Skype n’est pas un site mais un logiciel. Ce logiciel est tellement représentatif de la dynamique actuelle d’Internet qu’il mérite une attention particulière. Créé par les fondateurs de Kaaza, le logiciel de P2P (Peer To Peer) qui fut aussi contesté que célèbre (plusieurs millions d’utilisateurs), Skype se présente comme un logiciel de téléphonie permettant à ses utilisateurs de téléphoner par Internet. L’idée n’est pas nouvelle et pourtant, seule cette société a réussi à s’imposer dans le secteur, et ce, en quelques mois. La singularité de Skype, à l’origine d’un tel succès, repose sur l’utilisation du P2P dans un domaine où on ne l’attendait pas.
L’idée, simple en apparence, est susceptible de remettre en cause les logiques préexistantes de l’économie de la téléphonie. Le P2P, contrairement aux idées reçues, ne se définit pas par le partage d’informations (textes, photos, musiques, vidéos, logiciels), mais par le partage des ressources qui permettent cet échange (accès à Internet, mémoire, capacité de calcul). Ce principe suppose de remplacer les intermédiaires par l’ensemble des usagers et de les relier le plus directement possible. Le partage illégal de musique ou de films entre plusieurs centaines de millions d’utilisateurs utilise ce principe pour rendre insignifiant le coût de l’échange et ne pas dépendre d’un intermédiaire, qui serait une cible juridique facile.
En cela, il n’est pas étonnant que les mesures juridiques actuelles à l’encontre de ces dispositifs renoncent généralement à condamner le principe et se concentrent sur ce qui en est fait. En soi, le P2P est un progrès indiscutable, pour peu que l’on accepte que la réduction des coûts économiques de l’échange profite à la société dans son ensemble. En revanche, les sociétés impliquées ne sont pas encore adaptées à cette évolution. Cette problématique devrait prendre une ampleur croissante, tant le P2P remet en cause la majeure partie de l’économie de l’information et de la propriété intellectuelle. Il apparaît cependant que l’économie de l’information doit s’adapter à ce principe, en l’accompagnant et non en s’y opposant. Elle réduirait alors considérablement ses coûts de distribution et serait en mesure de proposer des offres commerciales plus convaincantes.
Les prix proposés dans le secteur audiovisuel ne sont pas adaptés au changement de l’offre. Ils ont parfois à peine baissé, en dépit des économies associées à l’absence de support matériel. Reste la rémunération des auteurs, la production, le marketing, et la logistique toujours indispensable à la distribution des œuvres. C’est sur ce dernier point que le P2P permet des économies considérables. Un nombre croissant d’individus l’a compris, en s’appropriant ces logiciels qui leur permettent de mutualiser leurs ressources. Les auteurs et les sociétés de production ne peuvent survivre à cette logique, au risque de remettre en cause la source même de ces échanges.
Avec beaucoup de retard, il est très probable que les acteurs économiques qui émergeront ces prochaines années utiliseront le P2P pour distribuer légalement des œuvres. Si de tels projets sont déjà en cours, cette dynamique révèle combien les entreprises privées peuvent être en décalage avec la demande et avec la société dans son ensemble. Skype présente l’originalité de démontrer dès à présent la pertinence de modèles économiques reposant sur le P2P. Le caractère licite de l’échange ne faisant pas débat dans le cadre de la téléphonie, il est possible de se concentrer sur l’avantage de l’offre proposée au regard des alternatives existantes.
Si le succès du partage illicite de musiques ou de films en utilisant le P2P repose sur le coût très faible de l’échange permis par le partage des ressources nécessaires entre les utilisateurs, le principe demeure dans le cadre de la téléphonie, pour peu que le P2P soit adapté à l’échange de flux sonore en temps réel. Le service proposé par Skype permet en l’occurrence de téléphoner pour un coût qu’aucune autre société n’est en mesure de proposer actuellement. Le coût de la centralisation des communications est trop important pour que les alternatives puissent adapter leurs offres sans de profonds changements structurels.
Comme d’autres dispositifs semblables, la communication est gratuite si les personnes communiquent directement entre ordinateurs. En revanche, le partage des ressources permet de disposer d’une qualité sonore supérieure pour un équipement informatique comparable. Au même titre que l’envoi de messages ou la consultation de site Internet, le coût d’une communication téléphonique (c’est-à-dire sonore, sur une distance significative) est indépendant de la distance ou de liens privilégiés entre pays dont l’intensité des échanges permet des économies. Ce constat, bien qu’il ne soit pas encore assimilé par le plus grand nombre, n’est pourtant pas l’originalité principale de Skype.
La gratuité de ce service repose sur quelques idées simples. La société qui a produit Skype doit pouvoir au moins amortir son investissement. Le partage des ressources des utilisateurs réduit considérablement les frais de fonctionnement du dispositif. La contrainte est alors évidente. Pour fonctionner, ce système suppose que ses utilisateurs disposent d’un ordinateur, d’un accès à Internet conséquent et de ce logiciel. À ce jour, Skype revendique près de 8 milliards de minutes échangées entre plusieurs millions d’utilisateurs. Si le succès est évident, il rappelle néanmoins la limite de l’offre. À l’échelle du Monde, les interlocuteurs potentiels sont trop limités pour rendre le dispositif suffisamment attractif.
L’originalité de Skype réside précisément sur sa capacité à être relié à l’ensemble des réseaux de télécommunication internationaux. Les ressources sont alors partagées entre l’utilisateur et les ordinateurs de Skype dédiés à cette tache, afin d’assurer l’interconnexion avec les réseaux préexistants. À ce jour, il est possible d’appeler dans la quasi-totalité des pays, sur un téléphone fixe ou un téléphone mobile, et ce, pour un prix comparable à celui d’une communication locale du pays de destination. Le partage est toujours au cœur de ce principe. L’abonnement à Internet de l’utilisateur permet d’émettre les informations jusqu’au pays destinataire, Skype ne facture que le coût de la communication locale dont il assure le fonctionnement moyennant une commission. Ainsi, les tarifs proposés par France Telecom sont par exemple près de vingt fois plus chers pour le Chili, dix fois plus chers pour la Chine, la Russie, l’Australie, l’Estonie ou l’Afrique du Sud et cinq fois pour les États-Unis et la majeure partie des pays d’Europe occidentale. Sans abonnement adapté aux appels internationaux, les tarifs vers les pays de l’Union européenne sont sensiblement dix fois plus chers ! L’offre de Tele2, concurrent important de France Telecom en France, est presque cinq fois plus chère, et ce, même pour l’Europe occidentale. Free, en revanche, n’est « que » deux à cinq fois plus cher. Ce constat général s’applique aussi à la téléphonie mobile. Le coût d’un appel sur un téléphone portable vers la majeure partie des pays de l’Ocde est sensiblement le même, à savoir cinq fois moins cher qu’à partir du téléphone fixe d’un résident français vers un mobile en France et à peine plus cher que depuis un mobile disposant d’un forfait.
La démarche inverse est tout aussi intéressante. Pour une somme limitée (30 € pour un an ou 10 € pour trois mois), il est possible de se procurer trois numéros de téléphone au choix parmi plusieurs pays dont le nombre devrait croître rapidement. Actuellement, l’offre est proposée pour les États-Unis, le Royaume-Uni, le Danemark, la Finlande, la France, Hong Kong, la Norvège et la Suède. Skype assure la liaison entre les trois numéros locaux et l’ordinateur de l’utilisateur de Skype. Ce dernier pouvant être mobile, il est possible d’appeler un utilisateur de Skype pour le prix d’une communication locale, depuis trois pays différents, quel que soit le pays dans lequel vous vous trouvez, pour peu que vous disposiez d’une connexion suffisamment rapide.
Ces considérations ne relèvent pas de la promotion de ce service, mais de la mise en perspective d’une logique émergente dont on perçoit plus facilement l’importance lorsqu’on la confronte aux offres préexistantes. Cette dynamique rend opaque la logique de France Telecom, ancien monopole national public, qui utilise encore la notion de Zle (Zone locale élargie) pour établir le coût d’un appel local.
Les développements attendus dans un avenir proche vont permettre à cette offre de prendre plus d’ampleur. Plus que la visioconférence, l’étape suivante reposera sur le développement d’appareils permettant de reproduire les habitudes existantes et de s’affranchir le plus possible de l’usage d’un ordinateur afin de rendre l’offre plus accessible. Des téléphones fixes et mobiles disposeront rapidement de la compatibilité avec ce système. Le coût se limitera probablement à l’abonnement à Internet, qui ne devrait pas être un obstacle, les économies d’échelles permettant d’absorber en partie la sollicitation croissante du réseau.
La capacité d’Internet à s’adapter à un nombre croissant de flux d’informations (radio, télévision, téléphonie…) ne fait que rappeler l’importance des normes et de la désintermédiation dans les processus de l’échange. Le modèle de Skype, reposant sur une logique hybride entre le P2P et une offre commerciale, révèle la pertinence d’un tel modèle économique. Si le devenir d’une société repose en grande partie sur sa capacité à créer du lien entre les réalités qui conditionnent son existence, il est raisonnable de penser que cette dynamique accompagne l’émergence d’une société à l’échelle du Monde. Beaucoup restent en marge de ce système, mais depuis les pigeons et la fumée, beaucoup de temps s’est écoulé. Il s’en écoulera encore beaucoup.
Reste à savoir si nous avons tant de choses à échanger. Je le crois. Sinon, pourquoi aurions-nous inventé tout cela ? Pourquoi tant de personnes s’approprieraient de telles innovations ?