Il est incertain pendant combien de temps le lien vers le site du présent mois demeurera valide. Il n’est par ailleurs pas nécessaire, voire franchement déconseillé, de visiter ce site privé qui, comme tant d’autres, affiche l’enregistrement vidéo de la pendaison de Saddam Hussein. En marge de la vidéo, le site présente également quelques publicités Google.
Voici trois ans que l’armée de la coalition a déterré l’ancien chef d’État dans une ferme à proximité de sa ville natale de Tikrit. On écrivait le 14 décembre 2003. Ironie de la date, le personnage ressemblait alors, avec sa barbe et ses cheveux ébouriffés, à un père Noël affolé et perdu dans le désert.
L’état major des États-Unis avait alors commenté les faits par un « we got him ! », espérant probablement donner à la débâcle irakienne le ton d’une épopée héroïque qui serait arrivée à sa fin. On ne saura jamais quelle proportion du public y a cru. Quelques jours plus tard, cela est certain, l’anneau de Sauron fondait dans la lave du Mont du Destin, entraînant sur tous les écrans du monde la chute de Barad-Dûr… [1]
Quoi qu’il en soit, on se serait attendu à de meilleures suites des événements et c’est avec une certaine perplexité que l’on assista à l’escalade des violences auxquelles le pays fut livré par la suite. C’est avec la même perplexité que l’on se voit aujourd’hui forcé de constater que la mort de Saddam Hussein ne résout rien. Mais pourquoi résoudrait-elle quoi que ce soit ?
C’est que l’on semble avoir oublié que tout tyran n’est que l’incarnation de la pathologie politique d’une nation, voir d’un ordre politique international entier, sans le consentement structurel desquels il lui serait impossible d’exercer son pouvoir meurtrier. C’est bien l’organisation déficiente d’une société locale – et plus tard mondiale – qui permit aux Caligula, Napoléon, Hitler, Staline, Pinochet, Pol Pot, Khomeiny, Kim Jong-il… d’accéder au pouvoir, de s’y maintenir, voire d’y survivre en toute liberté.
Saddam Hussein ne fait pas exception dans cette série. Il est utile de se rappeler que le début de l’engagement politique du dictateur se situe dans le temps du règne du roi Fayçal ii, descendant d’une monarchie réinstaurée par les britanniques en 1941, essentiellement afin de sécuriser les ressources pétrolières dans le contexte de la 2e Guerre Mondiale. C’est dans ces conditions que, membre du parti Baas [2], d’orientation panarabe, laïque et socialiste, Saddam Hussein participait en 1956 à une tentative de renversement du pouvoir monarchique finalement accomplie par la révolution de 1958, qui mena au pouvoir le général Kassem. Les ressources pétrolières du pays, pillées jusqu’alors, à parts égales, par la Grande Bretagne, la France, les Pays-Bas et les États-Unis ont été nationalisées, attirant à l’Irak le courroux des « grandes nations » qui participèrent largement à la déstabilisation de son nouvel ordre politique. C’est, dit-on même, avec l’aide du milliardaire anglo-irakien Nadhmi Auchi que Saddam Hussein tenta un premier attentat contre Kassem, auquel les baasistes parvinrent finalement à arracher le pouvoir en 1963, avant de se l’approprier définitivement en 1968.
On sait que le nouveau régime continua le mouvement de nationalisation des ressources qui permit au pays d’accéder à une brève époque de prospérité. Dans les années 1970, l’Irak s’est rapidement industrialisé et est devenu l’un des pays arabes au niveau de vie moyen le plus élevé. Grâce à la « campagne nationale pour l’éradication de l’illettrisme », conduite par M. Hussein dès 1973, l’école est devenue gratuite, obligatoire et séculière pour les garçons et les filles (!). L’agriculture a été mécanisée.
On se rappelle également, cette fois-ci avec angoisse, la singulière folie paranoïaque, mégalomane et meurtrière qui semble marquer tant de gouvernements post-révolutionnaires : chasse aux traîtres (qui se dévoile au monde lors de l’assassinat public de 22 cadres du parti en 1979), censure, répression de l’opposition, culte de la personnalité, népotisme, persécutions des ethnies et des pratiques religieuses, notamment des kurdes et des islamistes chiites pro-iraniens qui finit par escaler en guerre avec l’Iran, durant laquelle le régime baasiste n’hésite pas à employer des armes chimiques. Il est, en cela, largement soutenu par des pays comme la France, les États-Unis et l’ex-Urss, ravis de pouvoir espérer le renversement de la république islamique.
Pourtant, c’est justement pour un acte perpétré durant cette période que Saddam Hussein a été condamné à mort. Il s’agit, plus précisément, du massacre de 148 chiites dans le village de Doujaïl commis en 1982. L’acte est abominable mais ne représente, en chiffres, qu’un millième (!) des victimes de « Litte Boy », qui s’était abattu sur Hiroshima en 1945 sur les ordres d’Harry S. Truman. Pourtant, si le premier acte est considéré comme crime contre l’humanité, l’autre est désigné comme mal nécessaire. Selon quelle logique ?
La singulière différence d’échelles de valeurs appliquées généralement à des événements de guerre comparables dans leur violence laisse supposer un élément caché, non dit, sur lequel repose le principe de l’exécution de l’ancien chef d’État. L’événement peut bien sûr être lu comme un acte de vengeance de la communauté chiite (la majorité des bourreaux du 30 décembre étaient membres de cette communauté) mais il y a plus que cela à cette exécution, notamment en ce qui concerne l’acquiescement plus ou moins tacite de l’occident à son égard. Cet acquiescement ne relève-t-il pas, en fin de compte, d’une satisfaction éprouvée à se voir déchargé des fautes du passé, d’une manière d’oublier qu’à côté des 300’000 victimes du régimes baasiste, plus d’un demi million d’irakiens sont morts des suites de l’embargo international « pétrole contre nourriture », que l’on en est aujourd’hui à plus de 50’000 morts, en trois ans seulement d’intervention occidentale, en ne comptant que les « civilians reported killed by military intervention in Iraq » ?
Que l’ensemble des fautes passées s’incarnent en une seule personne et que cette dernière soit mise à mort ! – vu l’ensemble des événements et des attitudes politiques à l’échelle internationale ayant accompagné le règne de Saddam Hussein, tel semble, en effet, être le principe sous-jacent de son exécution. Cette dernière apparaît ainsi comme un nouveau type de sacrifice humain, renvoyant ceux qui l’on rendue possible dans un passé archaïque de l’humanité.
Cela est un point important. Car la reconnaissance du fait qu’il n’existe aucune légitimation possible de l’assassinat d’un être humain est justement le seuil qui sépare un monde archaïque de celui de la raison, de l’auto-détermination des sociétés et de l’affranchissement des métaphysiques arbitraires. Ce seuil marque le passage d’une humanité sauvage à une humanité consciente. Si le meurtre de Saddam Hussein nous rappelle que ce seuil n’a pas encore été entièrement franchi, un regard sur la carte mondiale de la peine de mort nous permet de constater avec affolement, jusqu’à quel point il ne l’a pas encore été.
Sur cette carte apparaissent d’abord en bleu foncé, les entités législatives ayant entièrement aboli la peine de mort. Suivent, en bleu clair, les entités permettant cette peine dans certaines circonstances, extérieures au droit commun : une sorte de peine de mort à la carte, utile à ceux n’ayant pas encore reconnu la non-révocabilité du droit à la vie en toute circonstance. En vert clair sont représentés les pays abolitionnistes en pratique : se réservant le droit de tuer, ils ont bien voulu ne pas y recourir depuis au moins dix ans, du moins pas de manière publique. En orange et en rouge, finalement, nous pouvons distinguer deux degrés de barbarie : les États admettant le meurtre légal d’adultes et les États de la peine de mort généralisée, y compris pour les mineurs.
D’autres degrés d’évolution pourraient encore être établis entre les divers États assassins, à commencer par le nombre et la nature de crimes passibles de la peine de mort. Dans le meilleur des cas, seul le délit de meurtre la rend encore possible. Certains pays d’Asie du sud-ouest comme l’Indonésie, la Malaisie, le Singapore et la Thaïlande, par contre, une simple possession de cannabis suffit pour qu’elle soit appliquée. Les confins obscurs de l’humanité sont enfin atteints dans certains pays de la Charia, où l’on assassine régulièrement des femmes soupçonnées d’adultère, des homosexuels et des apostats. Dans le seul Iran, 4’000 homosexuels ont été assassinés par l’État depuis 1979. C’est également dans ces derniers, et notamment en Afghanistan, en Iran, au Nigeria, au Soudan ou en Arabie Saoudite, que l’État autorise un groupe d’hommes à enterrer un humain jusqu’aux épaules avant de projeter sur son visage des pierres de la taille d’un poing, jusqu’à ce que « mort s’en suive ». En decrescendo de cette horreur, comparable seulement à certains passages de l’Ancien Testament, c’est l’électrocution, l’exécution par arme à feu, la décapitation, la pendaison et l’injection létale que pratiquent d’autres États.
Une dernière échelle de la barbarie peut être établie par rapport au nombre de victimes des États assassins. Ici, et selon Amnesty International, sur les 2’148 mises à mort recensées en 2005, 1’770 ont été perpétrées par la seule Chine. Mesuré en per capita, c’est néanmoins le Singapore qui détient le record macabre, avec 6.9 mises à mort pour 1 moi. d’habitants en 2005. Il est suivi par l’Arabie Saoudite (3.66) et par la Jordanie (2.08).
Il ne s’agit en aucun cas de comprendre ou d’expliquer de tels faits. Ici on entre dans un domaine où cesse toute prérogative du politiquement correct, où cesse le droit à l’euphémisation de la sauvagerie par prétendu respect d’une « différence culturelle » et de tout autre concept dont on habille volontiers une attitude désengagée à l’égard d’autrui. De telles notions, importantes en d’autres circonstances, sont tout à fait déplacées au vu d’une question aussi grave et fondamentale que celle du droit à la vie. Il existe bien, et cela doit être affirmé avec autorité, une différence de degré d’humanité qui sépare les pays pratiquant la peine de mort de ceux qui sont parvenus à l’abolir.
Il est de la responsabilité des pays et des peuples parvenus à ce stade de l’évolution humaine de s’opposer à la peine de mort en toute circonstance. C’est d’une part pour cette raison et d’autre part pour cause de notre évidente co-responsabilité dans la violence qui a marqué l’histoire de l’Irak que nous nous devons de condamner la pendaison de Saddam Hussein comme un acte dément et barbare. L’enregistrement avidement diffusé de la mise à mort de ce dernier incarne la honte de l’humanité et doit nous servir d’avertissement devant un retour à un monde antérieur à la raison et aux Lumières.
Images :
Francisco Goya, Los Desastres de la Guerra, no. 36 : Tampoco, 1883.
Jacques Chirac et Saddam Hussein à Bagdad, en 1974.
Carte mondiale du statut de la peine de mort, site consulté le 31.01.2007.