Aux yeux des hommes politiques et des journalistes, l’enseignement supérieur, en Europe comme aux États-Unis, est, semble-t-il, un sujet beaucoup plus porteur qu’il ne l’était il y a dix ans. Puisque, selon les rumeurs, dans « notre ère globalisée », nous vivons dans une « société de la connaissance » et puisque nos économies sont fondamentalement des « économies de la connaissance », l’enseignement supérieur attire beaucoup plus l’attention aujourd’hui. Ces nouveaux mots d’ordre ont réussi à se diffuser au sein du monde académique et en dehors. Depuis dix ans, ils sont au cœur du discours sur la politique européenne de l’enseignement supérieur [1].
D’un point de vue historique, la carrière publique soudaine de l’idée d’une « société de la connaissance » comme d’une « économie de la connaissance » ne manque pas de surprendre : depuis les Lumières, les penseurs européens — Voltaire, Comte, Heidegger, Foucault, Habermas, etc. — n’ont cessé d’insister sur le fait que la production et l’application systématique du savoir constitue la caractéristique spécifique des sociétés modernes de type européen. On voit mal comment on pourrait présenter « l’économie de la connaissance » et la « société de la connaissance » comme des idées nouvelles, étant donné qu’elles sont connues des Européens « civilisés » depuis plus de deux siècles et demi. On peut donc s’attendre à ce que la nouvelle signification de la « société de la connaissance » soit très différente de son sens traditionnel, ancré dans la pensée des Lumières.
Cette hypothèse se confirme si l’on note que ses nouveaux défenseurs décrivent les universités comme des entreprises et les universitaires comme des entrepreneurs. Dans le même temps, de véritables entrepreneurs sont maintenant tenus pour des « actionnaires » légitimes des « MacUniversités », et comme tels autorisés à siéger aux conseils d’administration. L’idéologie de « l’économie de la connaissance » signifie donc simplement que la production de la connaissance relève du domaine de l’économie : l’homo academicus doit se calquer sur l’homo oeconomicus. L’économie capitaliste ne tire plus sa légitimité idéologique de la science, comme c’était le cas à l’ère du « capitalisme tardif », selon les analyses de Jürgen Habermas : désormais, la science elle-même est sommée de se justifier d’un point de vue économique [2].
Dans les lignes qui suivent, j’étudierai les politiques européennes sur l’enseignement supérieur après la déclaration de Bologne pour montrer les origines de la théorie et de la pratique de « l’économie de la connaissance ». La démonstration s’organise ainsi : dans un premier temps, je décrirai et analyserai la déclaration de Bologne faite le 19 juin 1999 par les ministres de l’Éducation des pays de l’Union européenne ; j’analyserai ensuite le contexte historique dans lequel s’insèrent les déclarations de Bologne, de Lisbonne et de Paris, et enfin les activités de l’Organisation mondiale du commerce et en particulier les accords généraux sur les biens et les services, du Gatt (General Agreement on Trade and Tariffs) et du Gats (General Agreement of Trade in Service) ; en troisième lieu, j’esquisserai une description du contexte historique dans lequel la déclaration de Bologne entre en fonction et je m’attarderai particulièrement sur le néolibéralisme et le « nouveau management public » (nmp).
En définitive, je montrerai que dans le contexte du néolibéralisme, du nouveau management public et de l’idéologie de « l’économie de la connaissance », la déclaration de Bologne constitue fondamentalement une transformation silencieuse de l’université humboldtienne, autrefois consacrée à la recherche et aujourd’hui remplacée par une « MacUniversité » néolibérale [3].
La déclaration de Bologne.
On peut identifier, dans la déclaration de Bologne [4], les huit objectifs suivants :
– La création d’un « espace de l’enseignement supérieur » en Europe — sans plus de détails sur ce que cela signifie au juste.
– L’objectif d’augmenter la compétitivité internationale de l’espace de l’enseignement supérieur européen : c’est en fin de compte ce qui se révèle être l’idée centrale.
– L’adoption d’un système de diplômes lisible, compatible et comparable, pour favoriser l’employabilité des citoyens européens et la compétitivité du système européen d’enseignement supérieur.
– L’adoption d’un système basé essentiellement sur deux cycles principaux, le premier cycle et le second cycle (la licence et le master). Le système est plus connu sous le nom de « modèle anglo-saxon » (BA pour le premier cycle, et MA pour le second) bien que la déclaration se garde bien d’utiliser cette étiquette. Le premier cycle devrait durer au moins trois ans et être en phase avec le marché du travail.
– L’établissement d’un système uniforme de crédits (ensuite connu sous le nom de système ects: European Credit Transfer System) comme moyen efficace pour promouvoir la mobilité étudiante la plus large possible. Il n’apparaît pas nécessaire d’expliquer en quoi la mobilité est désirable. Notons que les crédits peuvent s’acquérir dans des contextes d’éducation extra-académiques.
– La « promotion de la mobilité pour les étudiants, les enseignants, les chercheurs et le personnel administratif. » Là encore, il ne paraît pas nécessaire d’expliquer pourquoi cela est désirable : dans « l’ère de la globalisation », la mobilité est tout simplement un bien en soi. Cela se reflète aussi dans l’omniprésence, dans les documents de l’Union européenne, de la notion de flexibilité.
– La « promotion de la coopération européenne pour la garantie de qualité, avec l’objectif de développer des critères et des méthodologies comparables » On ne précise pas en quoi consiste le « contrôle de qualité », ni la raison pour laquelle il faudrait une « garantie de qualité » séparée des mécanismes professionnels de contrôle de la qualité déjà exercés par les universitaires. Les contrôles externes de l’enseignement et de la recherche sont présentés comme des phénomènes naturels, et personne ne cherche à se demander ce qu’il est advenu de la notion d’autonomie professionnelle des universitaires ou de l’idée de liberté académique. Ce nouvel accent placé sur le contrôle se retrouve dans la prolifération des notions d’obligation de rendre compte, d’efficacité et de contrôle de qualité.
– « La promotion des dimensions européennes nécessaires dans l’enseignement supérieur, en particulier en ce qui concerne le développement de programmes d’enseignement, la coopération inter-institutionnelle, les programmes de mobilité et les programmes intégrés d’étude, de formation et de recherche. » En quoi consisteraient ces « dimensions européennes » n’est pas explicité.
Au total, la déclaration de Bologne appelle de ses vœux l’intégration de tous les systèmes nationaux d’enseignement supérieur au sein de l’Union européenne pour ne former qu’un seul système éducatif européen, avec pour objectif central l’augmentation de sa « compétitivité internationale ». Pour atteindre ces objectifs, les structures de base des systèmes nationaux doivent être uniformisées, avec des cycles et des diplômes identiques, sans oublier, et c’est très important, les mécanismes uniformes de contrôle des universitaires.
Les dernières lignes de la déclaration de Bologne sont lourdes de sens, révélant qu’il s’agit de bien plus que d’une simple déclaration de politique ou d’un événement ponctuel : elles annoncent un processus continu qui accompagnera dès lors les Européens. À Bologne, l’Union européenne a pris la décision consciente de placer les systèmes d’enseignement supérieur européens dans un état permanent de supervision et de réforme.
Le contexte historique de la déclaration de Bologne.
La déclaration de Paris, en 1998, annonce en ligne directe la déclaration de Bologne. Cette déclaration souligne l’inquiétude de l’Europe au sujet de la compétitivité et de l’attractivité de l’enseignement supérieur européen, en comparaison à celles de l’Amérique du Nord et de l’Australie (faut-il souligner qu’il s’agit de régions anglophones ?). L’Europe, selon cette déclaration, est en train de perdre du terrain dans la compétition pour attirer un marché étudiant asiatique prometteur et en pleine expansion. Seul le Royaume-Uni fait exception.
Le succès « exceptionnel » de l’enseignement supérieur britannique explique sans doute pourquoi « le » modèle anglo-saxon a été accepté à Bologne, quasiment sans discussion, comme modèle général européen. La possibilité que ce « succès » anglo-saxon exceptionnel s’explique par la position exceptionnelle de la langue anglaise dans le monde, et non par la structure formelle des institutions éducatives du monde anglo-saxon, n’a pas été étudiée sérieusement. La question du langage dans l’enseignement supérieur européen n’est quasiment jamais discutée au niveau des décisions politiques. J’ai une hypothèse à ce sujet : le domaine linguistique étant très imperméable aux mesures politiques en tant que telles, il est délaissé par les agents chargés de concevoir et de mettre en œuvre des politiques.
À Paris, les inquiétudes européennes sur le marché global de l’enseignement supérieur se situaient principalement sur un plan économique, bien que les références symboliques à la culture européenne n’aient pas manqué [5]. Les motivations et les programmes d’ordre économique furent exprimés encore plus ouvertement lors de la réunion européenne de Lisbonne en mars 2000. Étant donné ce qui fut décrit comme le succès des États-Unis et de l’Australie à produire une « valeur à l’exportation » dans le domaine de l’enseignement supérieur, l’Union européenne décida qu’elle ne pouvait tolérer plus longtemps l’infériorité européenne sur le marché mondial de l’éducation [6]. À Lisbonne, l’Union européenne formula son intention audacieuse de devenir « le bloc économique le plus dynamique et le plus compétitif du monde entier ». Ni plus ni moins, et pas à long terme, mais au plus vite : avant 2010.
Puisque l’économie mondiale est une « économie de la connaissance », l’Union européenne en vint nécessairement à la conclusion que l’enseignement supérieur européen devait lui aussi devenir le plus dynamique et le plus compétitif du monde. Par conséquent, en 2001, les ministres de l’Éducation de l’Union européenne convertirent cette intention en un ordre du jour ambitieux dans le domaine de l’éducation [7]. Comme on pouvait le prédire, le « processus de Lisbonne » n’a réussi, pour l’heure [8], qu’à produire des déceptions majeures, car il était tout à fait clair, même aux yeux des optimistes invétérés de la politique européenne, que ses objectifs ne pourraient être atteints ou même approchés. La solution conçue pour remédier à ce « délai » consiste évidemment à accélérer le « processus de Lisbonne » dans tous les pays membres de l’Union européenne et à déléguer aux États membres la responsabilité du « processus ».
Ainsi, en réalité, les trois déclarations de Paris en 1998, Bologne en 1999 et Lisbonne en 2000 ne font qu’une. Ce qui me conduit à m’intéresser à un traité rarement mentionné dans les déclarations européennes, le Gats. Comme dans les mauvais mariages, au sein de l’Union européenne (et ses documents), ce qui n’est pas discuté est souvent bien plus important que ce qui l’est.
Comme nous l’avons vu, toutes les déclarations et tous les plans envisagés contiennent une vision économique de l’éducation : ils traitent l’enseignement supérieur principalement comme un bien marchand et l’envisagent sous l’angle de sa fonction dans l’économie européenne. Cela apparaît plus nettement dans les déclarations de Paris et de Lisbonne que dans celle de Bologne, même si cette dernière insiste aussi sur la fonction de l’enseignement supérieur dans le marché du travail. Par conséquent, la transformation d’un très grand nombre de systèmes d’enseignement supérieur nationaux, caractérisés par une grande diversité, appelés à devenir un unique « marché éducatif européen » compétitif, constitue l’objectif principal de toutes ces déclarations. La manière dont cet objectif doit être atteint en pratique est beaucoup moins claire, et cela d’autant plus que les gouvernements nationaux sont rendus responsables de la mise en œuvre de ces objectifs. Tout semble indiquer que l’Union européenne se trouve, à cet égard, déjà confrontée à de sérieux problèmes [9].
L’idée générale derrière les projets éducatifs de l’Union européenne est donc économique et s’apparente au travail de standardisation des économies nationales : il s’agit d’augmenter la compétitivité en réduisant les coûts [10]. Dans le cas de l’éducation, on cherche à standardiser à l’échelle européenne les « valeurs » produites dans chacun des systèmes nationaux de l’enseignement supérieur. L’introduction du système ects pour rendre les diplômes européens compatibles et comparables peut donc être comparée à l’introduction de l’euro, car la « valeur » de l’enseignement supérieur à travers l’Europe sera, à l’avenir, calculée, comparée et échangée avec les mêmes unités ects, au moins en théorie et si l’on met de côté des questions pratiques « mineures », comme le problème linguistique.
Mais contrairement à l’introduction de l’euro, l’introduction des ects ne s’est pas faite à date fixe. Elle se fait progressivement et à des vitesses différentes dans les différents États européens ; les Pays-Bas montrent la marche. L’intention générale et la direction de ce processus sont néanmoins claires : il s’agit de créer un marché unique européen de l’enseignement supérieur pour être plus compétitif dans la lutte mondiale pour l’obtention des fonds généreux des étudiants (surtout asiatiques).
Cela m’amène à considérer l’Omc et le Gats comme deux éléments majeurs du contexte général dans lequel s’insère le processus de Bologne. Les politiques de l’Omc depuis sa fondation en 1995, du gatt en général et du Gats en particulier constituent des éléments importants pour comprendre les évolutions européennes en matière d’enseignement supérieur, quoiqu’ils soient rarement mentionnés dans les déclarations européennes. La raison de leur absence dans les déclarations de politique européenne est que les régulations de l’Omc, du Gatt et du Gats ne sont pas soumises à un contrôle parlementaire et n’ont pas pour elles l’apparence de la démocratie [11]. Contrairement aux régulations de Bologne, celles du Gats ont le statut des traités internationaux, et relèvent donc du droit et des tribunaux internationaux. En pratique, cette caractéristique leur confère un poids important.
L’objectif de l’Omc est de se débarrasser de toutes les régulations et mesures qui entravent le libre-échange à travers le monde. Cette politique se fonde sur le présupposé qu’un libre-échange sans entrave nous conduira au meilleur des mondes. Le Gats applique le même principe libre-échangiste aux services. Pour ce qui nous intéresse ici, il importe de souligner que le Gats définit l’enseignement supérieur comme un service parmi d’autres, tout comme la fourniture d’énergie et d’eau, la santé, le logement, la sécurité sociale, domaines qui ont constitué le cœur du secteur public en Europe.
Le point de vue néolibéral du Gats aura des conséquences majeures pour les citoyens européens. Au lieu d’être un droit des citoyens nationaux, inscrit dans la loi, l’enseignement supérieur pourrait être redéfini et transformé en bien marchand, en service international qui peut être vendu et acheté à n’importe quel fournisseur international. Pour les citoyens américains, ce point de vue n’a peut-être rien de révolutionnaire, mais il l’est pour la plupart des Européens.
Pourtant, les implications du Gats pourraient surprendre les citoyens américains eux-mêmes. Le Gats prescrit en effet la loi du « traitement national », selon laquelle un bien importé ne peut pas être moins bien traité qu’un bien national. Cette loi interdit aux gouvernements nationaux qui souscrivent aux régulations du Gats sur l’éducation de traiter différemment les fournisseurs de services étrangers ou nationaux. Bien que cette règle contienne quelques exceptions, elle pourrait inciter les fournisseurs étrangers à poursuivre en justice les gouvernements nationaux, en mettant en avant le fait que les subventions constituent des entraves à la compétition d’un marché ouvert, et par conséquent contreviennent au principe du libre-échange international. C’est déjà le cas dans le domaine de l’agriculture. Une configuration similaire pourrait mettre fin à toute forme d’enseignement supérieur financé publiquement, ou au moins amener l’enseignement supérieur à se justifier et à prouver qu’il n’est pas un service de marché comme les autres. Le principe du libre-échange pourrait donc faire quelques victimes en s’acheminant vers le meilleur des mondes.
Une autre régulation du Gats, la règle de « l’accès au marché », interdit aux gouvernements nationaux de refuser l’accès à leur marché des services, et ce pour quelque raison que ce soit. Bien que cette règle puisse, elle aussi, contenir quelques exceptions, elle pourrait conduire à une situation dans laquelle une institution ouvertement raciste pourrait fournir des services d’éducation sans qu’on puisse l’interdire, car cela contreviendrait aux principes de compétition libre et de marché ouvert. Libre alors à Tom Cruise et John Travolta de créer la première « Université de scientologie ».
Ainsi, en redéfinissant l’enseignement supérieur comme un service comme les autres, comme un bien marchand, l’Omc et le Gats font disparaître progressivement toutes les formes de contrôle politique sur l’enseignement supérieur. Bien que les régulations du Gats envisagent quelques exceptions à la loi économique fondamentale, ces dernières devront cependant être justifiées au regard de leurs conséquences économiques. On ne s’étonnera pas qu’il n’y ait quasiment pas de discussion sur ce sujet en Europe et aux États-Unis. Il est évident que la vision économique de l’enseignement supérieur qui s’est déployée dans les déclarations de l’Union européenne est similaire à, et compatible avec les vues de l’Omc et du Gats.
En définitive, les conceptions du Gats et de l’Union européenne auront probablement des implications similaires. Les « directives Bolkestein » sur la libéralisation des échanges de services au sein de l’Union européenne vont sans aucun doute dans le sens du Gats. Les seules exceptions au libre-échange des services qui soient mentionnées dans les propositions de l’Union européenne sont les services financiers, les télécoms et les « services » liés à l’administration publique des États membres de l’Union européenne, car ils dépendent déjà d’autres réglementations européennes. Dans les propositions originelles et les propositions révisées, l’éducation n’est mentionnée qu’une seule fois [12]. Il est probable que les membres de l’Union européenne classent l’enseignement supérieur parmi les services et laissent l’enseignement élémentaire en dehors du domaine des services.
Le néolibéralisme et le nouveau management public.
La déclaration de Bologne s’inspire du libéralisme et des politiques publiques néolibérales, ou de ce qu’on nomme le « nouveau management public » (nmp), aussi appelé « nouvelle gestion ». Le nmp se caractérise par une combinaison paradoxale de rhétorique libre-échangiste et de pratiques de contrôle quasi totalitaires. Cette combinaison explique un certain nombre de caractéristiques des institutions et des pratiques du nouveau management public. Les universités sont actuellement en train d’être transformée en « institutions nmp ».
Le libéralisme, comme programme, implique l’introduction des mécanismes du marché dans tous les domaines de la société, y compris les anciens domaines des services publics. Ce qui est très compliqué, car tous ces domaines ne possèdent pas une structure similaire à celle du marché : et l’histoire laisse penser qu’il y a de bonnes raisons à cela. Le néolibéralisme, dans son principe, cherche à revenir au 19e siècle en appliquant son dogme du marché, pour redonner une base individuelle à des services rendus collectifs en Europe au cours des 19e et 20e siècles.
Dans ce contexte, il n’est guère étonnant que le programme néolibéral se soit heurté, en pratique, à des obstacles de taille. Le premier problème fondamental, c’est qu’il est très difficile d’imaginer que des anciens « services publics » puissent se doter d’une structure de marché sans se fermer entièrement à des pans entiers de la population. L’assurance santé aux États-Unis donne une bonne idée du problème : au moins un quart de la population n’est pas du tout couvert, tandis qu’un autre tiers n’est pas couvert de manière appropriée. On peut aussi mentionner la question des retraites dans le même pays, où une proportion croissante des travailleurs n’a pas de retraite et une majorité n’a pas de retraite suffisante [13]. De ce point de vue, l’avenir d’une large portion des travailleurs des « sociétés de marché » néolibérales constitue une véritable bombe à retardement. La dérégulation et la privatisation du secteur public se trouvent par conséquent traversées de contradictions puissantes qui sont généralement « arbitrées » aux dépens des « consommateurs » et des contribuables, pour le plus grand profit des nouveaux « actionnaires » et de la classe des gestionnaires.
Étant donnée l’absence constatée de mécanismes de marché dans le secteur des « services » publics, un autre principe a pris leur place pour déterminer le prix de ces services. Pour le nouveau management public, la place « vacante » dans le quasi-marché des « services publics » a été occupée par les notions conjointes d’efficacité et d’obligation de rendre des comptes. En raison de l’absence de pensée réelle de « l’effectivité » dans le discours nmp — parce que la notion d’effectivité présuppose l’affirmation d’objectifs qualitatifs — être efficace correspond simplement à un critère d’efficacité marchande. Et être soumis à l’obligation de rendre des comptes (et d’être « transparent ») implique uniquement que les institutions du nmp puissent contrôler et donner des preuves de cette rentabilité. Il n’est donc guère surprenant que le nouveau management public, dans ce qui constituait autrefois le secteur public, se soit manifesté en combinant, typiquement :
– un déclin constant dans les niveaux et la qualité des services ;
– un déclin constant dans les niveaux et la qualité de l’emploi, c’est-à-dire une déqualification et une chute des effectifs ;
– des prix des « services » en augmentation croissante pour les consommateurs.un déclin constant dans les niveaux et la qualité de l’emploi, c’est-à-dire une déqualification et une chute des effectifs ;
Appliqué à l’enseignement supérieur, le nouveau management public a eu pour effets typiques :
– Une détérioration continue du ratio étudiant-enseignant, entraînant une pression croissante sur les enseignants. Puisque le nouveau management voit le personnel enseignant principalement en termes de coût du travail, il n’y a aucune raison pour que cette tendance disparaisse [14];
– Un nombre toujours plus faible d’enseignants, et la décomposition du corps enseignant, entre un noyau titulaire et une « périphérie » de vacataires ;
– Des droits d’inscription en augmentation constante pour les étudiants [15].
La diminution des coûts s’est transformée en objectif à part entière des quasi-marchés des « services publics », ce qui explique un autre aspect du nouveau management dans l’enseignement supérieur : le caractère permanent des politiques d’économie budgétaire et des réorganisations économiques. Puisqu’il n’y a pas d’objectifs autres qu’économiques pour justifier cette politique, chaque coupe budgétaire a pour seul objectif de préparer la suivante.
L’hégémonie totale de la rationalité instrumentale, ou de l’efficacité, depuis les années 1980, a récemment été qualifiée par Ritzer de « Macdonalisation de la société ». Rien de surprenant à voir les universités européennes se transformer en « MacUniversités » entrepreneuriales. Selon Park et Jary, ce nouveau type d’organisation de l’enseignement supérieur se caractérise par « un pouvoir de gestion accru, une réorganisation structurelle, plus de poids donné au marketing et à la création de profits en lien avec l’industrie et le commerce, l’introduction possible d’une fixation des salaires en fonction des performances, la rationalisation et l’informatisation des structures administratives ». Il se distingue aussi par « la comparabilité et la standardisation (des institutions, des gestionnaires, des universitaires, des étudiants) [16] ». La généralisation des classements (des citations, des journaux, des individus, des laboratoires, des départements et des universités) fait ainsi partie intégrante de ces transformations [17]. Cependant, cette transformation structurelle de l’enseignement supérieur public au travers d’une « colonisation managériale » du secteur public n’est jamais discutée publiquement. Ce qui dérive en partie du fait que cette colonisation prend la forme de mécanismes quasi-professionnels, comme les audits, les accréditations, qui rappellent un peu le « jugement des pairs [18] » ayant cours dans le monde universitaire.
Le nouveau management public est né aux Etats-Unis dans les années 1980 et a vite été emprunté par un certain nombre d’États anglo-saxons. Selon Berg, Barry et Chandler, « le développement du nmp dans le service public est venu dans le sillage du “gouvernement entrepreneurial” » aux États-Unis, conçu pour donner une nouvelle direction à la réforme du secteur public. Comme mouvement réformateur, le nmp a été introduit dans des pays aussi différents que la Nouvelle-Zélande, l’Australie, le Canada et la Suède. C’est dans ces pays que son impact a été ressenti de la manière la plus claire. En Angleterre, son arrivée a été perçue comme une tentative pour introduire une série de techniques gestionnaires et de stratégies de contrôle issues du secteur privé. Dans l’enseignement supérieur, le gouvernement britannique a introduit des palmarès spécifiquement destinés à classer la qualité et la quantité de l’enseignement et de la recherche, en s’appuyant sur des indicateurs pour saper l’autonomie professionnelle régissant le travail académique. Comme l’a souligné Throw, « le retrait de la confiance accordée aux universités par le gouvernement a contraint ce dernier à créer une machine bureaucratique et à imaginer des formules pour gérer les universités de l’extérieur [19] ». Par conséquent, son refus de reconnaître sa tendance à la bureaucratisation, au contrôle et au discours néomanagérial relève du cynisme, bien que dans la novlang néomanagériale, l’épithète « cynique » soit réservée à tous ceux qui osent émettre une critique du discours néomanagérial [20].
Les raisons pour lesquelles il ne faudrait pas faire confiance à l’autonomie professionnelle des universitaires et pour lesquelles il faudrait préférer le formalisme bureaucratique au professionnalisme n’ont jamais été soumises à la discussion : il s’agit simplement d’un présupposé intégré au discours néo-managérial et, comme tel, placé hors du domaine de la discussion et de la critique. Il en va de même pour la question du contrôle des contrôleurs. En effet, le problème du contrôle n’est évidemment pas résolu par le nouveau management public : il est seulement déplacé des professionnels aux gestionnaires [21]. Il n’y a absolument aucune preuve — factuelle ou logique — que ce déplacement constitue une amélioration de quelque manière que ce soit, alors que les preuves du contraire sont assez nombreuses. De la sorte, le nouveau management public transforme les universités en « fast-foods qui vendent uniquement les idées que les gestionnaires pensent profitables, qui traitent leurs employés comme s’ils étaient trop pervers ou trop stupides pour être dignes de confiance et qui privilégient la rationalité formelle du processus plutôt que la rationalité qualitative de l’objectif poursuivi [22] ».
Au final, les réformes de l’université inspirées par le nouveau management public produisent une structure organisationnelle présentant des similitudes frappantes avec celle des anciens partis léninistes. Patrick Fitzsimons décrit la situation en ces termes : « Parce que la logique gestionnaire se voit comme un antidote au chaos, à l’irrationalité, au désordre, l’incomplétude, il n’y a pas de lieu, dans cet ordre social, où l’autonomie puisse être contestée de manière légitime. Les définitions managériales de la qualité, de l’efficacité, de l’accroissement de la productivité et de l’autocontrôle construisent une version particulière de l’autonomie. Ceux qui ne désirent pas cette construction managériale de l’autonomie sont simplement définis comme absurdes, puisque dans un monde gestionnaire, ces notions ne peuvent qu’apparaître comme “bonnes”, avec une évidence aveuglante [23] ». Si, à l’occasion, il devient impossible de nier des « irrégularités » dans les pratiques managériales, un gestionnaire en particulier peut être critiqué (voire licencié), mais pas le management lui-même [24].
Tous les citoyens de l’Union européenne seront à l’avenir concernés directement ou indirectement par cette privatisation silencieuse et par la « marchandisation » actuelle de l’enseignement supérieur dans l’Union européenne, quels que soient leurs effets sur les universitaires. Ce qui constituait autrefois un droit des citoyens garanti par la loi — l’enseignement supérieur — est transformé en bien marchand sans qu’aucun débat politique n’ait lieu au niveau national. Toute discussion politique sur le futur de l’enseignement supérieur et sur les universités est étouffée dans l’œuf par le credo néolibéral de la « globalisation » et de « l’économie de la connaissance ». Il est donc temps, pour ceux qui préfèrent la conception du savoir formulée par les Lumières et la vision humboldtienne de l’université à celle d’une « MacUniversité » néolibérale, d’en appeler à la résistance.