« Il faut lutter contre l’encyclopédisme des programmes. L’enseignement secondaire a pour mission d’apprendre à réfléchir et non de donner des connaissances superficielles. Il n’est pas nécessaire que chaque discipline soit représentée dans chaque section. »
Jean Capelle, « Déclaration au journal Le Monde précisant la révolution de la réforme de l’enseignement », Le Monde, 5 mai 1964.
Les débuts de la Cinquième République sont marqués par la réorganisation de l’enseignement secondaire. Ce dernier est alors affecté par des changements importants : augmentation des effectifs, prolongement des études, mise en place de commissions disciplinaires pour rénover les contenus d’enseignement. La question de l’enseignement des sciences sociales à l’école est posée particulièrement à partir des années 1960 dans ce contexte d’ébullition réformatrice. S’intéresser à l’enseignement des sciences sociales oblige à se pencher sur les transformations de l’institution scolaire française, mais également sur les acteurs qui s’engagent dans l’élaboration des politiques éducatives, tout particulièrement ici sur les représentants des professeurs du second degré, à savoir les associations de spécialistes, mais également sur les universitaires investis dans ces questions ainsi que sur les hauts fonctionnaires et les dirigeants politiques.
Ces acteurs cherchent à agir sur une institution organisée depuis le 19e siècle en disciplines scolaires cloisonnées. L’enseignement secondaire français est ainsi découpé en tranches de savoirs, de méthodes et d’approches pédagogiques distinctes. Ce cloisonnement est renforcé par l’existence, depuis la Troisième République, de corps d’enseignants aux identités professionnelles bien établies, sélectionnés par des concours de recrutement disciplinaire, aboutissement d’une formation initiale disciplinaire. Progressivement, par la création de nouvelles formations universitaires dans les années 1940-1950, se sont joints au cortège déjà existant de nouveaux professeurs, mais pas pour les sciences sociales. Ce sont d’abord des historiens qui vont chercher à investir ce nouveau champ d’enseignement qui englobe principalement l’histoire, la géographie, l’économie, la sociologie, la démographie et l’ethnologie.
S’intéresser à l’enseignement des sciences sociales dans le secondaire général nous amène à étudier la gestation et le développement d’un nouveau champ scolaire durant la seconde moitié du 20e siècle. Retracer cette généalogie permet de comprendre les résistances et la force de l’inertie de disciplines scolaires. Alors que l’introduction des sciences sociales aurait pu amener à repenser les frontières disciplinaires et à mettre en place davantage d’interdisciplinarité, on constate, au contraire, un retranchement disciplinaire progressif. Ainsi, jusqu’aux années 1960, l’histoire veut dominer les sciences sociales en les intégrant, mais les années suivantes sont marquées par un cloisonnement disciplinaire net (Legris 2014).
Les tentatives infructueuses pour faire entrer les sciences sociales à l’école.
Enseignées aux États-Unis depuis la fin des années 1910, les social studies se développent particulièrement après la Seconde Guerre mondiale. Dans de nombreux États, l’enseignement de l’histoire et de la géographie, jugé trop national notamment en Amérique du Nord et du Sud, est délaissé au profit de celui des sciences sociales. Des représentants des sciences sociales en France, dont Jean Fourastié, figurent à côté des spécialistes de l’école dans des commissions pour adapter celle-ci aux demandes économiques de l’époque. L’actualisation des savoirs au monde contemporain est un argument également mobilisé par les historiens des Annales qui sont favorables à un tel enseignement. Lucien Febvre s’engage ainsi dans cette voie au sein de la commission consultative de l’UNESCO pour l’étude des questions d’éducation, de science et de culture. En 1952, un comité international d’experts, dont fait partie l’inspecteur général d’histoire Louis François, rédige des propositions en ce sens. Mais l’ouverture des programmes d’histoire aux sciences sociales s’oppose à l’attachement disciplinaire des associations de spécialistes, dont la société des professeurs d’histoire-géographie (SPHG), qui parviennent à contrecarrer ces initiatives.
Durant les années 1960, Fernand Braudel se montre favorable à une initiation aux sciences sociales en classe de terminale. Consulté à plusieurs reprises par le ministère de l’Éducation nationale, il critique non seulement le manque d’ouverture des programmes aux espaces extra-européens, mais aussi les coupures chronologiques retenues, qui relèvent de césures de l’histoire politique française. L’historien propose d’étudier, dans un programme unique en terminale, les dimensions du monde contemporain en utilisant les outils de l’histoire, de la géographie, de l’économie et de la démographie, ce qui va totalement à l’encontre des attentes de l’Inspection générale et de la SPHG. Cette proposition séduit cependant certains hauts fonctionnaires qui imposent aux partisans d’un enseignement disciplinaire cloisonné un programme unique en 1957. Malgré ce coup de force, les mobilisations et les pressions des opposants amènent au fil des années 1960 à réduire la part des sciences sociales au profit d’une narration historique politique du monde entre 1914 et 1945 qui seule peut faire l’objet d’interrogation au baccalauréat. Dès lors, les civilisations qui ne sont pas celles de l’Europe, de l’Amérique du Nord, de l’URSS ou de la Chine ne sont plus guère enseignées dans les classes. L’inertie de la discipline historique s’explique essentiellement par le fait que les inspecteurs généraux, souvent membres de la SPHG, écrivent les programmes. Leur attachement disciplinaire est contraire à l’ouverture aux sciences sociales souhaitée par les historiens des Annales et aux membres de l’EHESS.
Face à une telle résistance et à défaut de tenter en vain de réformer l’histoire, Charles Morazé, historien des Annales, s’implique particulièrement dans l’institutionnalisation d’un enseignement de sciences économiques et sociales (SES), et est soutenu par le ministre Christian Fouchet. Afin de mettre en place cet enseignement pluridisciplinaire, Morazé s’entoure d’économistes, de sociologues — dont Alain Touraine, Pierre Bourdieu, Raymond Boudon —, de politistes, de géographes ainsi que d’historiens de l’économie, comme Guy Palmade. La réforme Fouchet, qui met en place en 1966 plusieurs filières générales, dont la section B centrée essentiellement sur les sciences sociales, introduit les « humanités modernes » que sont les SES. Les programmes de 1966-1968, influencés par les Annales, mettent en place un projet interdisciplinaire avec des méthodes inductives. Par la suite, les sciences sociales font l’objet de débats désormais idéologiques (Galy, Le Nade et Combemale 2015).
Les forteresses disciplinaires.
L’histoire scolaire, caractérisée par un cloisonnement disciplinaire net, est traversée de tensions dans les années 1960-1970. Cela se remarque dès 1967 lors de la mise en place de la commission à la demande de Fouchet, commission que préside Renouvin et à laquelle participe Braudel. Les projets de programmes qui en résultent, ouverts à l’histoire sociale et à l’histoire du temps présent, hérissent la conception de l’histoire portée par l’équipe du Premier ministre Georges Pompidou, très attaché à une histoire politique européo-centrée incarnée par de grands personnages et hostile aux sciences sociales. Les arguments idéologiques animent dès lors les projets de réforme de l’histoire. Pompidou s’oppose personnellement à une histoire scolaire renouvelée, en tenant par exemple des conseils restreints en 1969 à l’Élysée. Par cette stratégie, il parvient à imposer en 1969 des programmes de collège très classiques et rend impuissante la commission Braudel mise en place en 1968 par Edgar Faure et dissoute par Guichard dès l’élection de Pompidou à l’Élysée. L’hostilité du président nouvellement élu à l’égard de cette commission s’explique par la présence de Braudel ainsi que d’autres acteurs engagés en faveur des sciences humaines et sociales, tels que le géographe Marcel Roncayolo et l’inspecteur général de SES, Guy Palmade. L’Élysée voit également d’un très mauvais œil la participation d’enseignants investis dans les recherches pédagogiques de l’Institut pédagogique national, comme Suzanne Citron et Lucile Marbeau. L’équipe pompidolienne craint que des projets ouvrant l’histoire et la géographie aux sciences humaines, notamment à la sociologie, ne sortent de cette commission Braudel.
L’opposition pompidolienne aux sciences sociales bloque la réforme de l’histoire également pour le lycée. Pompidou se prononce pour l’enseignement d’une histoire proche de celle de Lavisse, qui ne s’ouvre guère à l’histoire du temps présent et à la sociologie : « Pas d’histoire des classes sociales et d’événements sociaux. Revenir à l’histoire des grands hommes et événementielle » (Saglio 1969). La résistance du Président n’est pas qu’une manifestation de la défense des « humanités classiques » et d’un enseignement conservateur. Elle révèle également une hostilité idéologique franche à une histoire ouverte aux sciences sociales, soupçonnées par Pompidou de véhiculer des valeurs de gauche. L’opposition du camp pompidolien bloque les projets de programme unique porté, entre 1970 et 1973, par Palmade, alors conseiller du ministre de l’Éducation nationale : « Le programme mêle histoire, géographie, instruction civique, à partir de la première […]. Je persiste à penser que cela ne mènera qu’à un pathos inutilisable et incontrôlable » (Saglio 1971). Qualifiant l’histoire contemporaine de « mode », le conseiller de Pompidou, Jean-François Saglio, dénonce le caractère marxiste des projets ministériels : « Prendre l’histoire du monde depuis 1914, n’est en prendre qu’un versant : celui des difficultés croissantes des démocraties que l’on opposera à la montée du communisme jusqu’en 1950 ; il sera facile à beaucoup de maîtres de ne pas mettre en lumière le nouvel équilibre mondial depuis 1950 et la remontée des démocraties. […] Je crains que tout ce programme ne soit guère neutre » (ibid.). Le blocage s’avère efficace, car aucun programme pour le second cycle du second degré n’est réactualisé au moment où s’élabore un projet relatif au collège unique (Gutierrez et Legris, à paraître).
Les tensions autour des frontières disciplinaires sont réactivées par le projet initial de modernisation du système éducatif de René Haby en 1974-1975. Le ministre désire ouvrir l’histoire-géographie en collège à l’économie politique, la sociologie et la science politique. Pour cela, il emploie l’expression « sciences économiques et humaines ». C’est ici une conception élargie de l’histoire comme discipline reine des sciences humaines que défend le ministre. La question est alors double : qui sera chargé de ce nouvel enseignement et quel recyclage offrir à des professeurs déjà en place ? L’attribution de cet enseignement devient un espace de compétition entre deux corps déjà existants : celui des professeurs d’histoire et de géographie, et celui des professeurs de sciences économiques et sociales. La situation est confuse notamment dans le second cycle du second degré, où des professeurs d’histoire enseignent également l’économie. En effet, les SES, créées en 1966 pour les lycées, sont enseignées par des professeurs des disciplines voisines, dont l’histoire-géographie, des lauréats du CAPES de SES (créé en 1969) et des maîtres auxiliaires. Par contre, l’incertitude demeure pour l’enseignement des sciences humaines, que René Haby souhaite mettre sur pied avec la rénovation des collèges.
Des intellectuels et des politiques de droite, attachés aux humanités classiques, défendent une histoire scolaire proche de celle voulue quelques années auparavant par Pompidou. Selon Aron, les contenus du projet Haby, dont l’ouverture de l’histoire aux sciences sociales, abaissent le niveau d’enseignement. La controverse gagne également les communistes opposés à l’enseignement « sciences humaines » qui conduirait à la disparition de l’histoire, discipline nécessaire à la prise de conscience civique. Face à cela, le ministre doit abandonner la terminologie « sciences économiques et humaines » pour celle d’« histoire-géographie-économie » en avril 1975. Les savoirs demeurent donc cloisonnés dans le collège unique porté par la loi du 11 juillet 1975. Ce point n’est guère débattu au sein de la commission Fourastié de 1976, chargée de remettre au ministre un rapport concernant l’enseignement des sciences humaines.
Les projets initiaux de René Haby d’ouvrir l’histoire aux sciences humaines et sociales, de rendre cette discipline optionnelle en terminale, puis de promouvoir des projets de programmes d’histoire-géographie de 6e et 5e structurés autour de thèmes diachroniques inspirés de la méthode spiralaire et des recherches pédagogiques de l’INRDP, ébranlent les partisans d’une histoire scolaire plus conventionnelle enseignée tout au long de la scolarité obligatoire. Petit à petit, les oppositions aux programmes d’histoire atteignent également le projet de collège unique ainsi que les activités d’éveil mises en place depuis 1969 en primaire et en 6e et 5e (Legris 2016). Parmi les acteurs engagés dans cette controverse, on trouve de nombreux historiens reconnus, et pour certains rattachés à l’École des Annales comme Braudel, Le Goff ou Duby !
Depuis les années 1980, notamment depuis le colloque de Montpellier de 1984, les historiens s’accordent sur le cloisonnement disciplinaire dans le secondaire. Cette discipline est désormais traversée par d’autres questions que l’ouverture aux sciences sociales ou la didactique (Garcia et Leduc 2003). Citons entre autres celle des échelles d’études : doit-on étudier une histoire locale/régionale, nationale, européenne, mondiale, voire croisée ? Peut-on étudier les espaces extra-européens ? L’intégration de nouveaux groupes sociaux au récit historique est également posée et a conduit à intégrer depuis, même de façon très réduite et non sans peine, les femmes (Lucas 2009) et les immigrés dans les programmes (De Cock 2016). L’histoire est irriguée par de nouvelles questions, comme celles des mémoires et des questions socialement vives (Falaize 2010, Ledoux 2016, Tutiaux-Guillon 2011). La période n’est donc plus véritablement celle du croisement des approches des sciences sociales, mais du retranchement disciplinaire, un recentrement sur la finalité civique organisée principalement autour de la nation, voire de l’identité.
Cependant, cela ne signifie pas que les disciplines s’ignorent : des enseignants et des formateurs renouvellent les questionnements et leurs pratiques pédagogiques en piochant dans les travaux de sciences sociales. Il existe des relations entre les SES et l’histoire, par exemple par l’intermédiaire de l’APSES et du collectif « Pour un aggiornamento de l’histoire-géographie », qui partagent une posture critique des savoirs dont le but est de conscientiser les élèves et de donner plus de liberté pédagogique et de souplesse à l’enseignant. La question des sciences sociales se retrouve aujourd’hui davantage dans l’enseignement supérieur avec des licences pluridisciplinaires initiant les étudiants aux diverses approches épistémologiques et méthodologiques. Le maintien du cloisonnement disciplinaire net risque de réduire les débouchés professionnels de formations uniquement historiques et de moins attirer des étudiants sensibles aux questionnements sociaux contemporains.