Depuis la publication [1] du Retournement du monde en 1992 (Badie et Smouts 1992), Bertrand Badie ne cesse de s’attaquer aux fondements théoriques de la vision réaliste des relations internationales, en déconstruisant certains sacro-saints principes que sont la territorialité (Badie 1995), la souveraineté (Badie 1999) et même la puissance qui serait devenu impuissante (Badie 2004) depuis l’investissement de la scène mondiale par d’anciens humiliés (Badie 2014). C’est dans la continuité de ce vaste projet de déconstruction théorique du monde inauguré par le traité de Westphalie que s’inscrit ce nouvel Essai sur la puissance de la faiblesse.
Échec du modèle westphalien et triomphe progressif de la faiblesse dans le système international.
Depuis la Renaissance et notamment le traité de Westphalie, le Vieux continent serait allé à la conquête du monde sans infléchir ses principes « faits d’État, de souveraineté, de territorialité et de guerre frontale » (p. 7). L’avènement des décolonisations n’aurait que faiblement ébranlé cette grammaire du système international, qui a constamment été réactualisée, en dépit du résultat jamais concluant de l’éternelle tutelle. Les décolonisations ratées expliqueraient l’échec d’une mondialisation toujours marquée par la pérennisation de vieilles certitudes et pratiques dominantes. L’hypothèse émise par Bertrand Badie est que la déviance, entendue comme produit de la prétention universaliste et englobante d’un système international peu inclusif, débouche également sur les violences internationales contemporaines, dont la dynamique annonce le triomphe de la politique de la faiblesse. Cette dernière mettrait à nu « l’inefficacité des vieilles recettes écrites pour un monde périmé » (p. 12), en même temps qu’elle accorde une place à l’acteur venu du Sud, c’est-à-dire en dehors du champ officiel et dominant des vieilles puissances issues de l’histoire westphalienne.
Du fait qu’elle ne soit pas parvenue à instaurer un ordre fondé sur l’altérité, en déconstruisant la vision naïve de l’universalité, la prolifération des États (de 51 en 1945, plus de 100 en 1961, et 193 aujourd’hui) au lendemain de la Seconde Guerre mondiale constituerait l’échec de la décolonisation (chapitre 1). Alors qu’elle aurait pu porter les trois propriétés donnant corps à la mondialisation (inclusion, interdépendance et mobilité), l’accès des anciennes nations colonisées à l’indépendance va faire face à un refus de reconnaissance réelle et d’acceptation comme entités politiques souveraines, à part entière. Il en découle un caractère foncièrement inégalitaire du système international post-décolonisation, « marqué par le temps des murs » (p. 27). Ce rendez-vous manqué de la décolonisation va renforcer le système westphalien, dont l’ouverture à de nouveaux mondes depuis 1648 va inclure de nouvelles entités territoriales et socioculturelles sans toutefois les « westphalianiser ». C’est le cas du partage de l’Afrique, opéré à Berlin en 1885 au rythme de la compétition entre États européens, ou encore de la paix de Versailles qui réaffirme un « rapport absolu de puissance » (p. 20).
L’échec de la décolonisation est le fait d’un processus entravé par la violence coloniale, les institutions postcoloniales et la conduite des libérateurs, plus libérateurs que bâtisseurs. À titre illustratif, l’amputation du tiers de la population de l’Afrique équatoriale française, avec la mise en place de méthodes invraisemblables de production et d’exploitation comme le « caoutchouc rouge », le système de porteurs ou l’arbitraire du colon, a débouché sur la déformation pérenne du regard porté sur l’autre. Cette pratique inique va faire de la violence une construction sociale logée dans l’inconscient individuel et transmis à travers les générations, au point d’informer la délicate construction du lien social actuel. C’est ainsi que, réinventé comme moyen de créer un espace autonome, l’Islam est devenu cette voie de recherche d’une contre-socialisation violente, en vue de construire une altérité face au colon.
Entre résistance continue du Vieux monde et réinvention de nouvelles formes d’affirmation de soi et de conflictualité par le Sud.
Il reste que le Vieux monde continue de résister au nouveau (chapitre 2). D’abord parce que, fait de ruptures et de continuités, le système qui naît avec les indépendances semble conçu « pour et par les dominants » (p. 60), qui reconduisent subtilement les vielles hégémonies – même si les premières lézardes dans la bipolarité Est-Ouest sont ouvertes par certaines réticences à s’aligner ou à être l’otage d’un des deux Grands. Cet élan de subjectivation des acteurs du Sud va se trouver ralenti par les puissances classiques, qui ne rechignent d’ailleurs guère à instrumentaliser les institutions internationales, voire à opérer un repli oligarchique à travers des « clubs » et groupes restreints où se prennent les « vraies décisions » (p. 77). Alors que la reproduction des rites l’emporte sur les décisions de rupture, la nécessité de gérer des urgences a favorisé l’irruption des ONG, au même moment où les OIG peaufinent leur travail de conservation.
Voyant ainsi leur accès bloqué à l’entrée de la cogestion des affaires mondiales, les pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie vont entamer un processus d’affirmation d’une forme d’existence non réductible à la grammaire des puissants. C’est en cela que de nouveaux modes scabreux de domination postindépendances – à l’instar du général de Gaulle, soucieux de restaurer la « grandeur » érodée de la France [2] – s’opèrent concomitamment avec la mainmise progressive du Sud dans la confection de l’agenda international.
La politique de la faiblesse (chapitre 3) s’attaquerait à la gestion occidentale du monde, où l’emprise de la compétition incessante a fait surgir le concept-clé d’équilibre de puissance Même en cédant la place à l’hégémonie « bienveillante », à qui reviendrait la tâche de « grand stabilisateur » de l’ordre international, la puissance demeure précaire par essence. En se déployant de façon hard, elle s’épuiserait à la tâche, à travers un contraste entre la capacité de détruire et celle de construire ou d’ordonner, comme on a pu le constater en Syrie, en Irak et en Libye. De même, le soft power n’impacterait finalement que très peu dans le déploiement de la diplomatie américaine. C’est dans cette veine que la revanche de la faiblesse s’opère, au détriment de la perte par la puissance de sa superbe et de sa crédibilité. Cette perte se manifeste à travers sa difficulté à organiser l’agenda international, comme elle l’aurait « fait de manière ininterrompue depuis la fin du Moyen Âge européen » (p. 105). L’humilié d’hier serait ainsi en passe de prendre sa revanche, en ce moment où la stabilité internationale passe moins par l’équilibre de puissance que par le positionnement ou la vulnérabilité du faible. Qui plus est, la mondialisation, en consacrant la prolifération d’acteurs non-étatiques, et le renforcement de l’asymétrie entre les États bouleversent l’ordre westphalien. Non seulement le petit est au centre du jeu international, mais l’histoire même semble avoir déserté le Vieux continent pour se poursuivre au sein des États et nations faibles, qui constituent en même temps des plus grands foyers conflictuels et font de la nuisance une arme décisive. Par exemple, grâce à leur capacité d’enracinement social, des « entrepreneurs de violence » (p. 120) que sont Al-Qaïda ou l’État islamique rendraient caduques les vieilles solutions westphaliennes.
D’hier à aujourd’hui, les interventions, toujours mues par une volonté de puissance, transgressent le principe de souveraineté et confèrent une dimension pérenne aux conflits, devenant de plus en plus rétives aux solutions traditionnelles en dépit de leur hyper-médiatisation et de l’instrumentalisation de la pitié (chapitre 5). Cet échec de l’intervention militaire classique serait due à la nature sociale de la conflictualité moderne. À côté de ses soubassements sociaux et institutionnels étrangers aux principes westphaliens, cette dernière montre comment le jeu des puissances continue à annihiler l’action collective entreprise dans le cadre des Nations unies. Or l’arme de la puissance tire justement à côté de la cible, parce que peu préparée à la médiation multilatérale et encore moins à l’intervention contre la faiblesse. Dans cette nouvelle grammaire de la conflictualité internationale, où la victoire militaire ne garantit plus l’imposition d’une issue politique et diplomatique, l’acteur régional (Iran, Arabie Saoudite, Turquie) dispose souvent d’une capacité supérieure à l’acteur mondial (USA, Russie). Mieux encore, l’incapacité des puissants d’hier à empêcher les faibles à accéder à l’arme atomique ou au nucléaire constitue un indice de rattrapage de la puissance par la faiblesse.
Le chapitre 4, intitulé « Sociétés en guerre et sociétés guerrières », montre davantage comment la faiblesse, à travers sa triple dimension constituée par la décomposition des institutions, l’effondrement de l’État ou de la nation et l’affaissement du lien social, transforme la conflictualité internationale. Si la nouvelle conflictualité surgit de l’intérieur, sa capacité d’internationalisation est d’autant plus rapide qu’elle remplace l’ancienne compétition de puissance en compétition de faiblesse. Que ce soit au Moyen-Orient ou en Afrique, le nouveau seigneur de la guerre, irréductible à l’État westphalien, excelle dans l’art d’entretenir la guerre tout en jouant un rôle central dans la réinvention du tissu social. Loin du modèle clausewitzien, qui conférait une finalité politique à la guerre avec un ennemi clairement identifié, la nouvelle forme de violence s’émancipe des notions d’État et de souveraineté.
Réaction violente face à la propension d’une vision locale au départ, mais devenue hégémonique à travers l’imposition de principes « devenus brutalement universels » (p. 146-147), la violence actuelle procéderait de comportements sociaux transgressifs « contre un ordre international décrété, considéré comme venant du dehors, c’est-à-dire aux couleurs de l’ancien colonisateur, le chrétien, l’Occidental, voire le « Blanc » » (p. 147). Alors que Boko Haram se déploie au départ comme un mouvement de contre-socialisation violente, les exactions causées par d’autres exportateurs de violence regroupés autour de l’« islamisme radical » sont souvent, entre autres, le fait d’une attente déçue d’intégration. Ces conflits participent du processus d’invention d’une société guerrière qui drainerait une nouvelle forme de socialisation. En cela aussi, il s’agirait d’une sorte de « gouvernement privé indirect » (Mbembe 1999) qui se projette et s’étend au-delà des frontières étatiques et régionales.
De l’appel à une réinvention du système international…
C’est tout logiquement que le dernier chapitre est un appel à la réinvention du système international (chapitre 6). Si l’un des grands changements qui le secoue est lié à la question du centre de gravité du monde avec l’arrivée des puissances émergentes, il importe d’y ajouter le déplacement des zones de conflictualité internationale de l’Europe à l’Afrique et au Grand Moyen-Orient, mais aussi la contestation de la ressource militaire comme unique facteur de puissance par la culture, la démographie, la technologie ou l’économie. Là où le Nord est souvent réactif, le Sud se révèlerait proactif dans la réinvention profonde du système international. Moins redevable de choix stratégiques qu’elle n’est l’aboutissement d’un processus social venu de la base, la réinvention du système international, en procédant par exemple par déterritorialisation, du fait des progrès de la communication, rend illusoire l’initiative réactive du Nord à placer les frontières. De même, l’interdépendance de l’espace mondial serait plus bénéfique au Sud, qui, en plus, tirerait des dividendes de la régionalisation du monde sous l’effet de la globalisation.
Ce qui semble clair dans l’esprit de Bertrand Badie, c’est que :
« Le modèle du grand frère est obsolète. La capacité des acteurs locaux à délibérer seuls et à récuser la tutelle des vieilles puissances coloniales atteint un niveau tel qu’elle remet en cause comme jamais la configuration classique du pouvoir (…) non seulement l’acteur du Sud n’est plus docile, aligné ou clientélisé, mais il devient rebelle à l’ordre et prompt à bouleverser l’agenda international au gré de ses souffrances, de ses ambitions et de ses propres enjeux » (p. 221-222).
Qui plus est, l’espace public de discussion méta-souveraine, où les ONG remplacent le rôle des « bourgeois » d’hier et où surgissent de nouveaux mouvements sociaux (Pleyers et Capitaine 2016), associé à la capacité de la conflictualité actuelle à dessiner la mort de la géopolitique classique, feraient du Sud le nouvel épicentre de la reconstruction du système international. Dès lors, de nouvelles approches de la souveraineté, compatibles avec la mondialisation, portées par les puissances émergentes, les mouvements identitaires-ethniques voire ethno-nationalistes, font de plus en plus surface.
À l’opposé d’une lecture déterministe ou fataliste, l’auteur annonce l’émergence d’un système international plus inclusif et potentiellement fonctionnel, parce que réinvesti par une kyrielle d’acteurs périphériques. Mais outre le fait que l’auteur s’abstienne de distinguer les éléments positifs des aspects déstructurants de ces nouvelles approches de la souveraineté, le principal reproche que l’on peut faire à l’ouvrage est de proposer une analyse englobante du Sud.
… À la nécessité d’étayer la notion de puissance de la faiblesse et de re-contextualiser les Suds.
Des généralisations non toujours confirmées par les faits entachent quelque peu la crédibilité scientifique de l’ouvrage, même si la thèse du retrait des puissances classiques au profit des faibles et humiliés d’hier semble tendanciellement féconde. Affirmer, par exemple, que les faibles « tirent de leur précarité des avantages de plus en plus considérables » (p. 106) ne vaut pas toujours chez tous les faibles. Incidemment, le Sud qui réinvente le monde est le plus souvent appréhendé comme un tout unidimensionnel par l’auteur. On a pourtant du mal à trouver le rapprochement intrinsèque pouvant exister entre la Chine, devenue puissance, et le Bangladesh. Ou encore entre les pays émergents et l’Afrique, dans la mesure où le modèle de coopération établi entre les deux groupes préserve une empreinte Nord-Sud (Santander 2018). Entre le petit Vietnam qui défie le géant américain, l’humilié d’hier (Chine, Turquie, Corée) parvenu à se faire respecter aujourd’hui sur la scène mondiale, mais aussi le faible dont l’excès d’impuissance est une source de grande menace pour la stabilité du système international ; voire les organisations « terroristes » qui parviennent à arracher des parcelles de souveraineté, le concept de puissance de la faiblesse, dans son élaboration présente, semble encore peu étayé.
Aussi, dire par exemple que « Bandung rassemblait des libérateurs plus que des bâtisseurs » (p. 69), sans esquisser un profil-type de ce qu’aurait bien pu être un bâtisseur à cette période historique, c’est se méprendre un peu sur les articulations subjectives qui s’opèrent entre l’acte de libérer et de construire, et sur le fait qu’un aspect peut être imposé par la configuration prégnante. L’affirmation faite à propos des libérateurs-émancipateurs qui se seraient avérés de piètres bâtisseurs est à nuancer, dans la mesure où l’on ne saurait mettre aussi facilement dans le même créneau les trajectoires de Nnamdi Azikiwe (1904-1996), Kwame Nkrumah (1909-1972), Julius Nyerere (1922-1999), Modibo Keita (1915-1977), Sékou Touré (1922-1984), Samora Machel (1933-1986) et Amílcar Cabral (1924-1973). Si l’Afrique entière (panafricanisme), au-delà du pays officiel, semble constituer leur référence commune, et si l’élan de subjectivation (révolte contre l’injustice) l’emporte sur la rationalité (projet institutionnel), chacun de ces acteurs va initier une logique d’action ajustée à la configuration de son environnement immédiat, à sa lecture personnelle des événements et à son agencéité.
Par ailleurs, le nationalisme qualifié de combat, parce qu’alimenté par l’injustice coloniale, plus que de projet, qui cisaille les trajectoires de Sun Yat-sen, Nehru, Nasser et Kadhafi par exemple, semble ne pas suffisamment tenir compte des contingences historiques. Ce faible intérêt porté au contexte d’engagement des différents acteurs historiques amène l’auteur à réitérer sa thèse classique de l’échec de l’« État importé » (Badie 1992), qui soulève une contradiction apparente entre l’émancipation de l’ordre colonial et la copie du modèle étatique du colonisateur. Il nous semble que Bertrand Badie va un peu trop vite lorsqu’il affirme que : « Cet exercice de copie se fondait, en outre, sur l’illusion qu’en imitant le plus fort, on deviendrait soi-même puissant ; qu’en s’inspirant du respectable on le deviendrait soi-même davantage ; qu’en ressemblant au colonisateur, on se… décoloniserait ! Cette erreur, tous les premiers présidents africains l’ont commise » (p. 53-54). Un tel verdict nous semble globalisant à l’excès, dans la mesure où les situations semblaient spécifiques en fonction du type de politique coloniale appliqué par chaque métropole, en fonction des objectifs spécifiques assignés à chaque colonie ; mais aussi de l’issue des mouvements de revendication nationaliste. Il semble convenu aujourd’hui que les logiques d’action de Nkrumah et d’Houphouët différaient quant à l’attitude à adopter face à l’ancienne métropole. De même la décolonisation brutale du Cameroun, où le leader nationaliste Um Nyobè est assassiné au profit d’Ahmadou Ahidjo, plus disposé à ménager les intérêts de la France, diffère de l’expérience tanzanienne qui verra son leader Julius Nyerere accéder à la tête de l’État.
Très souvent, Bertrand Badie illustre davantage qu’il n’explique en profondeur comment les nouvelles transformations du système international adviennent. Tant et si bien que l’on se retrouve devant un schéma séducteur, mais normatif au demeurant. Pourquoi ? Parce qu’en plus de la lecture globalisante du Sud, l’on a du mal à voir comment son replacement au centre du jeu empêche les logiques de puissance de se réactiver autrement. À travers l’instrumentalisation des organisations intergouvernementales et certains accords noués secrètement avec des dirigeants du Sud, par exemple, les puissances classiques continuent de jouer un rôle de choix dans le système international. Au même moment, la faiblesse devenant un principe agissant et constructeur des relations internationales semble, au stade actuel de sa conceptualisation, dépourvue d’une âme artistique [3], adossée sur un support infrastructurel solidement construit et observable. Une chose est de contester avec brio l’ordre dominant. Une autre chose est d’arracher les clés de la reconstruction des mains des dominants.