Retour à Pise.
[1]. La première étape est de plusieurs jours à Pise ; la piazza dei Miracoli éblouit Jeanneret ; il reste là du 6 au 10 septembre, regrettant de devoir partir et écrivant plus tard à son maître L’Eplattenier : « […] je me suis fait “pincer” (comme vous disiez si bien) en quelques heures. […] je ne retrouverai jamais ce calme de 6 heures, quand couché dans l’herbe, alors que tout le monde est loin, le feu d’artifice bat son plein » (Le Corbusier, 2006, p. 77). Il reprend la route et séjourne longuement à Florence, d’où il écrit, toujours à L’Eplattenier : « […] j’ai maintenant tout visité. La ville me paraît peu riche en architecture, est-ce vrai ? ou ai-je les yeux encore éblouis par Pise ? » (p. 87).
[2]. Jeanneret appréhende maintenant la piazza dei Miracoli comme un ensemble ; il le souligne dans une lettre à William Ritter (1867-1955) — « Toute l’affaire est un bloc [3], et notez ceci, que je dis ça, moi qui ai vu Athènes ! » (Le Corbusier, 1911) — et encore dans une lettre à Klipstein : « […] déçu de l’Italie, mais toujours amoureux de Pise. Un bloc, mon cher, oui même après le Parthénon et Pompeï. La nuit surtout. Je suis un noctambule et presque tous mes beaux souvenirs sont aux heures noires dans les rues désertes » (Le Corbusier, 2002 a, p. 90).
[4] Les organes sont ici les diverses parties d’un programme aux fonctions spécifiques ; ils sont ce que Guadet aurait nommé des éléments de la composition, à la différence des poteaux, canaux de fumée, gaines, parois courbes et escaliers de la villa Meyer et du hall du Pavillon suisse de la Cité universitaire, qui sont plutôt ce que le même Guadet aurait nommé des éléments de l’architecture, mais devenus autonomes.
[5]. Comme quoi les organes pourraient être quelquefois effectivement assimilés aux éléments de la composition du théoricien de l’École des beaux-arts.
La fascination qu’éprouve Le Corbusier pour Pise ne s’éteint pas de sitôt. Après la Seconde Guerre mondiale, à la demande des autorités helvétiques, il est amené à intervenir de nouveau au Pavillon suisse de la Cité universitaire (à ce sujet, voir Zaknic, 2004). En 1948, il remplace la fresque photographique qui a été endommagée pendant la guerre par une peinture murale, avant de se préoccuper de la façade sud, elle aussi endommagée. En 1957, il conçoit trois banquettes pour lesquelles il peint des plaques émaillées qui en revêtent la partie basse ; ces banquettes sont aussi dotées de tablettes, chacune recouverte de quatre plaques émaillées. Sur l’une des tablettes, que voit-on ? Pise, c’est-à-dire la silhouette de l’ensemble des bâtiments de la piazza dei Miracoli, semblable à celle de la lettre adressée à Ritter en 1911, semblable à celle du 4 juin 1934, qui est cette fois confrontée à la silhouette des bâtiments des Nations unies situés sur l’East River à New York [6], grand projet dont Le Corbusier a vu lui échapper la réalisation en 1947. Que Pise fasse le lien entre le Palais des Soviets et les Nations unies, la preuve en est apportée par l’examen d’une double page du Modulor (Le Corbusier, [1950] 1963, pp. 168-169), qui précisément met côte à côte un croquis de chacun des trois ensembles, en précisant : « Ce ne sont plus seulement “des formes assemblées sous la lumière”, mais un tissu interne, ferme comme la pulpe d’un bon fruit, gérant toute chose selon la loi harmonique : une stratification. […] Tout ceci manifestant l’aspiration à une organisation moléculaire de la chose bâtie, sur mesure harmonique à échelle de l’homme » (p. 168).
Maintenant, un nouveau vocabulaire s’est substitué à l’ancien. Les organes libres les uns à l’égard des autres ont été remplacés par une organisation moléculaire de la chose bâtie. Mais les préoccupations ne sont-elles pas toujours semblables ?
Lorsqu’en 1934 Le Corbusier avait publié dans le deuxième volume de son Œuvre complète le dessin rapidement fait du Palais des Soviets et de Pise, il l’avait titré « Unité dans le détail. Tumulte dans l’ensemble », et il avait précisé en légende que les mêmes règles architecturales présidaient à la disposition du palais et à celle de la piazza dei Miracoli, ajoutant : « de l’unité dans le détail (unité à échelle humaine) ; du tumulte dans l’ensemble (propos de l’Abbé Laugier sous Louis XIV) ». « Unité dans le détail » voulait dire que chaque organe, chaque molécule était une unité, l’assemblage des unités étant tumultueux. À une autre occasion, Le Corbusier avait eu recours à Laugier. Dans l’article « Classement et choix (décisions opportunes) » paru dans L’Esprit nouveau en 1924, il voulait trouver une alternative au chaos, cherchant un commun dénominateur à toutes les cellules, à ce qui sera plus tard nommé des organes ou des molécules : « Si une commune mesure ordonnait toutes ces cellules cosmopolites, le désordre serait conjuré, le spectacle s’organiserait, le calme viendrait » (Le Corbusier, 1924 b).
Dernier souvenir de Pise. En 1960, dans L’Atelier de la recherche patiente, Le Corbusier reproduit une nouvelle fois le dessin du 4 juin 1934 au milieu de dessins et de photographies de la maquette du projet pour le Palais des Soviets, et il en veut toujours à la tradition de l’École : « Si vous dessinez les maisons de Pompéi que vous imaginez symétriques selon les traditions de l’École, votre crayon découvrira des asymétries étonnantes et des symétries imprévues […]. Si vous avez dessiné la Tour de Pise toute penchée par rapport à la cathédrale ou au baptistère, vous saurez qu’il s’attache à ce phénomène stupéfiant un potentiel de poésie extraordinaire » (Le Corbusier, 1960, p. 37).
La liberté des organes et leurs agencements.
Revenons à la question des organes et aux conséquences que l’emploi de cette notion entraîne. Notons d’abord que Le Corbusier a souvent recours à une métaphore biologique ou à une métaphore mécanique, selon qu’il regarde le bâtiment comme un organisme ou comme une machine. Ainsi, lors de son voyage en Amérique du Sud de 1929, la cinquième conférence à Buenos Aires décrit le plan de la maison moderne en faisant d’abord appel à la biologie — « ce squelette pour porter, des remplissages musculaires pour agir, ces viscères pour alimenter et faire fonctionner » (Le Corbusier, 1930, p. 124) — avant de le comparer à la construction automobile et à ses pièces ajustées : « un châssis, une carrosserie, un moteur avec ses organes d’alimentation et d’évacuation » (p. 124).
Plus tard, dans le fameux texte « L’espace indicible » du numéro hors-série de L’Architecture d’aujourd’hui paru en 1946 et intitulé « Art », Le Corbusier retrace ce qu’il juge être les étapes importantes de son travail, les illustrant par des projets accompagnés de commentaires, projets qui lui tiennent particulièrement à cœur. Il revient encore une fois sur le projet pour le Palais des Soviets, qu’il illustre par le photomontage de la vue aérienne de Moscou intégrant la maquette du projet : « Notre cliché révèle une symétrie qui pourrait n’avoir été que gratuite au départ de la composition, » dit-il. « Les faits sont tout autres : pendant des mois, en 1932, sur les planches à dessin de notre atelier, naquirent successivement des organes précis (les divers locaux du palais) : ils suivaient la marche évolutive de l’invention qui procède du dedans au dehors et ils atteignaient enfin à la pureté extérieure de l’œuf, tous détails intérieurs étant rangés, hiérarchisés selon l’économie, l’efficacité et l’harmonie […] » (Le Corbusier, 1946, p. 12).
Les organes précis qui sont conçus dans l’atelier de la rue de Sèvres, dont Le Corbusier dit étrangement qu’ils atteignent à la pureté de l’œuf — voulant sans doute accentuer ainsi leur caractère autonome —, répondent individuellement à des nécessités dont il faut évaluer l’importance relative. Tous les organismes obéissent en effet à des lois, « aux lois de la pesanteur, aux lois de la résistance des matériaux, aux lois de l’acoustique, aux lois de la visibilité, aux lois de la circulation, aux nécessités de la respiration, etc. » (Le Corbusier et P. Jeanneret, 1964 b, p. 135). De plus, un organe n’est pas un fragment ; il a une intégrité qu’il conserve au gré de ses « déplacements » dans un plan changeant. En 1921, parlant de la peinture, qui est « association d’éléments épurés, associés [sic], architecturés » (Ozenfant et Ch.-Ed. Jeanneret, 1921, p. 379), Ozenfant et Jeanneret avaient déjà dit de façon quasi prémonitoire : « Un organe viable est un entier : un organe viable n’est pas un fragment » (p. 379) [7]. Quelque temps plus tard, dans le paragraphe sur la composition du texte « Idées personnelles » paru dans L’Esprit nouveau en 1924, ils avaient critiqué le cubisme parce qu’il modifiait la forme des objets représentés, parce qu’il l’altérait. Le purisme, au contraire, veut que les objets soient reconnaissables, « qu’ils s’agencent entre eux normalement sans déformation qui en modifierait le type » (Ozenfant et Ch.-Ed. Jeanneret, 1924). Les types ne s’altèrent donc pas ; ils conservent leur forme, à l’instar des organes architecturaux. Ozenfant et Jeanneret ne disaient-ils pas aussi que le purisme recherchait des « agencements organiques » (1924) ?
Le rassemblement des organes crée un organisme, mais il n’est pas nécessaire que les organes se plient à une symétrie d’ensemble. Un organe peut être souvent symétrique, comme le disait Choisy des « motifs d’architecture » de l’Acropole d’Athènes, mais l’organisme entier n’a pas à répondre à une obligation de symétrie. Dans le cas du Palais des Soviets, Le Corbusier a semblé vouloir se disculper en précisant que la symétrie n’était pas gratuite, c’est-à-dire qu’elle n’était pas la soumission à un principe de composition conventionnel pour un bâtiment de cette importance. Sans doute la symétrie était-elle une façon de donner plus d’ampleur à l’organisme urbain dans sa confrontation avec le Kremlin, puisque dans le manuscrit du texte de « L’espace indicible » une précision était ajoutée à la mention de la symétrie, qui sera supprimée dans la version publiée : « pour occuper dignement un terrain donné » (1945). Notons ici que la symétrie du Palais des Soviets n’est pas sans évoquer celle de l’Opéra de Charles Garnier, à la différence qu’à l’Opéra les parties, même si elles sont distinctes, peuvent difficilement se détacher les unes des autres et avoir une existence indépendante, tandis qu’au Palais des Soviets les organes ont beaucoup plus d’autonomie.
[8]. Il insiste sur la nécessité de laisser l’organisme architectural se développer librement et, pour ce faire, de laisser « respirer » chacune des parties, chacun des organes : « L’architecture met au monde des organismes vivants. Ils se présentent dans l’espace, à la lumière, se ramifient et s’étendent comme un arbre ou une plante. La liberté est recherchée aux entours de chaque partie » (Le Corbusier, 1946, p. 12). La ramification laisse la possibilité à l’organisme de se développer par ajouts et agencements successifs d’organes, pour autant qu’il ne rencontre pas d’obstacle à sa croissance. À Moscou, le Centrosoyuz aurait pu être ainsi étendu sur des parcelles urbaines voisines, comme le montre un schéma publié dans le premier volume de l’Œuvre complète (Le Corbusier et P. Jeanneret, 1964 a, p. 208). Selon les mêmes principes, en 1932, Le Corbusier envisage la prolongation de la Cité de refuge de l’Armée du Salut (1929-1933), rue Cantagrel à Paris, par une cité d’hospitalisation (p. 109).
Espace convexe.
La liberté des organes nécessite l’abandon d’une figure habituelle aux compositions de l’École des beaux-arts : la cour (et son pendant urbain, la place). La figure fermée de la cour (ou de la place), autour de laquelle les parties se rassemblent, est en effet antinomique d’une libre disposition des organes ou d’une ramification des parties à la manière d’un arbre ou d’une plante. Ce n’est pas un hasard si Le Corbusier insiste à plusieurs reprises sur l’abandon nécessaire de la cour. Pour le projet pour le palais de la Société des Nations à Genève, il remarque ainsi que les bâtiments se groupent selon des modalités nouvelles : « On ne pouvait songer à une conception urbaine, forum, Piazza de Venise, place de l’Opéra, etc., où des successions de rues, de places, des masses de bâtisses diverses peuvent épauler les coupoles ou les dômes couronnant une composition pyramidale » (Le Corbusier, 1928, p. 95). Plus loin, il enfonce encore le clou : « Les bureaux se retournent face à Genève, puis se retournent encore face au Jura. Et il n’y a pas de cour. Voilà l’apport de l’urbaniste. Ici comme dans nos études de tracé de villes (1922), il n’y a jamais de cour » (p. 106).
À l’occasion du projet pour le Centrosoyuz, le même principe est appliqué. En 1933, dans le numéro spécial que consacre L’Architecture d’aujourd’hui au travail de Le Corbusier et Pierre Jeanneret, une note discrète accompagne le plan du sixième étage du bâtiment : « Ce bâtiment, comme d’ailleurs le Palais des Nations (1927), institue le principe de la suppression des cours » (1933, p. 108). Le principe de la suppression des cours va de pair avec le rejet de la rue-corridor. Dans l’une de ses conférences de 1929 en Amérique du Sud, Le Corbusier affirme une fois de plus sa conviction : « Il faut tuer la “rue-corridor” » (Le Corbusier, 1930, p. 168). Et il fait l’analogie avec le plan d’une maison. La « ville-corridors » est en effet semblable à ce que serait une maison toute en corridors, c’est-à-dire infernale, malgré quelques belles pièces, « chambres nobles, […] chambres d’apparat, magnifiques […] soupapes sentimentales de la ville : la place des Vosges, Vendôme, etc. » (p. 168). Pour concevoir la ville libérée des corridors et des cours, Le Corbusier recommande d’inverser le point de vue, de « retourner le problème » (p. 168) : « […] empoignant tout ce qui borde les rues, réduisant les cours à zéro, empilant en hauteur le cube des bâtisses, disposant celles-ci en croix, en étoiles ou en Croix de Lorraine ou en tout ce que l’on voudra qui supprime les cours, on peut aller à la lumière, on peut quitter la rue, on peut totaliser les superficies de cours et les répandre en espaces libres à gauche et à droite des rues, autour des immeubles, entre les redents des maisons » (p. 168).
L’espace auquel correspondent les projets pour Genève et Moscou, ou pour une ville libérée des corridors et des cours, peut être qualifié d’hétérotopique ou de convexe au contraire de l’espace homéotopique ou concave des bâtiments qui s’organisent autour de cours intérieures, qui s’alignent le long de rues ou qui même forment des places. Cette opposition est semblable à celle qu’avait posée Viollet-le-Duc entre l’hôtel typique du 17e siècle, organisé par des cours régulières, ne laissant pas de reste par rapport aux limites parcellaires de son terrain d’assiette, et l’hôtel qu’il proposait, dont le plan avait la forme d’un papillon, plan réclamant toute liberté par rapport aux limites parcellaires.
La piazza dei Miracoli de Pise est un espace convexe, tout comme l’est l’Acropole d’Athènes, deux des références majeures de la poétique de Le Corbusier. Nous pouvons poser l’hypothèse que ces deux référents sont les vecteurs d’un changement de paradigme dans les conceptions urbaines et architecturales de Le Corbusier. Si on se reporte en effet aux notes manuscrites concernant le livre La construction des villes, auquel il travaille dans les années 1910, mais qui ne sera jamais publié, nous pouvons voir Jeanneret établir une comparaison entre la disposition d’une place et la configuration d’une pièce d’une maison ou d’un appartement, dans une logique que n’aurait pu renier — nonobstant l’anachronisme — quelqu’un comme Blondel : « Si une place n’est pas une chambre aux vastes lambris, aux meubles judicieusement placés, aux fenêtres percées sur de belles perspectives, elle ne peut prétendre à quoi que ce soit de la beauté […]. » (Le Corbusier, 1992, p. 105) [9]. Par voie de conséquence, Jeanneret, employant l’étrange notion de « corporalité », réclame même que les rues n’offrent pas de perspectives trop accentuées, que le regard ne se perde pas dans les lointains, qu’il reste enfermé dans un espace aux limites appréhendables : « Il faut […] que la rue droite affirme le sentiment de corporalité ; sa longueur et sa largeur, la hauteur des édifices, seront en un tel rapport que la fuite perspective soit peu apparente ; la longueur sera donc très réduite et les extrémités fermées » (p. 99).
Le Corbusier s’inscrit ainsi dans la droite ligne des préoccupations de Sitte. Pour celui-ci, dans une ville, un espace ne peut s’appeler « place » que s’il est fermé et possède une dimension qui le rend visuellement appréhendable. Dans la même optique, il oppose concavitat et convexitat, la première étant une caractéristique de la ville ancienne, la seconde de la ville moderne, la première étant un attribut de l’art, la seconde de l’économie : « […] l’art exige la concavité, alors que l’exploitation maximale du terrain requiert la convexité » (Sitte, [1889] 1980, p. 145 ; voir Ven, 1978). L’espace concave est perçu à partir d’un point de vue « central », les bâtiments étant comme disposés en cercle. Dans la ville ancienne, les espaces vides sont donc clos et « toutes les irrégularités disgracieuses disparaissaient à l’intérieur des surfaces bâties » (Sitte, [1889] 1980, p. 93) ; avec l’urbanisme moderne, les espaces vides sont ouverts.
Par rapport aux préoccupations de Sitte, il va sans dire que Le Corbusier a procédé à un renversement total de perspective : l’espace concave des cours, des places et des rues est abandonné au profit d’un espace convexe, qui est celui du plan libre et de ses organes libres, indépendants les uns des autres. L’ordre ouvert s’est substitué à l’ordre fermé. Athènes et Pise ont fourni des modèles.