Cette nouvelle édition française d’un ouvrage publié pourtant en 1977 mais resté jusque-là méconnu propose une réflexion majeure d’un géographe japonais sur la question de l’espace, abordée à partir d’une perspective dite expérimentale. Yi-Fu Tuan y lie en effet très étroitement l’espace avec la consistance de nos rapports au monde les plus radicaux : le corps, les sens, les émotions. La perspective est donc très clairement « individualiste » dans le sens où le géographe aborde directement la question de l’espace par le biais de l’individu. Il rejoint ce faisant toutes les approches qui à la même époque ont contribué à faire émerger les notions d’espace vécu, perçu ou conçu (Armand Frémont, Henri Lefebvre par exemple), mais en ciblant plus spécifiquement sur la question du corps et de l’expérience, très en vogue actuellement. Voyons donc de quoi il retourne. Le livre est d’abord particulièrement agréable à lire, ce qui est loin d’être anodin : sans néologisme ni surenchère rhétorique, il est écrit dans un langage clair qui le rend accessible à tous, en particulier aux étudiants d’architecture et de géographie confrontés à la complexité de ces questions. Peu dense, également, en références, malgré l’aridité de certains des thèmes abordés, il offre ainsi une respiration plus que bienvenue dans un champ éditorial que le passage obligé par les « états de l’art » tend aujourd’hui à saturer voire à atrophier. Il prend de fait davantage le chemin de l’essai ou de la réflexion philosophique tout en proposant réellement de véritables bases pour une approche essentiellement théorique de l’espace : la « perspective expérimentale ».
Cette perspective est novatrice moins parce qu’elle invite à s’attacher à la perception et à la conception pour comprendre l’espace, que par le fait qu’elle s’intéresse à d’autres modes, très contemporains, tels que l’émotion ou la sensation. L’expérience n’est pas prise par Yi-Fu Tuan dans un sens de « capacités constituées » (ou d’expériences acquises) mais d’expérimentation : pour lui, nous expérimentons à chaque instant le monde et donc l’espace, mêlant pour cela des goûts, des odeurs, des excitations visuelles, du toucher, synthétisés par l’intelligence. C’est elle qui contribue à doter l’espace de qualités. Au centre de cette perspective se situe la notion d’intelligence qui pour lui est à la fois une capacité à établir une synthèse entre plusieurs expériences, mais aussi à intégrer de la mémoire, de la reconnaissance. Très curieusement mais aussi de manière assez bienvenue, il n’est à aucun moment question d’« ambiance ».
Partant de là, Yi-Fu Tuan axe son approche expérimentale autour de trois grandes interrogations. Tout d’abord, les « faits biologiques » (apprentissage de l’espace par le corps). Puis, les relations entre espace et lieu dont il dégage deux notions principales, la sécurité et la stabilité. À ce sujet, pour lui, le lieu est en quelque sorte de l’espace « en puissance » stabilisé, cette stabilisation permettant de prendre conscience de tout le potentiel ouvert par l’espace, par l’étendue de l’expérience ou de la connaissance (qu’est-ce que cela signifie de connaître un lieu, connaître un espace, un pays…). L’espace potentiel, l’espace « en puissance » fait ainsi l’objet d’une véritable fabrique en chaîne associant maîtrise et connaissance. Pour cela, Yi-Fu Tuan associe successivement à l’espace une série de termes qui constitueront tout autant de chapitres correspondant à cette fabrique et à cette maîtrise, saisie sous différents angles : enfant, corps, étendue, capacité, mythe, pays, temps et conscience.
C’est le troisième thème (l’étendue de l’expérience et de la connaissance) qui mérite sans doute une attention particulière parce qu’il s’attache à deux grands aspects d’un objet scientifique très actuel, la maîtrise de l’espace par les individus. Sur ce point, le lien entre expérience et maîtrise spatiale est souvent « décorporéifié » du fait de l’usage de mobilités automobiles ou électroniques (internet), cette « décorporéification » ayant été décrite par certains auteurs comme Richard Sennett (qui parle d’impassibilité des corps contemporains dans la ville) ou Paul Virilio qui avance que la vitesse a supprimé ou tout au moins amoindri l’expérience de l’espace. Pourtant, cette maîtrise de l’espace existe à deux niveaux qui apparaissent lorsqu’elle se retrouve perturbée : au niveau des repérages et des hiérarchisations d’espace et au niveau des étendues.
La maîtrise se situe donc d’abord du côté du repérage et de la hiérarchisation qui supposent un schéma élaboré et stabilisé. L’auteur en retire une grille de lecture des hiérarchies spatiales directement inspirée de la question du corps, avec une différence entre le haut et le bas, le centre, l’avant et l’arrière, la gauche et la droite. La lecture va plus loin encore en considérant que les villes ne sont que la traduction d’un tel système de stabilisation. Ces systèmes de repérage sont à l’origine des cosmogonies spatiales.
Ensuite, la maîtrise est aussi celle de l’étendue que Yi-Fu Tuan définit comme la prise de conscience de l’ampleur de l’espace à parcourir. Qu’est-ce que le « spacieux » pour lui sinon la sensation socialement constituée du regroupement, de ce qui « remplit », du « trop plein » d’espace, qui permet alors de qualifier la pression d’un espace trop rempli, ou trop vide. Cette appréhension de l’espace par la sensation de ce qui le remplit ouvre très largement le champ de l’éthique spatiale que ne mentionne pas du tout l’ouvrage, c’est-à-dire d’une étendue faite société et évaluée par rapport à sa densité et aux implications que ce « plein » ressenti implique : respect des autres, acceptation de « pleins » qui dérangent.
Une fois l’expérience du repérage et de l’étendue abordée, Yi-Fu Tuan s’attaque au problème considérable que nombre de recherches tentent aujourd’hui de circonscrire sous l’expression de « capital spatial ». L’auteur délaisse cette métaphore largement imprégnée d’économisme pour proposer une articulation à la fois plus simple et efficace de trois termes : « capacité », « compétence » et « connaissances » spatiales.
Citons-le : « La capacité spatiale devient une connaissance spatiale lorsque les mouvements et les changements de lieu peuvent être envisagés » (et donc programmés, prévus, imaginés) ; « marcher est une compétence, mais si je peux “voir” ma propre marche et si je peux retenir cette image dans mon esprit, alors je peux analyser la façon dont je bouge et le chemin que je suis ; j’en acquiers alors la connaissance ». Les compétences spatiales ne sont pas forcément liées à des connaissances spatiales, souligne-t-il par ailleurs, puisque nous pouvons disposer d’un très bon sens de l’orientation mais nous retrouver incapables d’indiquer le nom d’une rue (connaissance spatiale) à quelqu’un.
Si la connaissance spatiale consiste donc à savoir quelque chose au sujet d’un lieu, la capacité spatiale est quant à elle une manière d’utiliser des connaissances spatiales qui s’est souvent détachée des connaissances qui lui ont permis de s’élaborer. Apprendre à faire du vélo (capacité spatiale) se détache ainsi des rues et chemins qui ont permis cet apprentissage. La compétence quant à elle inclut ces deux termes, c’est un ensemble de capacités et de connaissances appliquées à un certain domaine. De son côté, la compétence consisterait à « savoir utiliser » à la fois des capacités spatiales et des connaissances spatiales sans que celles-ci ne soient forcément liées. La compétence est plus large que la simple capacité, c’est quelque chose d’assez complexe : l’usage d’un gps ou d’une voiture (capacité) et les connaissances spatiales des lieux (pays ou villes) constituent, ainsi, une compétence géographique.
Prendre le métro puis le bus sont aussi des capacités, connaître Paris et Londres sont des connaissances spatiales, la compétence c’est savoir voyager de manière multimodale. Bien sûr, une capacité peut nous manquer, par exemple si l’on crève un pneu et qu’on ne sait pas prendre un taxi, mais aussi des connaissances (comment est donc organisé le métro berlinois ?). On peut ainsi disposer d’une grande capacité spatiale et d’une compétence géographique totalement réduite à néant par un vide de connaissance, mais aussi connaître parfaitement Los Angeles et disposer d’une compétence géographique sans savoir conduire. Ce qui est bien sûr intéressant est de pouvoir détacher de ce trio compétence-capacité-connaissance l’insurpassable question de l’instrument et de son coût, ce que des travaux de recherche ont d’ailleurs montré : les compétences spatiales ne sont pas liées à des niveaux de ressources, parfois même bien au contraire.
Et c’est là ou Yi-Fu Tuan déçoit un peu : pourquoi dans ce cas, ne pas parler d’un dernier niveau plus complexe, celui de l’expérience de l’expérience (le capital spatial, justement), la compétence comme expérience sophistiquée et accumulée au point d’en constituer une arme dans une stratégie, reliant la maîtrise de l’étendue (premier thème évoqué) à cette approche des savoirs de l’espace constitués dans l’expérience ?
Attirons plus ponctuellement l’attention sur une série de points particulièrement stimulants dans les réflexions sur l’espace. Sur l’importance du mythe, d’abord, dont le géographe souligne qu’il est toujours d’actualité du fait qu’il y aura toujours du connu et de l’inconnu (alternance qu’il considère comme étant le ressort du mythe) : dans un monde totalement « connu », ces zones d’ombres se relocalisent.
Puis, sur le lieu, qui est lieu d’abord parce qu’il est fait corps, c’est-à-dire que toutes les récurrences de l’expérience ont contribué à familiariser : qu’est-ce que signifie familiariser sinon « maîtriser par corps » ? Ainsi, par des attitudes, des manières d’y marcher, nous faisons les lieux, nous nous « faisons lieu ». Le lieu est lieu parce que des gens s’y localisent et le localisent, voilà une conception de la corporéité du lieu plus que stimulante par rapport à une géographie française qui a pu parfois les considérer comme des évidences dont on pourrait faire la liste et l’histoire une fois pour toutes. Yi-Fu Tuan complète cette vision en proposant à partir de là de saisir le lieu comme une pause dans un temps conçu comme un flot ou un mouvement, et uniquement comme une pause, donc fondamentalement provisoire : le sens du lieu est produit par une alternance entre enracinement et détachement, l’attachement qu’on peut y avoir ne tient pas à la durée du temps qui y est passé, mais à la qualité et à l’intensité de l’expérience qui s’y produit. Dans ce prolongement, concernant les lieux de l’expérience intime, le géographe ouvre sur le fait que ceux-ci ne se cantonnent pas à la maison, mais s’étendent à tous les espaces et lieux dans lesquels l’expérience que nous faisons est si profonde qu’elle ne peut être partagée : un petit square, un arbre, un couloir souterrain…. des lieux de l’émotion partagée ou non.
On pourra toutefois exprimer à plusieurs reprises un certain scepticisme par rapport à des argumentations fortement teintées de conservatisme tels par exemple ce chapitre sur l’attachement à la patrie, en décalage par rapport aux réalités contemporaines européennes, ou les références aux conceptions théologiques et religieuses de l’espace intéressantes peut-être en elles-mêmes mais loin d’être généralisables, comme il le fait à plusieurs reprises, aux sociétés. L’homme serait-il à ce point structuré par ce besoin « fondamental » de « racines », à commencer par la maison ? À en lire nombre d’enquêtes récentes sur le logement en Europe ou aux États-Unis, rien n’est moins sûr… Mais il faut sans doute y voir un effet d’« aire culturelle » (Japon), une indéniable fascination pour l’espace des sociétés traditionnelles. On comprend alors que la géographie de l’expérience n’est pas tant une géographie qui se détache des lieux et de leurs pesanteurs historiques pour privilégier des expériences, qu’une géographie de l’activité humaine en tant qu’elle produit aussi de l’espace par l’expérience. Achevons sur cet aspect en mettant en perspective le côté partiel de l’approche de Yi-Fu Tuan (qui reste conçue par lui comme telle, d’où l’intérêt de la perspective expérimentale) puisqu’elle n’intègre pas d’autres producteurs tels que le politique, l’économique ou autres. Il resterait en particulier à réfléchir sur la manière dont l’espace de l’expérience se construit aussi contre l’espace de la logique et de ses distributions, au statut de l’expérience de l’espace et du temps par rapport à d’autres types d’expériences mais surtout par rapport à des conditions, qu’elles soient sociales, économiques, politiques ou culturelles qui n’y sont abordées que très fugacement.
Yi-Fu Tuan, Espace et lieu. La perspective de l’expérience, Lausanne, In Folio, 2006.