Là, la première chose qui me vient à l’esprit c’est le futur de la planète. Parce que comme je suis beaucoup là-dedans, l’environnement et tout ça, qu’on en parle tout le temps, que tout va être horrible, catastrophique et cetera, et puis que d’autres pensent que ça va pas être si grave que ça… Oui c’est ça la première chose qui me vient […]. Comment tout va devenir. (Cynthia)
Entrée en matière.
Les préoccupations écologiques sont, dans la quasi-totalité de nos interviews, une entrée en matière et, plus largement, rares sont les discours qui commencent par une note d’espoir. Loin des « lendemains qui chantent » ou des espoirs dans le « progrès », c’est un peu comme si le seul destin qui demeure encore commun, à l’encontre des visions par ailleurs très individualistes du futur, est celui de la menace qui pèse sur l’avenir de notre planète. Un commun qui se découvre non pas sous la forme de l’espoir, mais de la crainte : la peur comme plus petit commun dénominateur de notre rapport au futur.
Toutefois, une fois énoncé, le rapport entre futur et écologie se dégonfle vite. Si tout le monde fait le lien, c’est en général sous la forme d’une évocation quasi rituelle, et rares sont les personnes qui approfondissent le thème. On est ainsi en présence d’un objet qui ne se donne pas sur la base d’une expérience, en remontant d’un événement éprouvé, mais d’emblée comme une évidence. Ce qui implique deux choses essentielles : d’une part, le souci écologique réintroduit un rapport au temps original ; d’autre part, le mode de raisonnement opère selon la structure suivante : 1) la catastrophe écologique concerne l’humanité dans son ensemble, 2) la cause de cette catastrophe se situe au niveau des comportements individuels et 3) le changement de mon seul comportement ne changerait pas l’avenir. Développons rapidement ces points.
On parle donc du futur tout d’abord sous la forme d’une inquiétude ou plutôt d’une incertitude. Incertitude générale face à l’ampleur de la crise écologique, incertitude plus personnelle sur la part de notre responsabilité et de notre pouvoir personnel. Le futur n’apparaît pas comme un horizon des possibles infini et prometteur, mais plutôt comme une zone d’incertitude face à laquelle les prises personnelles sont infimes.
De cet horizon incertain, certains objets de préoccupations ressortent alors avec plus d’acuité. Parmi eux, le travail, les relations économiques mondiales et l’écologie occupent de bonnes places.
Comme on l’a suggéré, tous nos interviewés font état d’une préoccupation plus ou moins lointaine pour « l’avenir de la planète ». D’emblée, la dimension écologique de la planète est déclarée, comme un fait concernant tout le monde — comme un phénomène nécessairement collectif et non pas personnel, un peu comme si l’extension de l’horizon temporel et la diffusion de la menace faisaient surgir le nous du collectif affecté en place du je porteur de projet.
Si cette préoccupation est collective et non pas individuelle, est-ce que ses causes sont elles-mêmes collectives ? Plus spécifiquement, quel sera « le genre d’arguments et de preuves qui pourront être apportés, de ce qui paraîtra acceptable ou inacceptable, normal ou anormal, licite ou scandaleux » (Boltanski 1990, p. 30, voir aussi Dumont 1977) dans un examen des causes collectives de devenir problématique du monde ?
Contrairement aux préoccupations quant au travail, par exemple, qui prennent appui sur la carrière personnelle et la situation face à l’emploi, l’écologie est a priori la question de tous. Ce qui est frappant, c’est que cette question constitue l’élément principal d’un avenir commun, le lien selon lequel l’humanité se retrouve. Comme si un nouveau Grand Récit — dont la nouvelle modernité se dit si souvent exempte — se forgeait dans une menace commune. Récit évanescent, qui surgit comme une litanie moderne.
[La] couche d’ozone, elle concerne […] les Américains comme les Africains comme les gens du Moyen-Orient, comme les… Tout le monde, ça concerne tout le monde parce que s’il y’a un problème, de la nature, comme les… ça va concerner tout le monde. Changement de climat, réchauffement de la Terre, tout ça, on est on est tous dans le même panier, on est obligé d’être solidaire entre nous. Ça, bon… ça c’est difficile parce que l’être humain il est égoïste. (Yassin)
Mais au-delà de cette considération plus générale, la question centrale pour notre enquête sur le rapport au futur, et que tous soulèvent, concerne le poids du comportement individuel sur le destin commun. En d’autres termes, qu’en est-il de la capacité d’action d’un individu sur le résultat global ? Si tous s’accordent à dire que le résultat concerne un monde commun, que les conséquences concernent l’humanité dans son ensemble, les avis divergent rapidement quant aux prises dont dispose chaque individu sur le cours du monde naturel.
Je vois justement que des actions très anecdotiques au niveau de, au niveau de ce que je peux faire dans mon mode de consommation et mode de vie en général. Je peux prendre l’avion, en disant « les avions ça pollue ». De nouveau, je peux arrêter de mettre des baskets parce que les baskets… C’est pas idéaliste, simplement ça demande une décision difficile, que d’abandonner justement un confort de vie. Là on retourne à la question du début, de savoir si on veut arrêter la consommation effrénée qui est venue avec le développement économique. De quoi est-ce qu’on est prêt à se priver ? (Gerald)
Comme le rappelle Mary Douglas, l’identification d’une menace amène aussitôt la question de ses causes et par conséquent des moyens légitimes pour y faire face (Douglas 1992). C’est dans cette interrogation ancestrale que se dessinent les représentations de notre rapport au monde et les formes de notre rapport au futur. Dès lors, l’identification des causes par les personnes interrogées fait surgir immanquablement une discussion sur la responsabilité, c’est-à-dire sur la portée des actions humaines. Cette interrogation sur la responsabilité renvoie plus exactement à deux questions. D’une part, la question des effets de l’action de chacun dans le monde (« quel impact attribue-t-on à ce que font les humains ? »). D’autre part, le rapport entre une personne et ses actions : dans quelle mesure suis-je responsable de ce que je fais ? Les deux questions sont liées dans la mesure où c’est à partir d’une attribution d’un pouvoir aux actions d’une personne (nos gestes quotidiens déterminent le devenir de la planète) que l’on remonte vers une question morale : je suis moralement responsable, par mes choix, du devenir de la planète. En dernier lieu, on trouve donc la question de l’imputation, « c’est-à-dire celle des capacités qu’un individu doit posséder pour être tenu responsable de sa conduite » (Pattaroni 2005, p. 15-16). À cet égard, en liant la menace écologique à l’activité humaine, les interviewés sont souvent amenés à dénoncer leur comportement du jour :
Mais en même temps, on est tout le temps dans nos bagnoles, parce qu’on peut pas faire quinze bornes trois fois par jour à vélo tout de même. Et puis je mets où mes enfants ? […] On a tellement l’habitude […]. Je pense qu’il y a des choses qu’on est capable de changer, mais sur d’autres probablement pas. (Marie)
Ne pas jeter son cornet par terre, quand on va en pique-nique… Prendre une poubelle. Ça, ce sont de petites choses, mais je pense que cela fait partie d’une part du respect de Dame Nature et puis de, c’est également préparer le terrain pour ceux qui viennent après… Alors là, c’est quelque chose qui est tout proche, c’est un avenir proche. (Simon)
La question de la responsabilité individuelle oblige donc à un retour réflexif obligeant à sortir de ce qui est familier (nos routines et réflexes quotidiens où la question du lien entre intention et imputation n’est pas pertinente) pour atteindre une remise en question publique qui fait peser le soupçon sur les gestes les plus intimes. Nos actions familières, comme jeter nos déchets, obtiennent un statut de publicité inédit et la responsabilité s’entend comme la capacité de dire dans son quotidien : « Ok, moi je vais fermer mon robinet pendant que je me brosse les dents, je ne vais plus m’acheter de baskets, je ne vais plus rouler en bagnole, je ne vais plus regarder le robinet couler » (Gerald).
Toutefois, l’incertitude pèse sur la portée des actions individuelles et fait retour sur la place accordée à la responsabilité individuelle et au devoir « moral » qui pèse sur chacun : « Ça changera rien. Je ne peux rien y faire. Alors c’est une démission facile mais c’est vrai. Moi je pense, c’est vrai, à titre individuel, mon action individuelle ne peut rien y faire » (Gerald). Et ailleurs : « Les gens […] ne sentent plus qu’ils ont une capacité d’intervention, mais parce que des fois j’ai l’impression qu’il y a une dilution je veux dire » (Frédéric).
S’il n’est pas dans le pouvoir de chacun d’influencer de manière conséquente le devenir de la planète, la question de la responsabilité n’est plus individuelle mais collective,
parce qu’on peut beaucoup faire heu, par rapport à… à la vie quotidienne je pense que ça change quand même, j’pense dans les petites actions on va beaucoup changer, mais… dans les grandes actions, on va rien changer. C’est-à-dire qu’on va tous recycler, on va tous aller à vélo dans notre ville, mais on va jamais renoncer à d’autres choses… je pense. (Cynthia)
C’est donc vraiment une question de responsabilité collective. Qu’est-ce qui peut à ce moment-là réunir finalement tout ce monde, tout ce monde-là ne partage pas la même vision par rapport à l’environnement. (Yaya)
Néanmoins, rares sont les discours qui mettent l’accent véritablement sur une démarche collective. Au contraire, l’impression qui se dégage des discours sur l’écologie, c’est plutôt celle d’une conception individualisée des processus historiques en jeu, le salut du monde résidant dans l’apprentissage du bon geste individuel et quotidien.
Des médiations de l’individuel au collectif. Ou des questions de pouvoir.
Est-ce que l’on observe donc une privatisation des réponses aux préoccupations écologiques, une négation de sa dimension collective et politique ? Ou alors, est-ce plutôt un succès du politique qui aurait réussi son travail de pénétration dans le proche, traduisant les grands principes généraux dans des actions quotidiennes ajustées ? Plus largement, entre le présent et le futur, on voit émerger l’ensemble des médiateurs qui font cheminer du geste individuel au devenir collectif, à l’instar des procédures de délégation aux bons porte-parole ou encore, dans un tout autre registre, la médiation des bons commerçants.
Je ne participe pas à des réunions mais je vote tout pour eux « Les Verts ». Et j’en connais un, en tout cas là-bas… Je suis membre du WWF, et puis bon, à mon petit niveau ça fait des années que je trie mes déchets, tout ça, et puis que je m’arrache les cheveux sur la quantité de papier qui est gâchée dans les bureaux, et puis que j’essaie de faire réparer les imprimantes dès qu’elles vont pas… (Isabelle)
À ce qu’on ait la possibilité réellement de tout faire de manière responsable. D’ici à ce que le fameux « on » nous donne la possibilité. Moi j’adorerai pouvoir acheter, comme le commerce équitable et écologique et biologique et cætera. Mais c’est, c’est dur d’arriver à ça, d’arriver à couvrir tout notre mode de vie avec ça… Je pense que c’est très très difficile. C’est politiquement difficile. (Gerald)
Au cœur de la question écologique et de son injonction à l’agir, on trouve donc la difficulté à identifier les bons médiateurs et les bons gestes. Difficulté qui est à la fois cognitive (« quels sont les bons gestes ? »), mais aussi « conative » (« comment arriver à se motiver pour faire les bons gestes ? »). En effet, la capacité à « bien » agir se heurte à la rigidité des besoins, des modes de vie, des coutumes, de l’inertie : « on n’est pas prêt à sacrifier beaucoup de choses auxquelles on s’est habitué » (Cynthia). Inertie des habitudes, des modes de vie, des systèmes.
En d’autres termes, la nécessité d’agir en vue de préserver l’environnement est partagée par tous, mais les moyens ont comme limite la résistance face à la contrainte, voire son refus : on n’accepte pas, « pour des raisons extérieures, qu’ils soient contraints de vivre moins bien » (Frédéric). La résistance devient alors parfois dénonciation des incohérences de celui qui veut « bien » agir :
Mais n’empêche que le gars qui vous fait descendre l’écologie, il porte des baskets qui sont fabriquées en Corée, et c’est pas suffisant pour arrêter la machine, que d’être responsable au niveau individuel. (Gerald)
À nouveau, derrière cette dénonciation, on entrevoit la fragilité des liens entre le devenir général et l’action individuelle et située. La multiplication des liens de causalité et des chaînages complexes propres à notre société offrent autant de prises à l’incertitude et l’inquiétude quant à ce que l’on peut faire en tant qu’individu.
Dès lors que la cause se mesure à l’aune du « système », la capacité d’agir de l’individu seul est rapidement nuancée, voire niée.
Et puis, au point d’emballement où on en est dans la fameuse machine de consommation, à mon avis de dire « il faut prendre… si chacun prenait sa responsabilité individuelle », ça serait mieux certainement, ça serait un moindre mal. Mais ça n’apporterait pas du tout la solution, moi je pense pas. (Gerald)
À l’inverse, même si la question écologique était celle d’une police des actions individuelles, il faudrait encore s’assurer que l’on maîtrise l’agir du plus grand nombre :
Le gouvernement envisage un impôt supplémentaire contre le réchauffement, la pollution. C’est ridicule, la pollution qui vient de chez nous, regardez ce qui se passe en Chine, c’est le grand boum là-bas, ils s’occupent pas beaucoup de leur pollution pour le moment. […] Ils s’en foutent, ils veulent des voitures, ils veulent tout comme nous. (Claudine et Martin)
Ce qui est remarquable, c’est que, dans le cas d’une telle nuance, il n’est au fait pas question des milliards d’humains, mais bien du nombre de Chinois ou d’Américains. Comme le montre notamment Razmig Keucheyan (2014), c’est toujours d’un « Autre » qu’il est question [1]. La question du pouvoir renvoie donc à la fois à celle du nombre et à celle de l’altérité de la cause (celui qui n’agit pas « comme nous ») : « Pourquoi mettre des filtres à particules sur nos camions et nos bus ? Il y en a quelques-uns, et puis dans la cordillère des Andes, il y a trois camions par minute qui passent et qui polluent dix fois plus » (Simon).
Finalement, la question du nombre en arrive à faire oublier toute forme de responsabilité individuelle, la remplaçant par une simple question de métrique, le trop grand nombre (la surpopulation) devenant la cause ultime :
Ce qui serait l’idéal pour… Il faudrait baisser la population, à 500 millions de personnes pour pouvoir vraiment vivre bien, que tout le monde puisse manger, d’une façon respectueuse avec la planète… Genre on est tellement de gens que c’est impossible… Oui comment faire ça? [rires] C’est la question. (Cynthia)
La surpopulation devient, au-delà des pratiques individuelles, le point crucial de la menace : « Albert Jacquard il l’a dit : au moins, trois milliards maximum si on veut que l’impact sur la nature ne soit pas trop “violent”, acceptable pour générer le système » (Claudine et Martin).
Cela soulève un problème plus fondamental, lié d’une part au « déjà-là » de la question, qui ne se construit pas sur une expérience personnelle, et d’autre part à l’impossibilité de délimiter notre propre impact. En tant que citoyens, consommateurs, travailleurs, il est impossible de suivre les traces et les effets de nos choix. Ces entrelacs — qui rendent impossible d’avoir une politique de boycott, d’action et de choix claire — tendent à rendre caducs les discours militants — ou alors offrent de multiples manières pour dénoncer les collusions involontaires des plus militants.
La question qui se pose en dernier lieu est le potentiel effectif d’une critique qui résiste à être politisée. En effet, l’ambivalence du traitement qui est réservé, d’une part, à cette question (traitée comme un problème public, un danger qui concerne tout le monde) et, d’autre part, aux causes qui sont dénoncées (comme autant de problèmes individuels, voire privés) ne laisse rien présager d’efficace. On peut donc sérieusement se demander quelle perspective offre une telle (dés)articulation politique. Cette conception interdit de facto d’agir conséquemment face à cette crainte partagée : si l’on considère que nos actions sont la cause des risques environnementaux, cela implique que chaque personne puisse délimiter son propre impact, que chacun puisse avoir une idée de ce qui est impliqué par ses propres actions, même si de telles certitudes sont encore fort éloignées, voire inatteignables. Dès lors, cet avenir commun, qui semble se dessiner dans les discours partagés sur la menace écologique, peine à ouvrir un véritable destin commun, où pourraient se jouer une compréhension partagée du futur et des enjeux politiques du présent. En d’autres termes, un destin commun qui ferait passer l’écologie d’un « thème obligé », ressassé comme une litanie, à une vraie question sur la forme, individuelle ou collective, du pouvoir sur le devenir du monde.