La question de l’efficace sociale et politique des représentations est formulée depuis longtemps (ce qui ne signifie ni qu’elle ne puisse être déplacée ni qu’elle soit résolue). Elle a même trouvé des explorations originales dans de nombreux travaux de sociologues, de politistes, voire d’anthropologues. Nous avons déjà eu l’occasion de rendre compte de plusieurs publications sur ce thème [1]. Les historiens ne sont pas en reste non plus depuis les travaux, déjà anciens, de Maurice Agulhon ou de Roger Chartier. Chacun sait désormais que les représentations – figures de discours, imaginaires sociaux, images institutionnelles – peuvent être mises au service de la cohésion sociale et politique, qu’elles peuvent soutenir, forger ou encourager à opposer des conceptions du monde social, au point qu’elles participent pleinement à la construction des opinions politiques. De surcroît, la signification qu’elles peuvent avoir pour la stabilisation ou la perte de la légitimité d’un régime politique n’est plus à mettre au jour.
Encore convient-il de savoir avec précision ce qu’on entend par ce terme « représentation ». L’auteur de la préface de l’ouvrage collectif dirigé par Natalie Scholz et Christina Schroër, Jean-Clément Martin, rappelle, en utilisant l’un des articles publiés dans cette somme historienne, que la langue allemande distingue plusieurs termes pour désigner ce que la langue française définit par le mot unique de représentation. Sans doute. Pourtant, il n’est pas difficile de comprendre, en français, qu’une représentation en image se distingue d’une représentation mentale, et que ces deux représentations se distinguent nettement de la représentation théâtrale ou encore de la représentation politique. Certes, la langue allemande recourt à des termes différents, successivement à Darstellung, Vorstellung, Aufführung et Vertretung. Il n’en est pas moins vrai que, dans notre langue, chacun peut aisément comprendre les significations différentes de ce terme en fonction des champs d’exploration visés. Reste, cependant, un problème plus complexe à résoudre : quelle que soit la langue, comment définir une représentation sans se contenter de l’idée banale d’image mentale ? Les auteurs qui contribuent à cet ouvrage s’accordent sur la définition suivante, présentée en tête de volume : « le concept de représentation sociale désigne le processus d’élaboration perceptive et mentale de la réalité, qui permet d’appréhender les dimensions symboliques accordées aux personnes et aux groupes ».
Cela dit, ce n’est pas seulement ce concept que ce volume prétend définir ou dont il cherche à défendre l’usage dans le cadre de la recherche historique. Il propose plutôt une multiplicité d’approches envisageables des représentations sociales et politiques, laissant ensuite au lecteur le soin de construire lui-même la théorie et les concepts adéquats. C’est à ce titre que l’ouvrage peut intéresser de nombreux lecteurs, notamment tous ceux qui ont besoin d’exemples pour étayer leurs recherches. Que l’on soit historien ou non, il suffit d’avoir le souci de la question pour trouver dans ce livre une source abondante à laquelle puiser. On pourrait même tenter de le lire plusieurs fois de suite avec des yeux différents (ceux de l’historien, de l’anthropologue, du sociologue,…), il est clair que l’on n’en tirerait pas tout à fait les mêmes bonheurs à chaque fois, ou la même alimentation pour ses recherches.
Les exemples examinés sont répartis sur trois moments historiques : la Révolution (1789-1799), le Consulat et l’Empire (1800-1815), et la Restauration (1814-1830). Pour chacun de ces moments, les points mis en lumière sont différents. Concernant la Révolution, le choix des articles s’est porté sur le théâtre, les rites des cérémonies funèbres et la politisation des banquets publics. Viennent ensuite les explorations des représentations anachroniques de l’Empire, de la politique symbolique de l’Empire, et de la portée de la politique symbolique à l’égard des armées. Enfin, la troisième partie de l’ouvrage se concentre sur la politique de la famille sous la Restauration, l’exaltation des sentiments, et les funérailles de la monarchie.
De tout cela, nous retenons ici quelques points plus caractéristiques que d’autres, en ce qu’ils traversent l’ensemble des considérations publiées dans ce volume, et nous évitent de chercher à témoigner de chaque article en particulier.
Le premier renvoie à la question de savoir s’il existe une différence importante entre la symbolique royale et la symbolique révolutionnaire ou démocratique. Assez unanimement, les auteurs parlent de rupture dans l’usage, les formes et les finalités de la représentation. Le monde moderne, démocratique, s’efforce de mettre en place une nouvelle iconographie officielle, faisant désormais référence à l’Etat en tant que communauté de destin. Sur les sceaux et les documents officiels, les révolutionnaires visualisent soit le peuple, soit le nouveau régime, la République, soit la nouvelle communauté de valeur, avec des références qui sont toutes de nature abstraite. Même si telle ou telle forme esthétique (l’allégorie, le théâtre) ne naît évidemment pas à cette époque, les révolutionnaires et les modernes vont adapter et enrichir considérablement le répertoire symbolique. Simultanément, ils réélaborent la fonction de la représentation, la faisant jouer sur le rapport unité-dissensus qui est désormais reconnu comme fondateur de la République.
C’est d’ailleurs au cœur de cette rupture que se pose la célèbre question de savoir comment il est possible de représenter artistiquement le peuple. Après le 9 Thermidor, les documents officiels, mais aussi les gravures populaires, montrent un peuple en Hercule réinterprété comme l’homme nouveau par un nouveau langage esthétisant. L’homme nouveau en question – un Hercule avec sa massue – représente l’idéal du citoyen républicain vertueux dont la socialisation promet de réaliser le rêve révolutionnaire de la société nouvelle. La question demeure, pour nous, de savoir pourquoi cette symbolique a disparu presque complètement de nos références (sauf à visualiser encore au Château de Vizille la maquette de l’un de ces Hercules qui devait remplacer la statue de Henry IV sur le Pont Neuf).
Le second point nous conduit vers une remarque faite en début d’ouvrage, applicable à l’époque considérée comme à notre époque. Elle concerne le problème fondamental de la communication symbolique : à partir du moment où la politique symbolique n’eut plus la fonction de fonder la loi comme dans le cérémonial de cour de l’Ancien Régime, et que la constitutionnalité, la transparence et la discursivité furent élevées au rang de principes fondamentaux de l’Etat, l’imagerie politique symbolique fut soupçonnée de n’être que de la mise en scène, de la poudre aux yeux, et au mieux de reposer sur des intentions manipulatrices. Et l’auteur d’en tirer la réflexion suivante : « la comparaison avec d’autres régimes politiques de l’ère contemporaine montre que la politique symbolique du gouvernement ne peut déployer ses effets stabilisateurs et fédérateurs que lorsqu’un certain consensus est préexistant dans la société ». Chacun l’aura compris, cela ne signifie pas que la politique symbolique soit dépourvue de sens de façon générale. Elle est déterminante dans tous les domaines. La force intégrative des symboliques demeure toujours agissante. Mais la République et l’État moderne la font fonctionner sur des bases spécifiques : elle doit déployer son efficacité dans un contexte de pluralisme. En cela, il y a bien rupture avec les fonctions symboliques antérieures.
Le troisième point impose une étude plus circonstanciée des rapports entre les rites et la politique, dans la mesure où ils sont révélateurs de l’esprit public. Un des auteurs, consacrant son texte à la question des cérémonies funèbres en l’honneur des généraux de la République, remarque que si le rituel funéraire est une négation de la temporalité (comme tout rituel, ainsi que le montre Claude Lévi-Strauss), il repose aussi sur la nécessité de mettre à distance le tumulte qui divise le corps politique.
Le quatrième point s’attache aux Banquets, dont la tradition s’est nettement perdue de nos jours. La Révolution française, en effet, fit des banquets une institution centrale des réunions politiques et de la sociabilité nouvelle. Là encore, on pourrait tenter une comparaison avec d’autres banquets non moins célèbres (ceux des Grecs, ceux de la monarchie qui organise des banquets d’apparat). Mais encore une fois, la rupture est nette. Le banquet républicain devient un élément autonome de la représentation politique. On y inclut la représentation de l’idée de fraternité. Certes, selon les périodes, on attribue aux banquets une fonction affirmative ou subversive. Ils se réalisent d’ailleurs dans une salle ou en plein air, et cela ne signifie pas la même chose. Mais, quelles que soient les différences matérielles, les banquets passent pour un rituel normal de la vie civique, renforçant les réconciliations collectives, faisant oublier les haines, les conflits, les différences sociales.
Nous pourrions multiplier les allusions aux explorations découvertes dans cet ouvrage. Mais cela consisterait à le reproduire. Terminons plutôt en revenant sur un aspect essentiel que ce livre laisse un peu de côté : les rapports entre la représentation du pouvoir et de la culture politique. En un mot, ce qui nous manque encore, nous semble-t-il, ce n’est pas de multiplier les exemples d’usages de la représentation ou des symboles en matière politique, c’est de comprendre comment s’assure la prégnance de ces représentations et comment les citoyennes et les citoyens y adhèrent.
Natalie Scholz et Christina Schröer (dir), Représentation et pouvoir, La politique symbolique en France, 1789-1830, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2007.