Cet ouvrage interdisciplinaire, utilisant le roman français des trente dernières années dans une perspective de compréhension sociologique du contemporain, s’adresse à la fois aux littéraires et aux sociologues. Il fournira aux premiers de nombreuses pistes de lecture d’un roman contemporain qui, du fait de sa jeunesse, peine encore à trouver sa place au sein de l’institution universitaire. Aux seconds, il ouvrira un champ entier de recherches potentielles, grâce à une approche articulant l’apport du romanesque avec une pensée sociologique aussi bien représentée par les grands noms de la discipline (de Latour à Ehrenberg ou Goffman), que par des auteurs actifs dans des domaines plus hybrides, à la croisée de la philosophie, de la psychanalyse ou des sciences de la culture (Bourdieu, Lahire, Tisseron, Augé ou Sloterdijk pour ne citer qu’eux).
S’appuyant sur un corpus de 200 romans de 20 auteurs différents, le livre est construit en trois grandes parties. La première traite du personnage, mettant en lumière la participation importante de la fiction romanesque dans la représentation du sujet, entre structuration et déstructuration, entre individualité et dissolution dans le corps social. Le personnage, envisagé ici plutôt comme notion que comme concept, c’est-à-dire selon le principe général hérité d’Aristote selon lequel ils seraient simplement les « agents de l’action » (Poétique, p. 55), est considéré comme revenu, après les expérimentations du Nouveau Roman, à une représentation de la personne sociale. Mais le Nouveau Roman n’est pas pour rien dans le soupçon, instillé chez les protagonistes de ces romans, de leur qualité même de personnages, et la notion est alors envisagée selon trois grands « principes de liquidation ».
La première de ces liquidations, celle du personnage social, résulte de l’impossibilité pour le sujet de se constituer une identité à travers la communauté à laquelle il croit appartenir ; une impossibilité reflétée principalement par les autofictions d’Annie Ernaux, chez qui Barrère et Martucelli observent, p. 81, une faillite de l’autodéfinition par le social : « comme tous les modernes, elle est porteuse d’une dimension d’elle-même dont elle veut, au fond, qu’elle échappe aux carcans du social » (p. 81). Avec la deuxième, celle du moi psychologique, les auteurs envisagent la caducité d’une introspection devenue routinière pour le personnage de roman, et transformée en épanchement gratuit — une réflexion qui pourrait faire écho à la constatation, commune à Ehrenberg et Melman, du remplacement de la névrose par la dépression comme paradigme psychique central de l’homme contemporain (Melman, 2002 ; Ehrenberg, 1998), mais qui pour Barrère et Martucelli se restreint (et c’est un peu dommage) à « la gestion ordinaire des opacités d’un ego sans profondeur » (p. 99). Enfin, la troisième liquidation touche à l’explication existentialiste du monde par le roman : le personnage porte sur le monde un regard de surface, où événements et objets, qu’ils soient signifiants ou non, qu’ils participent ou non de l’intrigue, apparaissent au sein du texte sur un mode principalement digressif ou anecdotique, pour faire état d’une « réalité à la fois énigmatique et banale » (p. 115).
À ces considérations négatives se joint une réflexion permettant une description positive du personnage, fondée sur l’idée d’énergie et sur ses régimes. Une positivité pour le moins problématique, car le personnage, jouet des énergies qui le traversent et le travaillent, n’en acquiert pas véritablement plus d’épaisseur. Ce concept d’énergie, que l’on pourrait placer sous le double patronage d’Aristote (le personnage n’existe que parce qu’il est le vecteur de l’action) et de Sartre (l’homme n’est que ce qu’il fait de lui-même), permet de rendre compte de personnages « à la fois omnipotents et insuffisants » (p. 123) ; des individus dont les actions se caractérisent principalement par une dispersion de leur énergie, alors même que « le personnage, c’est l’énergie » (p. 118) du roman. Dispersion, perte, dérive, mais aussi surplus, excès. Le rapport des personnages à l’énergie semble également tributaire de celle que produit autour d’eux un monde beaucoup plus mobile que par le passé, à travers lequel ils glissent, détachés. En somme, le personnage semble pris entre deux feux : soit il se débat dans la furie du cyclone qu’est, par sa vitesse, sa violence et son tumulte constant, le monde contemporain ; soit il flotte au centre du cyclone, dans le calme, par refus ou incapacité de s’intégrer à la folie du monde qui l’entoure.
Puis le propos s’élargit aux relations que le sujet développe avec autrui. Barrère et Martucelli se fondent sur la théorie des rôles, selon laquelle les membres d’une société donnée interagissent par le truchement des fonctions respectives qu’ils occupent dans cette société ; mais selon eux, cette vision mécanique et rigide des relations interpersonnelles — qui constitue le « langage consacré de la sociologie », (pp. 151-152) — est battue en brèche par le regard porté sur la société par le roman, dont l’étude doit mener à un changement de perspective en direction d’une théorie des relations. Le roman, privilégiant une approche plus délicate des sujets et des contacts qu’ils lient entre eux, constate la fragilité des rôles sociaux, voire leur inadéquation. Grâce à lui se révèle toute la subtilité des affects que l’individu exprime dans son lien avec l’autre, l’existence d’« infra- » ou de « méta-compréhensions » (p. 168) entre personnages. Une certaine frange de romanciers, particulièrement portés sur une observation fine des relations, est ici mise à contribution (Gailly, Oster, Modiano, Ernaux), romanciers dont la dette à l’égard de Nathalie Sarraute [1] est bien reconnue par Barrère et Martucelli.
Ceux-ci, en remplaçant la théorie des rôles par celle des relations, laissent au roman la possibilité d’illustrer certains faits sociaux complexes, comme l’affaiblissement des liens familiaux traditionnels, les séparations et leurs avatars multiples — finalement, autant de symptômes de la complexification toujours croissante des rapports humains, que le roman interroge. La remise en question des rôles sociaux au sein du roman, et par ses personnages même, se paie d’une importante porosité de ceux-ci, répertorié dès lors en plusieurs types, de « l’individu-éponge », « retenant tout ce que l’autre dit ou fait » (p. 186), à l’« individu-vampirisé », devenu « la proie de l’autre » (p. 190), pour n’en citer que deux.
Puis, du sujet à la relation, l’élargissement de la perspective se poursuit pour embrasser un champ plus vaste, celui de l’ambiance, qui se décline en divers « climats », « atmosphères » et autres « ondes », selon qu’elles sont le résultat des « projections » ou des « introjections » des protagonistes, selon leur caractère « reproductible ou unique », enfin selon leur degré d’« intensité » (p. 206). Peut-être la perspective ne s’élargit-elle pas tant que cela, car ces termes plutôt vagues sont fondés avant tout sur les impressions du sujet, sur ses perceptions individuelles : « la fin du personnage social est aussi celle de la description d’un milieu, de ses ressources, au travers d’un langage standardisé, sous forme de types humains cernés par leur position sociale » (p. 203). Toujours est-il que cette partie est moins convaincante, dans la mesure où ces considérations liées aux ambiances sont dictées par un corpus qui fait la part belle à ce que Pierre Jourde appelle, en parlant de Philippe Delerm, la « littérature de confort » (Jourde, 2002, pp. 256 et suivantes), préoccupée de détails du quotidien, souvent complaisante, fonctionnant sur une connivence de bon aloi (et sans grande prise de risque) entre le texte et le lecteur. Surtout, il y a le danger de prendre pour argent comptant sociologique des passages qui pourraient tout aussi bien être perçus comme des clichés, à l’image de tel extrait d’Éric Holder qui nous apprend que l’amitié masculine est tissée de silences complices : « Au reste, nous parlions peu. Je connaissais son travail, il connaissait le mien. Ce qui était important nous semblait avoir déjà été dit. » (p. 218). S’il est alors un peu biaisé de souscrire à cette tendance en affirmant que « nos contemporains ont de plus en plus de subtilité psychique » (p. 253), il est vrai aussi que certains des auteurs du corpus (Modiano ou Gailly, notamment) peuvent ainsi être cernés au travers de la finesse dont ils font preuve dans les ambiances qu’ils mettent en place, tout en servant un propos sociologique où la richesse des atmosphères joue un rôle de premier plan. Cette méthode d’approche a comme avantage de présenter l’écriture du subtil et de l’imperceptible, à juste titre, comme l’un des grands enjeux du roman contemporain.
La dernière partie de l’ouvrage, quant à elle, soulève la difficile et nécessaire question du rapport des romanciers à la réalité. Face à un monde qui ne se satisfait plus de simples explications causales des événements, Barrère et Martucelli observent avec justesse que les limites de la fiction reflètent celles d’un monde où « la perception unifiée de la réalité […] s’affaiblit et s’émiette » (p. 273). Une réflexion qui s’inscrit dans la ligne de la postmodernité lyotardienne et la fameuse fin des grands récits de légitimation ; une réflexion pourtant qui se refuse à donner une explication du monde social par le roman, mais se contente de pointer la richesse de la connaissance littéraire, susceptible de nourrir l’imaginaire sociologique contemporain. Une telle perspective, à l’interdisciplinarité raisonnée, rejoint celle dont l’historien Patrick Boucheron se fait le porte-parole dans un récent article (« « Toute littérature est assaut contre la frontière ». Note sur les embarras historiens d’une rentrée littéraire » Annales HSS, mars-avril 2010, n°2, pp. 441-467), traitant l’idée reçue selon laquelle la fiction narrative s’opposerait à un réel que les historiens auraient, quant à eux, les moyens d’appréhender. Voir que l’étude du littéraire constitue un traitement du réel tout aussi justifié que d’autres approches et d’autres épistémologies, reconnaître la base de langage commune à toutes les sciences humaines et le tribut qu’elles doivent payer à leur propre narrativité, c’est admettre que ce qui est en jeu ne relève pas de l’établissement d’une vérité sociologique, mais bien plus d’une capacité de « prêter l’oreille à ce que la littérature peut dire » (Boucheron, 2010, p. 466) aux scientifiques de tous horizons. Barrère et Martucelli reconnaissent donc, et c’est heureux, la littérature comme détentrice d’une lecture du réel, d’une axiologie, d’un savoir enfin, particuliers et transférables à d’autres disciplines.
On soulignera enfin la présence bienvenue, en cours de chapitres, de « focales », encadrés permettant au lecteur de prendre des chemins de traverse et de comprendre certaines notions niches, ou d’aborder de biais certains auteurs, aux propos trop excursifs pour trouver leur place dans la rigueur d’une structure générale.
Mais, à ce propos, il est nécessaire de mentionner ici un aspect problématique de ce livre, qui en constitue la principale faiblesse : il s’agit de la question des œuvres choisies. Barrère et Martucelli expliquent avec prudence que le corpus, sélectionné globalement selon un système d’affinités électives, n’a pas valeur d’histoire littéraire, ne correspond pas à un tour d’horizon complet de la production contemporaine. Il reste que le choix de 20 auteurs, qu’on le veuille ou non, revient à constituer un corpus, qu’il faudrait pouvoir justifier. Or Barrère et Martucelli déclarent que « d’autres auteurs auraient pu faire partie » de leur livre, « d’autres nationalités » ou « de périodes antérieures » (p. 47). C’est dire la fragilité du cadre de sélection, qui rend l’ensemble de l’ouvrage problématique pour qui cherche à se faire une idée de l’état de la littérature contemporaine écrite en français, sur le plan de l’analyse sociologique. Car après tout, c’est quand même de cela qu’il pourrait s’agir, et quoi qu’on en dise, le choix de ces 20 auteurs et de ces 200 romans est un choix normatif : la fin du premier chapitre se termine bien par la phrase « quels romans faut-il lire ? Et pourquoi ? » (p. 35).
Cette question banale implique, contrairement aux propos cités plus haut, que certains auteurs sont plus à même de refléter la société contemporaine que d’autres. Et certes, toute sélection de ce type ne pourra jamais échapper à un reproche de subjectivisme. Toujours est-il que ce corpus particulier souffre d’une double aporie : d’une part, les auteurs sont trop différents les uns des autres pour pouvoir être rassemblés sous l’égide d’une même voix, d’un même traitement du sociologique. Patrick Modiano l’est immensément de Régis Jauffret dans le ton ou les thèmes abordés ; Olivier Adam l’est de Benoît Duteurtre en termes de couleur politique. Même la qualité « a priori sociologique » des romans en présence varie du plus (Ernaux) au moins évident (Echenoz). En l’absence d’un discours unanime sur les problèmes abordés, et quelques « focales » mises à part, l’approche du roman est généralement de l’ordre de l’illustration ponctuelle des théories sociologiques de la société contemporaine.
D’autre part, cette hétérogénéité n’en est pas non plus vraiment une. On remarque qu’il y a une sorte de noyau dur « Minuit » dans ce corpus, où se trouve représentée toute l’écurie des auteurs dits « minimalistes » ou « impassibles » : Echenoz, Toussaint, Gailly, Oster, et à leur suite d’autres écrivains que l’on pourrait qualifier au sens très large de « réalistes du quotidien », de Bernheim à Holder, Carrère ou Delerm. Pas assez de convergences dans le propos pour pouvoir réellement constituer un discours commun, mais par contre ces romans se ressemblent tous par le choix très général de leur décor, celui d’une société réaliste, dans un genre hérité d’une tradition réaliste. On pourrait avancer sans trop exagérer qu’une grande partie de ces romans se passent à Paris, de nos jours, et mettent en scène des personnages plutôt banals. Les exemples choisis par Barrère et Martucelli sont toujours les illustrations criantes de situations familiales, relationnelles, professionnelles, etc., théorisées sur le plan sociologique et dont les romans proposent un reflet fidèle. Mais d’où vient l’idée qu’une analyse sociologique du contemporain ne peut se faire qu’à cette condition de réalisme ? Pourquoi les écrits provinciaux et érudits d’un Michon, d’un Millet, d’une Lafon ou d’un Bergounioux, pourquoi les fictions teintées de fantastique d’une N’Diaye, d’un Volodine, pourquoi les clameurs violentes d’un Bon, d’une Pagano, d’un Hak, pourquoi les inclassables comme Chevillard, Lamarche-Vadel ou Guyotat n’ont-ils pas voix au chapitre ? Alors que, de leurs ailleurs, de leurs exils parfois, ils parlent tout aussi bien — et parfois mieux — du monde que ceux dont les fictions semblent y baigner. En l’absence de ceux-là, on réalise aussi que les auteurs du corpus de Barrère et Martucelli véhiculent une image du romanesque contemporain qui rencontre assez vite les stéréotypes auxquels celui-ci est trop souvent réduit : minimalisme de la forme et de l’intrigue, exacerbation des saillances minuscules du quotidien, tiédeur politique, légère complaisance rive-gauche, soupçon d’insignifiance générale. De tels absents, s’ils avaient été traités, n’eussent probablement pas pu entrer dans le jeu des subtiles différenciations entre telle ambiance feutrée et telle atmosphère capitonnée, différences érigées en systèmes dans ce livre parfois trop plongé dans ses sympathies pour ne pas laisser une impression de partialité et d’incomplétude. Par ailleurs, on imagine fort bien que les tendances sociologiques illustrées par tous ces absents n’eussent pas été les mêmes…
Malgré cela — et les remarques qui précèdent doivent également le suggérer —, la perspective du corpus présenté est extrêmement bien traitée : il faut rendre justice à la grande qualité méthodologique de ce livre qui, s’il provient d’autorités plus sociologiques que littéraires, laisse le littéraire former ses conclusions, à l’opposé d’une sociologie traditionnelle, à la Escarpit par exemple, qui chercherait à adapter ces textes à ses propres grilles. Une telle souplesse dans le traitement de son objet laisse entendre que les méthodes qui président à son assimilation et à son analyse pourraient fort bien être assignées, si besoin était, à d’autres textes.
Anne Barrère, Danilo Martucelli, Le roman comme laboratoire. De la connaissance littéraire à l’imagination sociologique, Québec, Septentrion, 2009.