Le nez au vent doux de mars et le livre à la main, lentement cela me revient…
C’est à cet Endroit que j’ai trouvé ce livre, chez ce bouquiniste qui vendait également des disques que j’ai longuement examinés avant d’y renoncer, j’étais avec des amis au bout du monde, ils attendaient la fin de mon exploration, il y avait un beau soleil, il y avait de la pluie aussi, je me souviens de cette route calme et de ses voitures basses aux cotés, ce quartier situé de l’autre côté du fleuve à l’écart de la ville, bordée de part et d’autre de petits magasins coquets façon vieille Angleterre, et cette terrasse accueillante au soleil, ce petit restaurant où nous avions mangé tard dans l’après-midi. Où était-ce, quand ? Nouvelle-Zélande ? car j’y suis retournée, plusieurs fois. Non, ce ne peut être… L’Australie ? mais non, je n’y ai pas remis les pieds. Cette façade ensoleillée d’un restaurant qui nous tend les bras, mais nous n’y allons pas. Et puis les maisons à pignon dans les rues adjacentes lors de notre retour. Georgetown, en périphérie de Washington ? Mais non, c’était ailleurs, plus près d’un coin du monde… quoique ? était-ce vraiment un Ailleurs ? combien de fois y suis-je allée ? combien, réellement et non pas dans mes souvenirs vivants ? car cet Endroit d’où vient mon livre se superpose, dans la lumière d’un soleil orienté à l’identique, à un autre, plusieurs autres peut-être, de configuration similaire, en périphérie d’une ville américaine, un de ces Fremont, petit quartier étrange en périphérie de Seattle, qui ne se trouve pas nécessairement en Amérique. De plus, je l’ai fréquenté souvent, comme un lieu générique — ces lieux que l’on retrouve çà et là dans le monde, du Mac Donald aux aéroports, pas tout à fait les mêmes et pas tout à fait autres… —, mais aussi en mémoire, peut-être même en photo : voilà, cet Endroit, je n’y suis allée qu’une fois, mais j’y suis retournée souvent.
La fréquentation des lieux du voyage, une fréquentation rare ou unique d’endroits marquants ou génériques, ou les deux, crée un rapport aux lieux parfois surprenant. Ce sont des endroits où l’on ne s’est rendu qu’une fois mais qui survivent dans la mémoire, liés à une expérience, unique et singulière même si elle est banale, à ce que l’on y a fait, aux personnes avec lesquelles on y était, à ce que l’on y a vu, à une qualité particulière de la lumière. Des lieux desquels on s’est livré à une exploration avide, et où l’on s’est abandonné. Liés à des repères construits dans sa prise de connaissance des mondes parcourus et qui servent à la développer. Les critères qui relient plusieurs de ces Endroits entre eux méritent attention : ici, mon bouquiniste du bout du monde (situation intégrée au-delà de la mémoire précise du lieu où il se trouve) fait lieu multiple par sa situation périphérique, son aspect touristique, sa situation dans un quartier piétonnier dans une ville de type américaine ; par son orientation, le temps qu’il y faisait… tous critères fondamentalement géographiques — marquant mon inscription sur la terre, évoquant la manière dont ce lieu s’inscrivait sur la planète lorsque je l’ai visité (type de ville, d’architecture, d’urbanisme, fréquentation, météo, orientation du soleil). Je suis un être géographique qui va… et cet Envers des lieux que je peux fréquenter une fois ou deux dans ma vie, inscrit dans une mémoire inexplicite, produit un fil invisible qui m’y relie, qui le relie à d’autres par mon intermédiaire, voilà la toile lente que je tisse autour du monde au fur et à mesure de mes passages, celle qui me permet sans doute de les appréhender, ces mondes, de les ficeler pour les balader au fond de mon sac comme une grosse balle que je n’aurai pu prendre que dans ces innombrables fils formant filet, par le revers. Et de jeter le tout sur mon épaule pour me promener plus facilement. Ainsi fait-on monde.
Le nez au vent doux de mars, j’ai déjà vécu cette douceur brusquement déstabilisante, qui me ramène à plusieurs printemps déjà vus, déjà-encore vécus. L’air a parfois un parfum de superposition — ce n’est plus un seul mais une floraison complexe, dense et aérienne de dix printemps qui m’effleure.
Edward Hopper, Morning Sun, 1952, Columbus Museum of Art, Ohio. Thanks to Mark Harden, Mark’s Harden website Artchive.