Les migrants de Calais porte bien son titre. Il n’y est pas question d’ouvrir une réflexion générale sur « une condition de migrant » universelle, mais bien de saisir la singularité de ce que « migrant de Calais » implique comme expérience du monde, comme type de questionnements et surtout sur quels types de problèmes, au sens philosophique, cette condition nous oblige à réfléchir. C’est là le grand mérite du travail de Sophie Djigo, que de ne pas faire disparaître les singularités sous la puissance des paradigmes, tout en montrant comment, à partir d’enquête situées, à partir de ces singularités de situations et d’expériences, il est possible d’ouvrir des questionnements généraux.
En quoi cette situation est-elle singulière ? D’abord, bien sûr, par son positionnement géographique. Calais, ville frontalière, n’en finit pas de régler ses comptes avec l’Angleterre. Son paysage est marqué par le passage-tunnel, ferry, port… campements ; son économie dépendante des flux et des différentiels de taxes et autres franchises frontalières, du tourisme, y comprise, lors des années 2015-2016, du tourisme humanitaire. L’histoire du campement est d’ailleurs étroitement liée à l’histoire économique de Calais : la grève de la compagnie FerryLink, au début de l’été 2015, a, par exemple, fourni aux migrants des occasions de se glisser dans les camions bloqués – les images de migrants partant « à l’assaut de l’Angleterre », pour reprendre les titres de la presse anglaise, ont généré en retour un intérêt médiatique et militant des Anglais pour la situation du camp. Mais ce qui retient surtout l’attention de Sophie Djigo, c’est le désir, partagé par une partie – extrêmement visible – des habitants de Calais et des autorités publiques, de voir partir les migrants et, par les migrants eux-mêmes, de quitter la ville. À ce désir de départ s’oppose la fermeture de la frontière, la machine administrative européenne à produire de l’illégalité, qui oblige les uns et les autres à cohabiter dans des conditions épouvantables. L’enquête de Sophie Djigo se concentre sur les réflexions qui se forgent dans les épreuves subies par les migrants à Calais. Celles d’une vie en transit, marquée par le fait d’être indésirable. Privés de nombreux droits, contraints à habiter la « Jungle », les migrants que nous rencontrons dans le livre nous conduisent à nous poser des questions tant politiques qu’éthiques. Sophie Djigo s’appuie pour cela sur une enquête de terrain et une méthode d’écriture qui entend rendre audible ces voix subalternes. Cette écriture oblige au décentrement. Nous sommes ainsi guidés dans la « Jungle » par plusieurs exilés, et c’est à partir des conversations entretenues avec eux que Sophie Djigo construit les questionnements qui sous-tendent le livre. Les migrants de Calais construit donc des communs possibles à partir de ces questionnements partagés : nous sommes conduits à nous poser les mêmes questions que ces exilés. Comment habiter ce lieu, pourquoi se nomme-t-il de cette manière ? Comment se fait-il que notre État de droit, patrie des Droits de l’Homme, organise des zones de non-droit, des zones d’obscurité hors des « lumières de la République », dans lesquelles les traitements dégradants, la violence – y compris policière – restent impunis ? Comment faire entendre les voix de ceux qui y transitent, comment rendre habitables ces espaces de transits, nouvelles frontières, épaisses et sans statuts, de l’Europe contemporaine ?
L’ouvrage porte une attention particulière aux mots et aux métaphores qui nous permettent d’imaginer le monde : que signifie le succès de « la Jungle » pour désigner les campements du Nord, qu’a-t-on à gagner, ou en l’occurrence à perdre, à utiliser la métaphore de l’hospitalité ou de l’hôtellerie pour désigner et penser, voire évaluer, des politiques publiques d’asile ? Cette médiation du langage et l’usage de la métaphore constituent la clé de lecture du livre, et recadrent les questions soulevées par les exilés dans la démarche philosophique de l’auteur.
Métaphores vives.
La difficulté de s’accorder sur les mots de l’exil particulier vécu dans les campements du Nord signale la singularité de cette expérience. Première difficulté et source de débat, tant dans le champ académique que parmi les bénévoles et les militants : la désignation des lieux de transit – camp, campement, bidonville, aucun de ces mots ne semble adéquat pour décrire Calais, d’où le recours à des mots inventés sur place, en l’occurrence « Jungle », prononcée à l’anglaise, « Djeungle » et dont l’emploi est, pour Sophie Djigo, hautement métaphorique. Paul Ricoeur dans la Métaphore vive montre le pouvoir particulier de la métaphore : celui de la redescription de la réalité par l’invitation du presque, de l’écart, qui autorise le déploiement de l’imagination et de la recréation. Chez Ricoeur, la métaphore est le processus rhétorique par lequel le discours libère le pouvoir, que certaines fictions comportent, de redécrire la réalité. Le pouvoir de la métaphore n’est pas restreint à la fiction, il est également au cœur des discours militants, médiatiques ou académiques.
La première métaphore analysée est donc celle de la « jungle » pour redécrire le bidonville de Calais. Le chapitre est intitulé « Au cœur des ténèbres » et l’analyse est, de fait, marquée par le travail d’Edward Saïd et sa critique de l’œuvre de Conrad dans Culture et Impérialisme. Sophie Djigo veut pointer les conséquences de la réactivation de l’imaginaire colonial, dont le terme est investi. Il ne s’agit pas tant de dénoncer une continuité de pratiques et de violence entre la période coloniale et la période contemporaine, mais plutôt de montrer que les violences qui se déploient à Calais ne sont pas sans parenté avec les violences coloniales. Outre le poids des responsabilités historiques et présentes – pointées par les migrants – des pays européens dans les désordres du monde, Sophie Djigo retient les analyses de Simone Weil – il aurait été également possible de citer Aimé Césaire – sur leurs conséquences : les violences commises, la privation de droit et de protection des migrants de Calais, « ensauvage » non les migrants, mais une partie du voisinage du camp, ainsi que les pouvoirs publics qui conduisent et administrent cette politique. Sophie Djigo rapporte les nombreux cas – soit constatés directement par l’auteur, rapportés par les migrants, les associations de soin ou la presse – de violence exercée sur les migrants, absolument impensables envers d’autres catégories de personnes.
Il aurait été aussi important de souligner comment, en retour, ces violences ont fédéré un large front du refus et suscité des engagements tout à fait inédits. Sophie Djigo note d’ailleurs le rôle essentiel des associations, des bénévoles qui ont su construire une « éthique du transit » avec les migrants. En partant de l’usage du mot « Djeungle » par les associations, il aurait été possible de voir toute l’instabilité de la métaphore de la jungle : détachée cette fois de son imaginaire colonial, retournée, elle offre une alternative à bidonville, fait des migrants des héros, rend désirable un espace construit comme lieu de possible et d’invention de formes de justice et de vivre ensemble ; l’extériorité y gagne en potentiel de critique d’un monde dénaturé. Si l’attention portée à l’usage métaphorique des mots permet de prendre en considération leur consistance historique et sociale, le risque est de figer la métaphore là où celle-ci reste pourtant toujours « vive » (Ricoeur 1997), c’est-à-dire à envisager dans les pratiques discursives et dont le sens ne saurait être arrêté.
L’éthique du transit : renouveler les formes et les dispositifs de l’accueil.
L’éthique du transit, que l’ouvrage décrit dans un second temps, est marquée par le faire ensemble : réparer, assembler, embellir, coopérer pour rendre à peu près vivable cet espace de relégation. Dans le dénuement total, coopérer est une nécessité vitale, et les migrants et leurs soutiens inventent localement un art de l’improvisation qui est aussi une éthique de la coopération, base anthropologique de notre humanité, pour reprendre Richard Sennett (2014). Cette obligation à coopérer conduit également à la constitution de micro-communautés locales, organisées principalement autour d’une langue commune, mais également par un processus de « reconnaissance ». Ce resserrement autour d’une communauté, y compris de circonstance, est décrit par Smain Laacher (2010) comme inhérent à la situation d’exil. Cette situation partagée favoriserait, pour Laacher, ce que Jan Patočka, dans sa réflexion sur l’histoire, nomme « la solidarité des ébranlés ». Jan Patočka place au cœur de sa philosophie la question du mouvement : partir, devoir rompre avec la possibilité même de la routine et de la quotidienneté peut fonder un « ébranlement », ouvrant un rapport problématique au monde. Ceux dont le quotidien a été ébranlé se sont mis en mouvement et, eux-mêmes « ébranlés » dans l’exil, se battent pour réinventer des mondes communs locaux, fragiles et transitoires, labiles face à leur impossible institution. Le campement de Calais serait l’un de ces espaces, ce qui le fait tenir est pour Sophie Djigo le partage de valeurs qu’elle qualifie de véritablement « universelles », celles qui se manifestent dans le respect de la vulnérabilité de l’autre et permettent à chacun, quelle que soit sa culture, sa langue ou sa religion de distinguer le bien du mal et de maintenir sa dignité : ne pas voler, ne pas entrer dans une tente occupée, faire de la place à celui qui arrive, ne pas commettre de violence, etc… Tout cela nous entraîne loin du monde animal et de la loi du plus fort sous-entendue par le mot « jungle », mais bien au cœur d’une communauté humaine qui aspire à être reconnue. C’est ce que marque le combat des exilés kurdes iraniens, rapporté par Sophie Djigo, qui ont décidé de se coudre la bouche pour protester contre la destruction de la zone Nord de la « jungle », et qui entendent ainsi témoigner de la violence du déni de reconnaissance qui leur est fait. Pour Sophie Djigo, cette éthique de la vie en transit prime, dans la vie du camp, sur les violences, les rapports de pouvoir et les conflits dont le camp est le théâtre. Il aurait été utile de rappeler que tous les exilés du campement de Calais n’étaient pas soumis aux mêmes violences, certains parvenaient à sortir de l’anonymat et à gagner protection, d’autres au contraire ont subi les pires violences, sociales, physiques, psychologiques et politiques.
La solution envisagée par Sophie Djigo pour sortir de l’indignité des conditions faites aux migrants en transit est l’instauration de zones ouvertes de franchises, sur le modèle des cités franches, et d’un statut de migrant en transit. Cette solution prend acte, en quelque sorte, de l’impossibilité d’instaurer des mondes communs à l’échelle nationale ou « supra ». La zone de franchise n’obligerait pas l’ État à faire ce qu’il ne peut pas : pratiquer l’hospitalité, ou se transformer en hôtelier. En s’appuyant sur le travail de Magali Bessonne et Mireille Rosello, Sophie Djigo déconstruit l’usage de la métaphore de l’hospitalité, et particulièrement la manière dont Derrida l’a formulée, pour « redécrire » la politique d’asile. Cette métaphore lui apparaît improductive car elle charrie avec elle l’idée de la nation comme une maison, projection élargie de la demeure individuelle, et fait du migrant un « invité ». En revisitant l’usage colonial de l’hospitalité, Mireille Rosello montre la partition des places que la relation d’hospitalité dessine entre accueillant et accueilli, entre celui qui agit – l’accueillant – et celui qui subit – l’accueilli.
Sophie Djigo pointe donc une fois encore les usages métaphoriques problématiques et, à la métaphore, elle préfère les modèles. C’est à partir de celui de la franchise qu’elle esquisse sa solution. La création de lieux de franchises, assortie d’un statut de « migrant en transit » serait une manière de prendre acte de la transformation des frontières et de leur dissémination, de l’obligation faite à de nombreux exilés non de traverser, mais d’habiter la frontière de manière temporaire ; le lieu franc serait une façon de rendre habitable de manière temporaire cette frontière, de la constituer en refuge. Mais la franchise revient également à prendre acte de la création d’espaces particuliers et dérégulés, hors du droit et de la vie commune.
La franchise pour le transit des migrants offre un contre-point aux trouées du territoire organisées « depuis le haut » par les entreprises mondialisées – qui se soustraient de cette manière aux obligations locales (Sassen 2009) –, mais elle participe du même mouvement. Il faut donc aller au bout du raisonnement pour voir que si la proposition offre certes « un espace d’imagination aux juristes », elle est aussi une forme de renoncement à voir se créer, au-delà « du droit de passage », un droit de vivre ensemble temporairement. Le risque est également là de voir les franchises se transformer en ghettos, en espaces de relégation davantage qu’en refuges (Agier 2013). Enfin, en quoi ces lieux de franchise seraient-ils nécessaires, si le statut de réfugié en transit était reconnu, et si les personnes étaient effectivement protégées et accompagnées lors de leurs voyages multiples entre les différentes destinations européennes ?
Par ailleurs, comme le souligne Anne Gotman (2001-2011), il est possible de tracer la manière dont l’hospitalité contamine ou travaille le droit et d’en faire non un usage métaphorique, mais heuristique, afin d’analyser ce même droit. De plus, réduire tous les usages du mot « hospitalité » à un usage métaphorique fait fi du travail de conceptualisation qui a permis d’arracher l’hospitalité à son ancrage dans le monde de l’éthique pour en penser l’intérêt public. Cet arrachement produit un déplacement de sens – comme le montre, pour la sociologie urbaine, le travail d’Isaac Joseph par exemple – qui oblige à penser les multiples effets de seuil entre le monde privé du domicile et l’espace public.
Anne Gotman montre l’importance à accorder non seulement aux concepts et aux mots, mais également aux conditions de leur usage. La métaphore hospitalière apparaît alors plus ambiguë : elle peut être utilisée pour réclamer plus de réouverture et d’élargissement du droit, signalant des formes de fermeture des dispositifs d’accueil, mais elle peut également venir jouer en faveur de l’accueillant en légitimant une dissymétrie de la relation entre accueilli et accueillant, dissymétrie constitutive de la relation d’hospitalité. Cette tension est évidente dans le débat public français, dans lequel le devoir d’hospitalité est mis en avant tant par les militants pour lutter contre le délit de solidarité, soutien des formes de désobéissance civile, et par les partis xénophobes qui rabattent patrie-nation et maison en scandant « On est chez nous ».
L’hospitalité apparaît féconde lorsqu’elle déborde le droit, comme sont en train de le prouver les réseaux de l’hospitalité privée qui se rendent visibles comme contre-pouvoir, et entendent jouer un rôle politique en mettant en échec, parfois sous la modalité de la désobéissance civile, des législations jugées contraires au maintien de la dignité des personnes « en transit ». [1]
C’est également le positionnement de Guillaume Le Blanc et Fabienne Brugère (2017), qui reprennent l’ambition kantienne d’arracher l’hospitalité à ses considérations éthiques pour la fonder en raison, et font de l’hôpital et de la capacité collective d’instituer des formes impersonnelles d’hospitalité la matrice d’une politique réaliste de l’hospitalité contemporaine. Pour cela il faut se détacher d’une lecture compassionnelle ou contractuelle de l’hospitalité, pour l’envisager comme « care » (Brugère 2011) (Tronto 2013). Cette politique est déjà à l’œuvre dans les réseaux militants dont les actions s’inscrivent dans une éthique du care – du souci de soi, des autres et du monde – qui déborde le cadre de la nation. Loin d’être les pratiques de « héros » anonymes, elles constituent une infrapolitique cosmopolite et locale qui pourrait, pour Guillaume Le Blanc et Fabienne Brugère, constituer la base active de la revivification d’une République – qui s’est peu à peu enfermée dans un bureaucratisme étroit – et d’une démocratie engluée.
De la philosophie de terrain.
Dans La fin de l’hospitalité, Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc contestent aux sciences sociales le « monopole du terrain » et s’appuient sur Michel Foucault pour légitimer une pratique du terrain en philosophie. Mais ces deux ouvrages, qui revendiquent la philosophie « de terrain », déploient deux rapports différents au terrain.
L’enquête de Sophie Djigo est une investigation philosophique qui donne une place importante aux voix des exilés, fondée sur la connaissance d’un terrain limité : les campements du Nord. La réflexion se déploie à partir de propos précis rapportés « du terrain », avec lesquels se nouent les questionnements des migrants rencontrés, longuement interviewés et accompagnés. Ce sont eux qui nous « guident » dans ces campements, le livre ménageant l’espace d’une réflexion partagée sur la vie en transit.
Chez Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, il s’agit d’un tout autre rapport au terrain qui se dessine. D’ailleurs, il apparaît tout à fait contestable de parler de « terrain », tant les camps et campements apparaissent davantage dans leur travail comme le lieu d’une expérience personnelle des chercheurs, mais peu comme des terrains d’enquête. Ce sont les chercheurs, cette fois, que nous suivons de Berlin à Calais, de Grande-Synthe à Idoméni. Privilégier l’expérience de la visite au travail d’ethnographie des lieux les conduit à accumuler les imprécisions : le camp de Grande-Synthe n’a pas été financé par Médecins du Monde, comme ils l’écrivent, mais par Médecins sans Frontières, et les covoiturages qui étaient annoncés, jusqu’au départ d’Utopia 56 [2], à l’entrée du camp l’étaient surtout à destination des bénévoles – dont les nombreux Bretons – davantage qu’aux exilés… cela peut paraître anecdotique, pourtant il s’agit là d’une élémentaire précaution de vérification. Ce sont donc surtout des impressions de ces lieux traversés qui irriguent le livre, la réflexion et l’écriture.
Ces deux rapports au « terrain » entraînent deux formes différentes d’écriture, qui dessinent également en creux deux philosophies. Dans le livre de Sophie Djigo, la question centrale est celle de la reconnaissance de la voix des exilés et la possibilité – revendiquée par ceux qu’elle a interviewés – de les entendre comme sujets politiques et acteurs de leurs trajectoires. Face au refus et à la difficulté de les entendre, Sophie Djigo, qui cite Gayatri Spivak, Edward Saïd ou Mireille Rosello, ouvre son écriture aux questionnements des exilés rencontrés et s’efforce de nous les faire entendre ; elle cite l’intégralité des associations et acteurs des terrains rencontrés dans le cours de son enquête sur le transit. Les ressources théoriques de Sophie Djigo sont avant tout post-coloniales, et elle partage avec elles l’idée de l’importance du discours comme lieu de construction du monde. L’épaisseur des relations sociales, l’imprévisibilité des situations finissent par s’évanouir dans l’analyse des métaphores, comme si finalement ce qui importait se déroulait ailleurs : dans les métaphores et les discours. In fine, Sophie Djigo renonce à reconnaître la possibilité du commun, dont pourtant son enquête est une belle illustration, faute de penser ce qui pourtant apparaît si central dans les camps et campements et qui semble une des pratiques de son écriture : l’expérience de la traduction permanente.
Chez Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, l’expérience physique des lieux, davantage que l’épreuve d’un terrain, irrigue une écriture de l’urgence, une écriture presque physique qui emmène le lecteur dans l’inquiétude devant l’organisation d’un nouvel « archipel carcéral ». Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc nous invitent à assister à leurs visites des lieux, voire à leurs exploits – réussir à franchir les barrages policiers sans accréditation, lors de la destruction du camp de Calais, ou encore s’introduire par la ruse dans un centre d’accueil en Allemagne par exemple. Le passage de lieux en lieux fait apparaître une « big picture » que le recours à un appareillage conceptuel, posé dès l’introduction, permet de penser ensemble, au risque d’aplanir la rugosité propre « aux terrains » sous le poids des concepts, voire à leur faire la violence de l’inexactitude. Loin de conduire à un décentrement, La fin de l’hospitalité recentre la réflexion sur la façon dont « nous », citoyens européens, devons ou pouvons réagir devant la vulnérabilité de ces « demandeurs de refuge », une vulnérabilité qui nous renvoie à la nôtre propre et fonde, à cette condition, la possibilité d’un rapport en humanité. L’apport « du terrain » ne réside pas dans le développement philosophique déployé, qui doit davantage à un examen du concept d’hospitalité travaillé, de manière d’ailleurs féconde, par les philosophies du care – un travail revendiqué comme normatif, qui contribue à réduire l’hétérogénéité des pratiques pour faire advenir un modèle d’hospitalité désirable. C’est le cas quand les chercheurs uniformisent les pratiques multiples et organisées selon des principes et des modalités très différents par les collectifs associatifs et militants. Il y a finalement peu à voir entre les dispositifs qui héroïsent les accueillants [3] ou renvoient à une version de l’hospitalité critiquée par l’ouvrage – et théorisée par Derrida –, qui fait de l’hospitalité un attribut du sujet, les formes paternalistes d’hospitalité pratiquées par certaines congrégations religieuses ou celles imaginées par les collectifs militants qui s’inscrivent dans la perspective défendue par les auteurs : ce sont mille manières, parfois antagonistes et conflictuelles, que l’enquête aurait pu révéler et sur lesquelles elle pouvait s’appuyer. L’apport du « terrain » réside dans « l’ébranlement » des chercheurs, qui ont éprouvé les lieux et en ont tiré une expérience sensible suffisante pour en saisir l’importance et déclencher la nécessité de l’enquête philosophique engagée.
Ces deux usages distincts du « terrain » en philosophie sont liés à des conceptions bien différentes de la possibilité de penser le singulier et l’universel, certes, mais, plus largement, ces deux ouvrages nous invitent à reprendre la longue réflexion sur le langage et son imbrication dans nos expériences du monde, afin de tisser des voies originales qui permettent de tenir compte des singularités et de l’instabilité du réel sans renoncer à faire monde commun.