Une fois n’est pas coutume, ce sont cette fois deux types de blogs qui ont retenu l’attention du site du mois : le premier sur l’univers de la culture fast-food, les seconds constituant une série sur les autoconstructeurs (Didier et son chantier, puis Autoconstructeur dans la Drôme ainsi qu’autoconstruction à St Prix — bien d’autres auraient pu être cités, mais le visiteur peut aisément glisser de liens en liens à partir de ces sites).
Pavillons, MacDo et blog : pourquoi cela et quel rapport ? Parce que chacun d’entre ces blogs permet d’entrer dans une énigme sans y apporter de réponse et constitue, ce faisant, un bel objet de sciences sociales : pourquoi les individus sociaux continuent-ils imperturbablement à jouir des fruits qu’on leur défend de consommer ?
Pourquoi malgré les redoublements croissants et constants d’injonctions spécifiques aux sociétés occidentalisées contemporaines, qui tendent de plus en plus à se contrôler, normer, enlacer d’interdits, de règles et de directives impérieuses, les individus de ces sociétés continuent-ils aussi tranquillement non pas même à s’y opposer ou à s’y soustraire, à les contester ou les détruire, mais à les pervertir insoucieusement ? Pourquoi, autrement dit, ignorent-ils les normes sociales ?
La question n’est bien sûr pas évidente parce qu’elle oblige à réviser les cadres classiques qui visent dans la plupart des cas à engager une problématique à base de causalité : discours — > impact –> comportement…, problématiques élémentaires qui sous-tendent d’ailleurs la plupart des recherches sur les comportements des automobilistes soutenues par la Prévention Routière et le Ministère des Transport en France comme ailleurs.
Ces blogs soulèvent ainsi la question non pas de la manipulation des individus par les normes sociales, ni des tactiques ou stratégies pour les détruire, mais, tout simplement de leur ignorance consciente, de leur enfreinte cynique, à l’occasion de deux objets saturés d’injonctions normatives : la construction individuelle et l’alimentation.
Concernant chacun d’entre eux, les discours légitimes sont pourtant très clairs et même de plus en plus. Commençons par l’explorateur de la culture Fast-food. Du côté de ce champ-là, l’hygiénisme a donc réaffuté ses cordes, mis en place ses nouvelles prisons : manger et manger gras, c’est mal, très très mal, bouger c’est très bien et même très obligatoire. Impossible d’échapper en France à l’irradiation médiatique, publicitaire, du « mangerbouger.fr » : voilà que le moindre emballage dans sa beauté subliminale et sublimée n’y échappe pas, barré et raturé de part en part par ce slogan aux relents de « censured ! » : bouge-toi ou crève ! Ignorants, ignorantes, mécréant-e-s, voici votre nouveau credo entre le bien (vert) et le mal (rouge) — variations binaires du blanc et du noir, du gentil (chaperon rouge) et du méchant (loup).
Les sciences sociales s’en sont d’ailleurs emparées de suite, pas forcément de la meilleure manière qui soit, il faut bien le dire, bataillant sur les origines sociales ou économiques de l’obésité (qui, elle, délie abondamment les plumes, à la différence de l’anorexie ou de la maigreur qui n’en ont curieusement pas soulevé autant de leur part — tabou oblige ? — à l’occasion de la publicité d’Oliviero Toscani, par exemple sinon celle des féministes et, une fois encore, des courants médico-idéologiques imprégnant le champ de la santé publique).
Sur cette origine sociale et le grand malaise des sciences sociales à se saisir de ces questions, on citera notamment le débat étrangement violent (pourquoi y a-t-il matière à ce point à une guerre des mots ?) ayant opposé cet été par le biais du quotidien Libération l’universitaire et essayiste François Ascher (« La tyrannie du surpoids »), un autre universitaire, Didier Chapelot, médecin, et physiologiste du comportement alimentaire, ainsi que deux autres auteurs d’un livre contre « La dictature des régimes », Gérard Apfeldorfer, psychiatre, et Jean-Philippe Zermati, nutritionniste.
Et, comme pour tout phénomène brut que l’immédiateté laisse incompris, heurtant le rationnel, il faut un responsable : voilà donc la publicité dressée du même coup sur le bûcher des sorcières, ce qui ne l’empêche pas d’ailleurs d’avoir la cote à défaut d’avoir bon dos comme le montre cet incroyable site d’échange de publicité, toujours chez les individus, encore eux ! La publicité qui manipule et pousse à manger ? — non, non, vous n’avez rien compris — qui pousse à toujours à davantage de maigreur ? Décidément rien n’est facile.
Et, curieusement, c’est aussi la publicité que l’on retrouve responsable des pires méfaits dans les encouragements à cet autre vice sordide que représente la construction de sa maison individuelle : l’ordre marchand règne, n’est-ce pas ? Il inflige un matraquage tel aux individus ignorants qu’il les engouffre dans ces puits de désolation que sont la solitude des espaces périurbains et l’horreur pavillonnaire — preuve en est la crise estivale des subprimes, vous répondront, en touchant votre fibre sociale, les urbanistes défenseurs acharnés de la densification.
Des incursions dans le fast-food world…
Et pourtant Christian les aime, les burgers, les pizzas, etc. Non seulement il les aime, les dévore et les décortique plus que jamais, mais en plus il les fait apparaître dans leur diversité très éloignée du trio infernal réducteur coca/frite/big Mac. Il y en a des gros, d’abord. Des géants. Puis des tous petits et, aussi, des très nutrical correctness. Des allongés, également, certains avec du fromage et d’autres pas du tout, et surtout, par dessus tout, il y a une ambiance dans leurs lieux industriels de production, une ambiance toute spécifique qui varie suivant le service, la connexion haut débit, l’odeur, le monde et qui voit se différencier très nettement les subway, les Quick et MacDo, PizzaHut, Domino pizza et Burger King du Monde.
« Tu ne mangeras pas le fruit défendu ! » Bien sûr, voilà qui va donner du crédit à cette brève de l’Afp qui annonce que les Américains connaissent mieux le Big Mac que la Bible. Reuteurs prétend en effet que
« Selon un sondage, les Américains sont plus calés sur les ingrédients entrant dans la composition du Big Mac de McDonald’s que sur les Dix Commandements de la Bible. Une étude réalisée par Kelton Research révèle que 80% des mille personnes interrogées peuvent citer les ingrédients de base du célèbre hamburger. Ils ne sont en revanche que 60% à connaître le plus fameux commandement “Tu ne tueras point”. Les Américains sont 45% à se rappeler du commandement “Tu honoreras ton père et ta mère”, alors que 62% d’entre eux savent que le Big Mac contient des cornichons. Ce sondage a été réalisé avant la sortie en salle, le 19 octobre aux Etats-Unis, du film “Les Dix Commandements”, avec Elliott Gould. ».
Ne vous y trompez pas ! L’auteur du blog — et c’est cela la particularité — connaît parfaitement les injonctions hyginénistes.
Et oui, honte à lui : il s’est rendu aux différents catéchismes des rayons de la Fnac ou de la télévision, tel, entre deux belles photos de cornets de frites, cette annonce pour le reportage télévisuel de 90’ consacré à la malbouffe. Ou, mieux encore, ce billet dans lequel il déclare qu’il achètera certainement (pour son amie) l’ouvrage sur la nutrition équilibrée dont le joli résumé qu’il présente tient lieu de tranche de fromage coincé entre deux billets pains de mie. Schizophrène inconscient, n’assistons-nous pas là à ton suicide en direct live !
…aux jouissances de l’autoconstruction.
Et, du côté du monde périurbain, c’est identique : chacun des blogs de l’autoconstruction y entre dans le cœur du cauchemard périurbain… sauf que celui-ci n’est pas exactement le même auquel pensent les urbanistes. Le do it yourself n’est d’ailleurs pas sans lien… avec des affirmations idéologiques plus poussées, parfois, comme en témoigne Archi Libre, référencé par ces différents autoconstructeurs. Une autoconstruction qui témoigne que la construction individuelle ou la catégorie scientifique de « l’habitat individuel » gagnerait aussi parfois à être révisée de sa forme globalisante. Voilà donc un traître (ArchiLibre) issu des écoles d’architecture qui entreprend en solo et en toute discrétion de subvertir la campagne des architectes réalisée à l’occasion des élections présidentielles (encore de la publicité, tiens donc), et qui fustigeait quant à elle le manque de densité des espaces bâtis, interpellant sur cette « urgence », les différents candidats à l’élection.
Et dans ces blogs, on retrouve trait pour trait la même pulsion, la même frénésie à entreprendre l’acte interdit : planches, fondations, le « nid » s’échaffaude page après page, post après post et surtout, les années passent que rien, au fond, ne semble venir perturber. Les parpaings, truelles et gâches sont même au menu des cadeaux de Noël !
Au point qu’une localière (oui le mot ne s’invente pas !) descend des hauteurs de Paris vers le bas-fond du ruralo-périurbain du Sud pour entreprendre une « battue » de deux mois en terrain petit, donc rural (ou rural donc petit) et y découvrir des vaches, des conflits, des stations d’épuration, des mariages… On soulignera non sans un clin d’œil caustique à la visite de son blog délicieux, son opposition entre « Le journal de Paris : Le Monde » et les « petits canard locaux », par exemple… référence subconsciente aux travaux de Luc Boltanski et Eve Chiapello sur le Nouvel Esprit du capitalisme ?
Bref, dans les espaces du troisième type, des univers paradisiaques de la dépravation individuelle, il se joue, se trame, se consomme mais surtout se vit des choses singulières, les individus ignorant l’implacable plafond tendu de normes et de reproches qui se tend et se trame au-dessus de leur tête. Pourquoi tiennent-ils à ce point à rester aveugles aux dominations qui les assaillent, aux bonnes pratiques et bon comportements citoyens si policés qu’on leur propose, suggère, enjoint, ordonne de respecter ?
Se décider face aux champ des normes sociales concurrentielles.
Tout cela repose bien de manière très contemporaine le vieux problème sociologique du choix et de l’ajustement entre des normes et injonctions concurrentes. Ce vieux problème qu’à des détours de forums certains participants se posent de la manière la plus élémentaire qui soit : « quand au Atac [supermarché] tu vois deux superbes caissières, qu’il n’y a personne dans la queue, tu te décides comment ? », vaste problème métaphysique des plus sérieux que pose ainsi — sans rire — l’un d’entre eux, ce à quoi — sans rire non plus — l’autre lui répond qu’il achète à celle de droite, revient dans le magasin s’acheter « un truc oublié » et passe par la seconde.
Certainement, au final, on arguera l’idée d’une compétition entre discours dominants, entre logiques publicitaires et médicales entre lesquelles les individus se frayent des chemins hésitants ou non, avec plus ou moins de facilité, faisant davantage confiance à leurs pulsions tant que la violence reçue en retour n’enclenche pas un coût plus élevé. Ce serait omettre de repérer une nouvelle hiérarchie entre les discours d’injonction dominants, et la perte de puissance de la sphère économique face à la sphère institutionnelle. En ce sens, il faut reconnaître à quel point le discours économique a dû de plus en plus quitter sa position hégémonique et intégrer bon gré mal gré les contraintes croissantes des législations politico-institutionnelles, allant de l’injonction au « bâtiments de qualité » (cf. cette publicité du groupe St Gobain extraite du quotidien Les Echos) au mangerbouger, à la dangerosité de l’alcool et de la cigarette. Bien sûr, il en ruse, telle cette publicité du groupe Minute Maid pour une boisson sucrée qui joue sur le fait que sa consommation constitue naturellement le « 1 fruit sur 5 par jour » recommandé, vive le fruit défendu (soda sucré) devenu fruit autorisé, voire d’autorité !
On soulignera également qu’en certains domaines les comportements échappent à ces constats : les individus n’ignorent plus les normes, mais s’y soumettent, tels que les nouveaux comportements des automobilistes sur les routes qui vous laissent penser que tout le monde est subitement devenu docile — intégration qui est pourtant certainement plus que d’un vieux réflexe pavlovien, celle d’un calcul élémentaire sur les pertes et profits liés à la jouissance ou non de la vitesse. Mais encore sur ce plan, l’argument ne vaut pas puisqu’il concerne essentiellement un moment où — notons-le — les injonctions en viennent à s’insérer dans l’ordre d’un régime répressif qui fausse dès lors la problématique et ne rend plus les choses aussi comparables. Lorsqu’on entre dans le domaine du répressif, la question dans ce cas n’est plus celle du choix entre des injonctions concurrentes ; elle se fait binaire : accepter la répression ou non, qu’elle prenne la forme de mesures de rétorsion économiques allant du coût du paquet de cigarette aux amendes automatiques de dépassement des vitesses.
Pour revenir aux pizzas et maisons, est-ce aussi vers cela qu’évolueront maisons individuelles et alimentations ? Sans doute, lorsqu’on observe le virage pris par les entreprises d’assurance visant à offrir des primes et « bonus » aux non-obèses en Suisse et bientôt en France, ou ces anecdotiques mais significatives primes à la maigreur offertes récemment par ce maire en Italie… Et l’on se prend à rêver d’une taxe « d’atteinte à la densification » qui pourrait se surajouter à l’insolvabilité des ménages les plus modestes après une autre qui étend le domaine de la taxe d’habitation aux habitants mobiles (caravanes) bien en mal de payer le moindre loyer.
Mais on quitte alors probablement à ce stade le constat de la mise en visibilité d’un phénomène social pour entrer dans celui du champ des débats proprement politiques, organisateurs des principes de coexistence sociale. Dommage. Vous reprenez une frite ?
Photographie de tête : Burger King Brands © — pour les autres affiches de la campagne, on se réfèrera à Business-Garden.