lieu de destination, Times Square NYC, arme la traversée d’une force symbolique.
Cet agencement d’images, articulé de façon plus ou moins sophistiquée, construit au bout du compte des « paysages en mouvement » (Desportes 2005). Le traverser appelle in fine à une lecture dynamique des paysages, dont les arrangements sont largement redevables des intérêts des opérateurs spatiaux, ceux-ci fluctuant selon les époques et les contextes.
Traverser, c’est aussi prendre « place ».
Il apparaît donc nécessaire de croiser les regards sur ces montages spatiaux dont la finalisation donne un sens à l’espace. Pour reprendre un prisme développé par Michel Lussault (2009), traverser, c’est aussi prendre « place ». L’action spatiale renvoie à des modes de gestion des distances, soit la capacité de maîtrise des différentes techniques de la mobilité, ce que Jacques Lévy (1999, 2009) désigne sous le terme de « métrise ». Il s’agit ni plus ni moins de « compétences spatiales » (Lussault 2013) qui consistent dans l’espace du traverser à « savoir faire avec » les polarités spatiales, multiples et parfois contraires au sens projeté de la traversée, pour arranger une mise en relation spatiale. Mener à terme ce processus social est bien la destination spatiale du traverser. Sa validation fait exister cet espace, en fait une référence spatiale par-delà l’espace référent.
L’ensemble des contributions rassemblées ici permet d’approfondir la notion de traverser. Si l’article « Traverser l’espace » propose plusieurs pistes de cadrage conceptuel, ceux de Jean-Christophe Gay « Les traversées du quotidien » et de Kevin Sutton « Les Nouvelles Traversées Alpines, la Traversée échouée ? » interrogent le traverser en particulier par le prisme du franchissement. Ils fournissent des éclairages critiques développés à différentes échelles et dans des contextes variés. De son côté, Sébastien Nageleisen apporte quantité de propositions méthodologiques et de clés interprétatives pour alimenter la réflexion sur les paysages en mouvement (« Traverser les paysages : le cas de l’Aubrac sur les Chemins de St-Jacques de Compostelle »).
Le traverser est un défi spatial qui peut remettre en question les identités de ses différents acteurs. Dans ce dossier, les travaux d’Alain Tarrius (« Les carrefours migratoires mondiaux comme “zones de mœurs” ou “moral areas” : la mer Noire, de la concentration de migrations ethniques à la dispersion de transmigrations cosmopolites ») et de Lamia Missaoui (« Pour une anthropologie du “poor to poor” apparentée au “peer to peer”») montrent comment migrants et transmigrants sont confrontés à la traversée, obligés de s’adapter et finalement amenés à inventer et réinventer les espaces référents, en particulier l’espace migratoire. Les grilles de lecture proposées montrent ici toute la pertinence de la notion de « moral area » (École de Chicago).
L’article de Philippe Bourdeau et Florian Lebreton sur « Les dissidences récréatives en nature : entre jeu et transgression – Exploration liminologique » éclaire quant à lui avec force les confrontations à l’altérité et les dimensions transgressives du traverser. Leur expression s’exprime aussi parfois à travers les arts, comme l’illustrent les travaux d’Anne-Laure Amilhat-Szary, qui revisite la figure du passe-muraille à travers la résistance au passage du mur entre Israël et la Cisjordanie, et de Valérie Kociemba sur la traversée cinématographique de l’espace bordelais.