Avant-propos.
Cet entretien prend sa source dans un projet de recherche (mené depuis 2017) sur l’analyse des liens complexes entre spatialités, agir collectif et interactions sociales à travers une étude située sur l’expérience sensible de l’espace public. Dirigé par Nathalie Zaccaï-Reyners (ULB) et Yves Winkin (ULiège), ce projet s’inscrit dans la lignée de leurs travaux respectifs.
Depuis ses premières recherches, Nathalie Zaccaï-Reyners s’intéresse aux processus de la compréhension sociale. Le cadre de réflexion qu’elle a tissé s’est noué autour de l’herméneutique des textes et de l’action, ainsi que de la pragmatique des discours. Elle a développé de nombreux travaux autour du « monde de la vie », des expériences ludiques et du rôle des médiations dans la transmission de l’expérience comme dans les interactions les plus ordinaires. Le terrain privilégié de ses recherches est celui des relations asymétriques qui traversent le domaine du soin aux personnes. Ses travaux l’ont également menée à revisiter la psychologie du développement de Winnicott (1971, 1975) et Vygotski, et à prendre appui sur la philosophie esthétique de Jean-Marie Schaeffer (2015) pour envisager une approche singulière de l’imagination sociale et morale.
Yves Winkin a, pour sa part, développé dans ses travaux une « anthropologie de la communication », fondée sur une certaine vision de la communication entendue comme performance de la culture, et sur une démarche ethnographique urbaine. En utilisant la méthodologie de l’ethnographie urbaine mais aussi de l’auto-ethnographie, il a élaboré un cadre théorique dont le point central est la notion d’« enchantement ». Dans cette perspective, il s’est intéressé aux conditions de possibilité de l’enchantement dans l’espace public et s’est particulièrement penché sur les dimensions ludiques des aménagements urbains destinés aux piétons. Que ce soit dans le champ du tourisme ou des relations publiques, par exemple, il a ainsi mis en évidence le rôle des « ingénieurs de l’enchantement » qui créent avec les participants un cadre propice à la montée en puissance d’une « suspension volontaire de l’incrédulité », selon la formule de Samuel Taylor Coleridge.
C’est notamment autour de l’intérêt ludique que se rencontrent donc Nathalie Zaccaï-Reyners et Yves Winkin depuis deux perspectives certes distinctes mais qui nous ont semblé complémentaires pour aborder les expériences sensibles et communes de l’espace public urbain.
Nous avons souhaité les réunir tous deux au cours d’un entretien croisé sur les questions d’enchantement, de jeux et de réalités. Nous proposons ainsi, à travers cet entretien, une rencontre autour des notions d’enchantement, d’imaginaire, de jeux ou d’effervescence qui côtoient des questions aussi profondes que celles de sollicitude, bonheur ou manières d’interpréter le sens de la vie…
À l’heure où nos médias n’ont de cesse de relayer le pessimisme social ambiant et de se soumettre au diktat de l’émotionnel, il peut paraître saugrenu de s’intéresser à l’enchantement. Pourtant, la recherche sur ce thème éclaire aussi des espaces de sens, aux confins du cynisme contemporain. Cet entretien le montre et il va plus loin puisqu’il fait le pari que quand l’émotion supporte, structure et organise notre rapport au monde, mieux vaut la prendre au sérieux.
Ainsi, des perspectives concrètes pour de futures enquêtes peuvent-elles être dégagées. Elles concernent tant l’expérience touristique, ludique ou de relation publique que l’éclairage de dynamiques d’intercompréhension ou de désillusion.
Entretien avec Yves Winkin et Nathalie Zaccaï-Reyners.
Rachel Brahy – Catherine Bourgeois : La notion d’enchantement, Yves Winkin, est au centre de vos travaux. D’où vient votre investissement dans cette notion ? En bref, quelle en est l’histoire et quel en est le ressort ?
Yves Winkin : J’ai commencé à travailler sur la notion d’enchantement dès le début des années 1990 sur la base de deux viviers de données. D’une part, j’avais acquis une expérience en matière de relations publiques en étant responsable pendant quelques années de la communication interne et externe du Centre Hospitalier Universitaire de Liège ; j’avais également créé et dirigé des magazines pour l’Université de Liège et pour le FNRS. De cette expérience, je voulais tirer des propos plus théoriques dans mes cours de communication. D’autre part, comme tout le monde, j’étais un touriste à mes heures. Tantôt comme participant à des voyages pédestres de « Terres d’aventure », soit en accompagnant ma mère dans des mini-trips urbains en Europe et ailleurs, soit encore en profitant de cours et de colloques à l’étranger. Je remplissais systématiquement mon petit carnet tous les soirs, me disant que cela pourrait toujours servir. Et de fait, j’ai pioché dans ces deux viviers pour alimenter mes cours et tenter une théorisation légère dans mes premières publications. Ainsi, j’ai commencé à parler de « communication enchantée » pour les relations publiques, d’ « ingénieurs de l’enchantement » pour les professionnels du tourisme (Winkin 1998, 2002). Mais je me suis un peu pris les pieds dans le tapis en essayant d’articuler le couple « euphorie/dysphorie » d’Erving Goffman avec la notion d’enchantement. Je voulais considérer l’euphorie comme l’enchantement au niveau interactionnel tandis que la notion d’enchantement aurait été réservée pour l’analyse du phénomène au niveau social : l’enchantement aurait alors été défini comme le cadre donné par une société à certains de ses membres pour leur permettre de vivre une expérience euphorique. Mais j’ai trouvé tout cela assez confus…
RB-CB : Par la suite, comment cela s’est-il résolu ? En plus de l’inspiration goffmanienne, quelles caractéristiques avez-vous retenues pour définir « votre » enchantement ?
Yves Winkin : Mon petit appareillage notionnel s’est stabilisé fin des années 1990 quand j’ai fait tout reposer sur deux formules : l’une est celle de Samuel Taylor Coleridge, « la suspension volontaire de l’incrédulité » ; l’autre est celle d’Octave Mannoni, « je sais bien mais quand même ».
Pour moi, l’enchantement est une expérience du monde (ou d’un monde) préparée par des professionnels, dans laquelle les acteurs s’engouffrent sur la base d’une dénégation de la réalité. Les acteurs participent très volontairement à leur suspension. À un moment donné, ils flottent littéralement et ce moment est délicieux, comme un rêve dans lequel on essaie de rester encore quelques instants. Mais ils retomberont nécessairement dans la réalité un peu plus tard. Cela n’est pas grave, ils auront vécu un moment rare. Ce moment peut durer quelques minutes (une poignée de mains avec Mickey à Disneyland), quelques heures (une soirée de relations publiques présentée comme une rencontre exclusive entre VIP’s), quelques jours (une croisière sur le Queen Elizabeth II). Voilà ce que j’ai essayé de documenter ethnographiquement et d’analyser à partir de mes deux formules, sans parler plus avant des emprunts à Erving Goffman et à quelques autres.
RB-CB : Mais n’est-ce pas un peu gentillet, tout cela ?
Yves Winkin : Ce que j’essaie de faire, c’est de lutter contre une objectivation qui ne serait finalement qu’un discours critique se croyant plus intelligent que celui tenu par les acteurs observés sur le terrain. Je trouve un peu facile de dénoncer inlassablement les pratiques touristiques : OK, les touristes se laissent faire et se laissent avoir. Mais encore ? Hans Magnus Enzenberger (1973) le disait déjà il y a 50 ans. Mine de rien, je trouve qu’il est plus difficile aujourd’hui de tenter de construire anthropologiquement ce qui constitue encore dans notre monde occidental un moment de plaisir, de bonheur, d’enchantement. Évidemment, il ne s’agit pas de faire du Philippe Delerm comme dans son livre La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules (1997). Mais il s’agit surtout de ne pas faire du Michel Houellebecq.
RB-CB : Bien, mais en quoi votre démarche est-elle inscrite dans vos disciplines que sont l’anthropologie et la sociologie ? À partir de quels questionnements, quelles méthodes et avec quels apports ?
Yves Winkin : Je m’explique. À un moment donné dans ma carrière, il m’a semblé que ce qui était intéressant à dire, c’est qu’il pouvait encore y avoir du plaisir dans la vie, de la « bête » fraîcheur. Je dis « bête », parce que la position classique de l’intellectuel est de ne pas se laisser avoir et de rompre avec l’illusion. Or, quand je marche sur le chemin de Saint Jacques de Compostelle, j’ai juste du plaisir à être sur ce chemin et en particulier à être seul sur ce chemin — ou du moins à me le faire croire (Winkin 2005). C’est ce moment-là que j’essaie de saisir. Et je le fais non pas depuis le cadre théorique de la psychologie positive mais depuis celui d’une anthropologie de l’enchantement que j’essaie de construire. Pour moi, il s’agit de montrer que si ce moment de suspension est rendu possible, c’est parce qu’il y a tout un travail d’ingénierie derrière, dans lequel je me suis engouffré et maintenu aussi longtemps que possible. Il ne s’agit donc pas de dénoncer l’illusion mais de comprendre comment elle fonctionne, dans une sorte de collusion entre les ingénieurs qui ont mis le chemin en place (ou plutôt l’ont réinstallé) et les marcheurs qui veulent se faire croire qu’ils ne sont pas sur une autoroute pédestre mais sur un chemin millénaire, qu’ils soient croyants ou non. J’ai donc besoin d’éprouver le plaisir pour accéder aux mécanismes de sa production. Cela dit, ce n’est pas une position facile à tenir. Je ne voudrais pas me retrouver un jour collaborateur malgré moi du directeur marketing de Disneyland, par exemple.
RB+CB : Vous a-t-on déjà fait des propositions dans ce sens ? Quelles différentes faites-vous entre l’engagement dans ces pratiques et votre approche scientifique ? Fondamentalement, l’un peut-il servir l’autre, en quoi ? Et jusqu’à quel point ? Car il est vrai qu’à certains moments, à vous lire, on entrevoit l’éloge d’un professionnalisme d’apprêtement des espaces publics… Ce n’est pourtant pas le but, si ?
Yves Winkin : Vous faites allusion à ma collaboration depuis nombre d’années avec Sonia Lavadinho, qui est aujourd’hui consultante indépendante auprès de nombreuses villes en matière de mobilité. Nous avons écrit plusieurs articles ensemble et un livre, Vers une marche plaisir en ville (Lavadinho et Winkin, 2012), destiné aux professionnels de l’urbanisme. Cette collaboration se poursuit aujourd’hui encore, et j’en suis très satisfait, intellectuellement parlant. Je n’ai jamais été mandaté directement par une agence ou par une direction de l’urbanisme, mais je suis content de contribuer indirectement aux questions qu’elles se posent, tout particulièrement en cette période flottante [1] où l’on sent que l’on pourrait faire émerger une ville plus verte et plus décontractée. Parlez de « professionnalisme d’apprêtement des espaces publics » si vous estimez qu’il est plus légitime pour un scientifique de rester drapé dans sa dignité hors sol, mais moi, je préfère aller au charbon et tenter de contribuer un tant soit peu au « réenchantement » du monde d’ici-bas.
RB-CB : Nathalie Zaccaï-Reyners, vos recherches sont plutôt éloignées de celles d’Yves Winkin, que pensez-vous de la notion d’enchantement ? Celle-ci peut-elle vous aider à penser les expériences ludiques mais aussi les interactions les plus ordinaires ? Comment approchez-vous théoriquement ces questions ?
Nathalie Zaccaï-Reyners : Je n’ai pas tellement utilisé cette notion d’enchantement, mais si on devait la préciser, elle renverrait dans mon esprit à la sensation d’une présence dans le monde. D’un point de vue généalogique, ces expériences sont le fruit d’interactions fondamentales, celles où l’on a précisément partagé notre monde avec autrui en dépit de son absence, celles où une coprésence était cependant manifeste. C’est notamment cette présence qui est perdue dès lors que ces manifestations font l’objet d’une explication de type scientifique, d’un dévoilement qui ouvre sur le désenchantement du monde au sens de Max Weber et qui signifie à la fois une libération à l’égard de puissances envahissantes et effrayantes, mais aussi une perte. Car dans ce mouvement même, beaucoup de nos expériences vécues perdent le langage qui leur permettrait d’advenir à la conscience et surtout d’être partagées. On en trouve la trace dans des pratiques un peu honteuses, comme lorsque l’on se plonge dans la lecture de notre horoscope, lorsque l’on touche du bois ou que l’on se fait tirer les cartes. Il y a là comme une demande, comme si l’on défiait le sort en quelque sorte pour en appeler à la buona fortuna, à sa bonne étoile, à la chance. Mettre le monde de notre côté, jauger ses intentions à notre égard, pour savoir si c’est le moment, notre moment. Mais prier aussi sans doute, pour aider à faire basculer la roue du côté qui nous importe. Donc, un monde enchanté ce serait un monde qui produit des signes qui sont perçus pour le meilleur et pour le pire – j’insiste sur le pire –, des signes qui renvoient à des logiques qui ne sont pas logiques et sur lesquelles nous avons peu d’emprise. Un monde dont les signes nous rappellent notre impuissance et dont nous tentons de déchiffrer les bonnes grâces à notre égard, de lire les cadeaux comme des indices de bienveillance, et surtout comme des promesses.
RB-CB : Comment ces réflexions s’ancrent-elles dans vos propres travaux, tant théoriquement qu’empiriquement ?
Nathalie Zaccaï-Reyners : C’est depuis des recherches sur l’intercompréhension, en particulier dans des situations asymétriques comme les relations de soin, que j’en suis venue à envisager un registre d’expériences que l’on pourrait rapporter à la notion d’enchantement. Dans le cadre des soins, le poids des attentes parfois incongrues suscitées par des gestes ou des paroles, l’importance des projections articulées autour de la perception d’objets ou d’odeurs m’ont progressivement menée vers une recherche sur la place de l’imagination dans nos interactions quotidiennes. Car on peut se côtoyer et partager une situation d’interaction tout en évoluant dans des mondes largement parallèles, pour ne pas dire hétérogènes. Dès lors, que signifie se rencontrer ? Si partager le présent vivant ne garantit en rien le recouvrement de nos compréhensions du monde, sur quelles zones de contact peut-on envisager des accords et des désaccords ? Dans le contexte des relations de soin où il peut être vital de comprendre le désir de l’autre, tout comme le sien d’ailleurs, ces questions sont incontournables, indépendamment même des enjeux de pouvoir qui s’y trament (Zaccaï-Reyners 2013). Pour avancer sur ces éléments, j’ai notamment pris appui sur le remarquable travail que le philosophe Jean-Marie Schaeffer a consacré à la place de la fiction dans nos vies (Schaeffer 1999, 2015). Mais je suis aussi redevable au sociologue Richard Sennett (1979) et à cette piste qu’il ouvre en soulignant le fait que pour pouvoir appréhender nos propres émotions, et donc aussi celles d’autrui, il faut pouvoir s’appuyer sur des artifices, sur des conventions socialement instituées. Il y aurait donc un enjeu émancipatoire dans la construction et la mise à disposition de formes susceptibles d’être partagées, dans la mesure où elles ouvrent un espace réflexif, une prise de distance, un point de rencontre et c’est essentiellement à la sphère esthétique que revient ce travail de proposition. Ce qui m’a intéressée c’est de comprendre comment ces formes se stabilisent, dans quels lieux elles sont, quelle est leur vie? On peut se tourner, pour ce faire, vers la phénoménologie sociale d’Alfred Schütz et sa théorie de la pertinence et des typifications. Il développe une approche très riche et subtile du partage d’un monde signifiant, d’un monde de la vie.
RB-CB : Oui, d’accord. Mais toutes ces formes fictionnelles, dont vous nous parlez, qui se construisent, se stabilisent, qui vivent « quelque part » et qui pourraient nous émanciper, d’où viennent-elles ? Comment en arrive-t-on à pouvoir les construire ? Comment cela se passe-t-il concrètement ? Pouvez-vous préciser cela ?
Nathalie Zaccaï-Reyners : Bien sûr, d’autant qu’il m’a effectivement semblé intéressant de faire un détour par la genèse de la vie imaginaire, depuis le jeu enfantin jusqu’aux fictions qui habitent pour une part l’expérience que l’on peut sans doute ranger sous le terme d’« enchantement » du monde. L’énigme de cette présence absente, on peut la retrouver dans la première relation, celle de cette rencontre tout à fait étrange entre un nouveau-né et son environnement maternant, une situation totalement asymétrique où il n’y a pas de langage partagé. Si l’on en croit le pédopsychiatre Donald Winnicott (1971, 1975), dans cette situation où un être totalement vulnérable est plongé dans un environnement tout-puissant, il va se passer des choses tout à fait paradoxales. Ainsi par exemple, l’environnement maternant peut se mettre au service du bébé au point que celui-ci en vienne à se sentir omnipotent. Winnicott explique : pour que la vie du nouveau-né puisse se développer de façon propice, il faut passer par ce premier moment de fusion et d’omnipotence. Et ce n’est qu’ensuite que les réponses de l’environnement peuvent se faire progressivement moins immédiates et moins adéquates. Ce qui engage un processus de désillusion chez l’enfant, qui va permettre à l’environnement d’exister en tant qu’extériorité à ses yeux, avec tout le stress qui peut accompagner la perception de sa situation de dépendance. Mais pour compenser cette désillusion, pour apprivoiser l’angoisse qu’elle suscite, une activité va être engagée par l’enfant autour de ce que Winnicott appelle des phénomènes transitionnels. Cela peut être la manipulation d’un bout de chiffon, le fredonnement d’une mélodie, un balancement, bref des gestes rythmés et récurrents initiés par le tout petit. Dans ce travail sur l’angoisse de la séparation, sur la peur du non-retour de l’environnement dès lors que sa réponse n’est plus immédiate, l’activation des phénomènes transitionnels peut être lue, à mon sens, comme une mise en forme au travers de mélodies, de balancements, de rythmes qui ébauchent déjà un récit. Ces activations procurent selon Winnicott une réassurance. Mais il ajoute que ces phénomènes ne peuvent être maintenus en vie, c’est-à-dire avoir un effet sur la vie psychique du nouveau-né, que si la réponse de l’environnement advient effectivement avant un temps donné. Et chaque bébé va tolérer des temps d’attente distincts qui s’allongeront progressivement. Mais, il observe que si l’environnement ne répond pas dans la limite du supportable par l’enfant, les phénomènes transitionnels meurent (sic.). Ils perdent toute signification pour lui : le doudou n’a plus aucun sens, il est abandonné et cela correspond avec l’entrée dans la pathologie.
RB-CB : Mais qu’est-ce que tout ceci signifie pour vos recherches ? Concrètement ?
Nathalie Zaccaï-Reyners : J’ose retenir de ceci l’idée d’une genèse de pré-récits, à travers l’activation des phénomènes transitionnels qui ont pour enjeu le retour d’une présence désirable, présence dont l’absence de réponse par trop différée peut provoquer un profond désenchantement, un sentiment d’abandon. Mais si la limite n’est pas franchie, la puissance de ces phénomènes pour maintenir une attente dont la possible réponse est encore vivante, s’amplifie, et les temporalités de tolérance s’étendent, jusqu’à atteindre sans doute l’absence totale de réponse effective.
Le deuxième point fondamental que j’ai retenu de cette lecture, c’est que, pour que ces phénomènes transitionnels conservent leur vitalité, il faut que l’environnement tolère un paradoxe. Les phénomènes transitionnels, l’enfant les a-t-il créés ou l’environnement les lui a-t-il donnés ? Et bien, cette question, Winnicott demande qu’on ne la tranche jamais. Car dès lors que cela se fait, les phénomènes transitionnels perdent leur puissance signifiante. C’est là peut-être la racine du « je sais bien mais quand même » qui, s’il est explicité, s’éteint. C’est aussi un peu le même principe lorsque le jeu est brisé. Par exemple, si au théâtre tout à coup un spectateur se lève et dit « M’enfin ce que vous faites ce n’est qu’une représentation ! », il gâchera le plaisir des autres en brisant l’immersion. Le dévoilement tranche le paradoxe et tue le jeu.
RB-CB : Un autre paradoxe, Yves Winkin, – et qui doit lui aussi être maintenu pour pouvoir « être enchanté » – c’est de « vouloir y croire »… Pourquoi avoir tant insisté sur la formule de Samuel Taylor Coleridge, « la suspension volontaire de l’incrédulité » ?
Yves Winkin : Parce que je l’ai toujours trouvée incroyablement productive. Certes, elle a été beaucoup utilisée, en particulier dans les études théâtrales et cinématographiques. Mais elle est restée inexploitée en anthropologie et en sociologie, alors qu’elle est comme une parfaite illustration du « cadre-analyse » de Goffman, par exemple (1991). On le sait, Coleridge parlait dans sa lettre de 1817 à Wadsworth des conditions de possibilité d’un « théâtre féérique » (Coleridge 1817). Il était donc bien ailleurs que dans le monde réel. Mais ce monde réel est rempli de moments de suspension, au cours desquels on veut « croire au Père Noël ». Un anthropologue comme Victor Turner (1977) a proposé la notion de « subjonctivité » pour tenter de cerner certains d’entre eux comme les carnavals, les festivals rituels, les célébrations festives. Mais on est encore le plus souvent dans des univers non-occidentaux. Daniel Dayan et Elihu Katz (1996) ont repris la notion de Turner pour décrire des moments extraordinaires, comme la visite de Anwar Sadat à Jérusalem (le 20 novembre 1977), très fortement relayés par les médias. On pourrait sans doute analyser en termes de subjonctivité l’atmosphère de sidération autour de la cathédrale Notre-Dame en train de brûler le 15 avril 2019. Mais je continue à penser que la formule de Coleridge me convient encore mieux parce que chaque mot (suspension/volontaire/incrédulité) offre un potentiel de développement superbe, surtout si je renforce la dimension volontaire de l’opération avec le « je sais bien mais quand même » de Mannoni, qui a sans doute donné là la définition la plus efficace de la dénégation. Je sais que je ne salue pas Mickey mais un gars en contrat précaire, qui doit suer sous la grosse tête en carton. Mais quand même, au moment de lui serrer la main, je ne lui dis pas « bon courage, Monsieur », mais « bonjour Mickey ». Et pendant une fraction de seconde, j’y « crois ». Il faut mettre des guillemets, parce que cette suspension de l’incrédulité est ici très fragile et peut-être même si évanescente qu’elle confine à l’inexistence. Mais dans d’autres situations, cette suspension peut durer longtemps, et je vais tout faire pour la prolonger, en travaillant à la dénégation. Pour reprendre mon exemple du Chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, je tente de me faire croire que je découvre un chemin dans la forêt, alors qu’il est balisé par des marques rouges et blanches tous les dix ou cent mètres. La dénégation m’apparaît comme un mécanisme très puissant, dans de multiples domaines de la vie sociale. Étrangement, elle semble cantonnée au champ psychanalytique ou au champ des pathologies (addictions, par exemple), alors que nous fonctionnons constamment à la dénégation, ne fût-ce qu’en prenant un café gourmand… Parce qu’on ne prend pas de dessert mais quand même.
RB-CB : Nathalie Zaccaï-Reyners, vos propres développements/recherches suggèrent-ils d’autres pistes d’explorations (que la dénégation) pour mieux cerner l’enchantement ?
Nathalie Zaccaï-Reyners : Il y aurait au moins deux pistes à mes yeux. On pourrait associer la notion d’enchantement à ces moments particulièrement précieux où le monde correspond étonnamment à nos attentes et nous surprend peut-être en les devançant. Il est intéressant d’en savoir plus sur ces expériences de félicité, notamment en lien avec cette idée d’une présence désirée et des indices lus dans l’environnement comme une forme de réponse possible. On peut penser que ce que certains décrivent comme des expériences d’illumination peut être rapproché de l’hallucination décrite par Winnicott, dans les tout premiers temps de la vie où l’environnement ne fait qu’un avec l’enfant. L’enchantement pourrait être une déclinaison de moindre intensité de cette réponse au plus près dont l’actualisation est bouleversante alors qu’elle n’est habituellement qu’espérée. Elle rejoint en ce sens sans doute le sentiment du sublime associé à l’expérience esthétique. Il y a là une constellation à explorer.
Une seconde piste porterait sur la dimension « enchanteresse » de la co-présence, les moments d’émotion partagée. Il y a des types de manifestation qui ont la capacité de rassembler, de faire du sens et qui peuvent aviver en quelque sorte l’espoir et motiver des énergies positives ou négatives, que ce soient des concerts, des matchs de foot mais aussi des expériences touristiques, des rassemblements idéologiques ou des occupations politiques, des voyages autour du monde. Toutes ces manifestations, on y participe notamment parce qu’on en retire quelque chose comme une énergie qui nous porte, même si elle peut s’avérer destructrice. Cela peut mener à s’engager dans des mouvements, à adhérer à des causes, par ailleurs peut-être absolument ignobles, là n’est pas la question. Ce qui est remarquable, c’est la capacité à dégager une énergie qui nous porte vers quelque chose qui va donner du sens à notre vie, qui va nous faire nous lever le matin avec plus d’élan, et sans doute faire un tas de choses plus ou moins souhaitables.
Il me semble intéressant de réfléchir à ces dispositifs qui supposent le travail de ces « ingénieurs de l’enchantement » comme tu les nommes, Yves. Comment opèrent-ils, quelles sont leurs visées, où est l’enjeu pour ceux qui les organisent et pour ceux qui y participent ? Il peut y avoir un tas de possibilités. Comment se passe leur réception ? Comment se passe leur réappropriation par les gens? Qu’est-ce que ça diffuse ensuite dans la vie des autres?
Ces questions tout à fait intéressantes, je ne sais pas s’il faut les placer sous le terme d’« enchantement ». L’inconvénient de cette expression, c’est qu’elle connote quelque chose de très enfantin. C’est à la fois pertinent dans la mesure où ces expériences ne sont sans doute possibles que parce qu’elles ont été construites dans l’enfance. Elles s’appuient sur notre capacité à nous immerger, sur la compétence fictionnelle de l’humanité au sens de J.-M. Schaeffer. Elles renvoient à des choses qui d’ailleurs ont été délaissées parce qu’elles étaient associées à l’enfance et au jeu ou alors au sacré, aux charmes déployés par la magie. Mais en utilisant cette expression, on ne rend pas compte de tout ce qui va avec, comme les manipulations, qu’elles soient pour le meilleur comme pour le pire. Je ne sais pas quel est le bon mot mais pour ma part j’ai plutôt utilisé la notion d’imaginaire, qui est tout aussi problématique…
RB-CB : Pour en revenir au côté empirique, Yves Winkin, concrètement : comment « explorer » l’enchantement ? On dirait qu’une bonne partie de votre travail repose sur une auscultation permanente de vos émotions : est-ce tenable, est-ce enseignable ? N’y a-t-il pas un risque, en partant de son expérience personnelle, à tomber dans l’auto-ethnographie? Est-il possible d’éviter cet écueil? Est-il possible de prendre de la hauteur? Comment articulez-vous méthode et théorie dans cette quête autour de l’enchantement?
Yves Winkin : Pourquoi dites-vous « tomber dans l’auto-ethnographie » ? Comme si l’auto-ethnographie était un vice… J’ai tenté de retracer la portée et les limites de l’auto-ethnographie dans une contribution de 2013. Elle me paraît constituer une démarche pleinement contrôlable. En France, on dirait qu’elle est perçue comme l’illustration parfaite de la dégénérescence lacrymale de l’anthropologie américaine. Mais revenons à votre question. En fait, je tente d’articuler deux approches. L’une est de fait très subjective — tout le travail de l’anthropologue repose sur cette auscultation permanente de son corps et de ses affects, qu’il transcrit dans ses carnets. L’autre est plus objectivante : il s’agit de cartographier des lieux, de saisir des déplacements, de collecter des discours. Personnellement, je ne travaille pas avec des appareils d’enregistrement, je préfère prendre des notes mais je concevrais parfaitement que l’on puisse travailler aujourd’hui avec son téléphone portable — pourvu que cet amas de données ne ressemble pas finalement aux poussières récoltées dans le sac de l’aspirateur, comme disait Ray Birdwhistell, pour nous mettre en garde contre les collectes finalement ingérables. Je travaille également très peu par entretiens lorsque je suis dans un lieu d’enchantement. Cela peut paraître étonnant dans la mesure où il s’agit de faire émerger des émotions. Ici aussi, je concevrais parfaitement que l’anthropologue invite ses « informateurs » à lui raconter des expériences d’enchantement vécues dans un passé plus ou moins lointain. D’ailleurs un collègue de l’Université de Genève, Jean-Michel Baudouin, spécialiste des histoires de vie, invite ses étudiants à écrire des récits d’enchantement et les données qu’il récolte ainsi sont très riches (Baudouin 2010). Mais à chacun sa démarche : pour ma part, je suis mon propre informateur et je propose dans mes articles de petits récits « auto-ethnographiques », en espérant que leur fine granularité entraîne les lecteurs à y retrouver des éléments de leurs propres expériences. Si cette démarche n’est pas facile à enseigner, malgré son apparente simplicité, l’autre, qui consiste à faire des « p’tits crobards » et à prendre des notes, l’est beaucoup plus – et elle est tout aussi importante. Pour moi, il faut toujours penser spatialement quand on est sur le terrain : où est-ce qu’on entre, où est-ce qu’on sort, où sont les « coulisses » ? Un équilibre se crée ainsi entre un enchantement comme expérience et un enchantement comme lieu, comme dispositif. Je reconnais que je suis plus enclin à travailler sur des lieux « producteurs » d’enchantement que sur les expériences mêmes d’enchantement qui sont très difficiles à décrire — on doit faire appel à des images, à des métaphores, à des allusions. Toujours cette idée que les sciences sociales sont plus à l’aise avec le malheur qu’avec le bonheur…
RB-CB : Si on élargit votre propos, Yves, peut-on en conclure que les sciences sociales pourraient nous enseigner quelque chose du bonheur ? On sait qu’une partie de la philosophie le fait, la psychologie aussi, mais qu’est-ce que cela pourrait donner du côté de la sociologie ou de l’anthropologie ? Une sociologie existentielle/de l’existence, vous y croyiez ?
Yves Winkin : Oula ! Vous allez m’entraîner sur une pente qui me fait peur… Autant je me sens à l’aise pour passer de la description à la prescription en matière de marche urbaine, comme je l’ai dit plus haut, autant je me sens peu enclin à proposer une sociologie existentielle. Je reconnais que certains anthropologues, comme David Le Breton (2000), ont franchi le pas—à propos de la marche, justement. Mais je n’ose pas ; j’aurais l’impression de marcher sur les plates-bandes (filons la métaphore jusqu’au bout) des philosophes et des psychologues. Par contre, je n’avais pas hésité, lorsque j’étais directeur de l’Institut français de l’Éducation en 2011-2012, à lancer une enquête sur le « bonheur à l’école ». Certains inspecteurs avaient pris cela comme un blasphème : on ne va pas à l’école pour s’amuser ; il ne faut pas confondre l’école et sa cour de récréation. Pourtant, tous les courants de l’Éducation nouvelle, de Freinet à Montessori et Decroly, ont fait le pari d’une école où les enfants sont heureux. Je voulais à la fois faire un bilan sur les écoles dites alternatives ou expérimentales et en même temps inviter les responsables de l’Éducation nationale à reconsidérer leurs principes de base. Le sérieux d’une pédagogie se mesure-t-il à sa sévérité ? J’avoue que mon enquête a fait un flop magistral…
RB-CB : Yves et Nathalie, nous avons parlé de Mannoni, Schaeffer, etc. Finalement, la croyance serait-elle le moteur de l’action humaine ? Et vous, croyez-vous, comme les post-modernistes, à l’absence de réalité ? Si non, de quelle(s) réalité(s) peut-on parler ? Comment l’appréhender ? L’expérience n’est-elle que perception, sans aucun relief objectif : quelle balance finalement effectuer entre la dimension subjective et objective ?
Yves Winkin : Je vais sans doute répondre de manière très prosaïque. La balance que j’opère est celle d’une subjectivité pleinement revendiquée dans la collecte des données et d’une objectivité tout aussi pleinement assumée dans la formulation de recommandations à l’intention de décideurs urbains. De quelle réalité peut-on parler ? Et bien tout simplement de la réalité des sols sur lesquels je marche…
Nathalie Zaccaï-Reyners : Si l’on en croit Winnicott, accepter la réalité est ce qu’il y a de plus difficile à faire pour un humain… Mais la question dépasse mes compétences, elle est trop complexe, même si vous avez raison de la poser…
RB-CB : Avec Winnicott, et les éléments que vous avez rappelés, Nathalie, on comprend la construction de cette intériorité personnelle. Mais qu’en est-il des conditions de la mise en partage, et en particulier du rôle des appuis physiques, matériels, réels ?
Nathalie Zaccaï-Reyners : À mon sens ce sont des médiations au sens très large qui soutiennent et qui animent en quelque sorte la sphère intermédiaire d’expérience dont parle Winnicott, celle qui fait le lien entre le monde intérieur et le monde extérieur, au sein de laquelle une certaine mise en partage de l’expérience est possible. Si le langage articulé représente l’un des outils les plus subtils d’échange pour nous, il n’est pas le seul médium, et il a lui-même une genèse qui est à chaque fois rejouée selon des voies singulières. Avant de maîtriser la langue maternelle, d’autres modalités d’échange sont explorées, qui restent plus ou moins actives et plus ou moins idiosyncrasiques tout au long de la vie. Les travaux du psychologue Lev Vygotski (1978) permettent d’entrevoir ces moments qui précèdent la maîtrise du langage, alors que le lien aux objets et aux perceptions sensorielles est déterminant pour ouvrir l’espace intermédiaire et le peupler de signes, de significations, et donc des traces d’autrui. Ainsi dans le jeu enfantin, lorsqu’il s’agit par exemple de jouer à cheval avec un bâton. Pour Vygotski, l’objet n’est pas choisi au hasard, il doit pouvoir répondre à certaines attentes pratiques très concrètes, permettre d’être empoigné et chevauché notamment. Et ces attentes sont d’une nature étrange car elles soutiennent en même temps la possibilité pour l’objet de représenter l’entité absente – le cheval – dans le jeu. Le bâton a un double statut. Il est à la fois un objet manipulable selon les besoins du jeu, mais il est aussi le signe qui représente le cheval convoqué dans la situation de jeu par son intermédiaire. En appui sur certains objets, mais aussi certaines perceptions – lumières, odeurs, sons -, les ambiances, le lien avec d’autres entités peut donc se construire dans l’instant, tout en brouillant les temporalités du monde ordinaire. Les appuis matériels et sensoriels sont donc essentiels à la possibilité d’une mise en partage de l’expérience. Ce n’est pas un hasard s’ils sont largement sollicités dans le domaine des manifestations esthétiques qui visent à nous enchanter…
RB-CB : Vous avez parlé, Nathalie, de la « dimension enchanteresse » de la co-présence. Au moment où nous relisons cette interview pour la clôturer, nous sommes en pleine période de confinement… Est-ce que cette actualité vous inspire un développement complémentaire ?
Nathalie Zaccaï-Reyners : Les situations de confinement ont dû connaître des configurations tellement différentes… Quoi qu’il en soit, nous avons souligné cette idée que la venue de l’enchantement suppose une modification des états de conscience. Schütz parlait d’un « choc » que l’on peut associer à une transformation du cadre d’expérience au sens de Goffman (1991). Il peut être provoqué par différents dispositifs, comme l’entrée dans des espaces spécifiques, ou la présence d’une personne veillant sur le bon déroulement de l’expérience, jusqu’à des formes d’organisation beaucoup plus conséquentes lors d’événements collectifs par exemple. Dans tous les cas, l’aménagement du contexte ouvre une parenthèse au sein de laquelle la sécurité quant à la continuité de la vie est assurée : on peut s’absenter un instant. Cela ne garantit pas que l’enchantement se produise, mais c’est sans doute une condition nécessaire à sa survenance. Or durant le confinement, la capacité à agir sur les cadres de nos expériences s’est trouvée fortement érodée, tant spatialement que temporellement. Dans la plupart des cas, le domicile s’est vu envahi par les lieux et les durées dévolus au travail, à l’éducation, aux loisirs, etc. Difficile d’ouvrir des parenthèses dans ces conditions. Quant à la co-présence, l’éloignement physique imposé pour les relations aux autres a été contrebalancé par le rapprochement, voire par l’invasion d’autres présences auparavant plus distantes. Je pense à des entités comme les soignants, les malades, les virus, les masques, les maisons de repos, les morts aussi bien sûr, les fruits de technologies comme internet, tout cela s’est manifesté avec intensité dans les esprits, jusque dans les espaces les plus intimes, comme s’il n’y avait plus de retrait possible. Cette atmosphère oppressante n’était sans doute pas propice à l’enchantement, surtout si l’on se souvient de l’importance du caractère bienveillant de l’environnement des espaces dédiés. On peut donc faire l’hypothèse que pour beaucoup d’entre nous le confinement a plutôt donné lieu à des situations de « co-présence » anxiogènes et dysphoriques. Mais c’est souvent dans le contraste que l’on peut mieux discerner les caractéristiques d’un phénomène. Et le confinement permettra sans aucun doute d’affiner la réflexion sur les conditions de l’émergence de co-présences enchanteresses, en lien avec nos repères, nos habitudes de vie, celles qui nous soutiennent.
RB-CB : Merci Nathalie. Yves, qu’en pensez-vous ? Comment voyez-vous cette période particulière ? Y aurait-il, malgré tout, des éléments positifs à souligner ?
Yves Winkin : Je n’ai jamais vu cette dimension enchanteresse de la co-présence d’aussi près qu’en ces premiers jours de juin à Paris, où un temps très clément a coïncidé avec la réouverture des parcs et jardins, puis des restaurants en terrasse. Les Parisiens ont envahi les parcs de manière très sage, du moins là où j’ai pu observer le phénomène (Luxembourg, Montsouris, en particulier). Ils formaient des groupes en famille ou entre amis, à bonne distance les uns des autres. On aurait dit de grandes fleurs dans le gazon (qui n’a pas été tondu durant le confinement). Il n’y avait pas de cris, pas de « folie » comme aux cérémonies du 14 Juillet ; juste des conversations quasiment murmurées. Les terrasses, quant à elles, ont commencé à envahir l’espace public de manière très détendue : le long des façades, sur les emplacements de parking… J’ai eu l’impression de vivre une illustration de la notion de subjonctivité proposée par Victor Turner il y a un demi-siècle : le monde se donne à voir comme il devrait toujours être mais n’est jamais. Je ne sais pas combien de temps cet état de grâce durera. Mais il valait la peine d’être vu et vécu.