Jusqu’où une sociologie critique – entendons une sociologie issue de celle de Bourdieu et qui entend rester fidèle au cadre théorique de son inspirateur – doit-elle faire droit à la perspective d’un sujet libre et responsable de ses actes ? Redisons-le autrement : une théorie de l’agent suffit-elle à décrire la trajectoire d’une personne ou doit-elle intégrer une conception de l’individu comme acteur ? La socioanalyse autobiographique menée par Didier Éribon offre une réponse intéressante à cette interrogation. Le présent texte la détaille et l’évalue. Il s’inscrit dans le débat sur le retour du sujet dans les sciences humaines. À la fin des années 1980, des historiens et des sociologues – philosophiquement nourris de Sartre et inspirés par Ricœur – ont voulu rompre avec le structuralisme et revenir à la description des individus comme sujets singuliers (Dosse 2005). Nous prenons volontairement le contre-pied de cette approche, quitte à paraître quelque peu provocateur. Assumant une perspective critique et configurationnelle (Elias 1991 ; Bourdieu 2004), nous faisons l’hypothèse qu’il n’est pas nécessaire de faire intervenir un principe non-social pour expliquer le mouvement de libération : une volonté propre du sujet ou une capacité innée à prendre distance par rapport à la situation vécue. La libération ou la révolte dépendraient donc de conditions de détermination tout autant que la reproduction et l’acceptation de la domination.
L’auto-analyse de Retour à Reims.
L’écrivaine Annie Ernaux a qualifié Retour à Reims d’« auto-analyse poussée à l’extrême » (Éribon [2013] 2014, p. 9). Ce travail de réflexion se veut sociologique : Retour à Reims entend parler de la réalité sociale, avec ses hiérarchies, ses mécanismes de domination, ses verdicts et sa violence. Didier Éribon n’entend aborder sa personne que comme exemple paradigmatique d’une trajectoire ascendante. Sans doute est-ce en cela que l’entreprise est extrême : pour sa dissolution de l’individu dans des contraintes sociales. À moins que la radicalité ne tienne au courage qu’il a fallu à l’auteur pour se replonger dans son passé, dans un milieu et dans une famille dont il avoue à l’entame de Retour à Reims qu’il l’a fui et qu’il n’a pas envie de la retrouver (Éribon [2009] 2010, p. 11). On imagine aisément la difficulté qu’il a fallu pour oser avouer cela, et le donner à lire à des inconnus et à sa famille – laquelle s’estimera trahie, un de ses frères menaçant même d’un procès : « Je les situais dans l’espace social, et donc dans la hiérarchie sociale. Ce n’est jamais agréable : cela ne correspondait pas à la manière dont ils se pensaient eux-mêmes. » Et de commenter lucidement :
Il convient en effet de souligner qu’en décrivant la violence du monde social telle qu’on la perçoit, telle qu’on l’analyse, on exerce, en même temps, une certaine forme de violence sur les autres, qui se retrouvent impliqués dans ce qu’on écrit sans avoir rien demandé, et qui, cela va de soi, sinon il n’y aurait rien à explorer, rien à expliciter, ne voient pas le monde de la manière dont on le leur présente ni ne vivent leur expérience dans le monde de la manière dont on la leur dépeint (Éribon 2016, p. 78 et 67).
Un lecteur (trop) critique pourrait reprocher à Éribon d’avoir omis, dans sa reconstruction de son milieu d’origine, le point de vue des intéressés, ne mettant à nu que les mécanismes de domination. Or il est instructif de constater que la famille d’Éribon ne se place pas sous le registre de la honte, ou du moins qu’elle ne le dit pas. On est ainsi en droit de se demander si l’auteur a effectivement tenu compte des discours de sa famille et s’il a suffisamment expliqué pourquoi ses frères et sa mère parlent de fierté quand lui évoque la honte.
Retraçons le récit à grands traits. Didier Éribon est le fils d’un ouvrier et d’une femme de ménage. La famille vit à Reims dans un appartement, avant d’occuper une petite maison de cité. Les parents de son père sont ouvriers eux aussi. La mère de sa mère a abandonné son mari et ses enfants, avant de se remettre en ménage avec un laveur de carreaux. Le petit Didier grandit dans une ambiance difficile car ses parents se disputent régulièrement et violemment, ce qui, écrit-il, « détermina ma volonté de fuir mon milieu et ma famille » (Éribon [2009] 2010, p. 82). Il s’agit là d’une écriture après-coup – comme lorsque Éribon dit qu’il se mit à détester le bricolage, le sport et la pêche pour ne pas ressembler à son père – car l’enfant qu’il était ne pouvait que grandir en intégrant les valeurs et les habitus de sa classe, y compris le mépris pour l’école, alors même qu’il était très bon élève. C’est pourtant l’école, et l’homosexualité, qui feront de lui un transfuge. Peu à peu, l’auteur s’éloigne des siens. Il prend goût à la culture, devient militant trotskiste et entre à l’université pour suivre un cursus de philosophie, dans la griserie de la liberté, « la joie d’échapper à mon destin » et la nécessité de « me sauver moi-même » (ibid., p. 116 et 117). Il se rend vite compte que son université de province ne lui donnera pas accès au statut dont il rêve. Par miracle, il bénéficie d’une bourse d’études lui permettant d’aller étudier à la Sorbonne. Ayant échoué à l’agrégation, il doit travailler comme veilleur de nuit pour payer ses études, avant de renoncer à la thèse. Par une amie d’un garçon qu’il fréquente brièvement, il trouve du travail à Libération puis, grâce à Bourdieu, au Nouvel Observateur. Il tente d’écrire des romans sur l’histoire et la subjectivité gay mais renonce. Il rédige alors des livres d’entretiens et des essais sur Dumézil, Lévi-Strauss, Foucault, puis la question gay. Ce qui l’amène à enseigner aux États-Unis. Avant de revenir en France pour occuper un poste de sociologue à Amiens.
Un sujet social de part en part.
L’analyse menée dans Retour à Reims se veut exclusivement sociologique. Rejetant la psychanalyse, qu’il juge erronée et réactionnaire, il lui oppose une sociologie politique de la formation des subjectivités, « une politique de la décolonisation de l’esprit appuyée sur une grammaire théorique dont on pourrait dérouler les enchaînements de la manière suivante : abjection-honte-orgueil-ascèse-subjectivation » (Éribon 2001, p. 295). Il qualifie aussi sa démarche d’« introspection sociologique » (Éribon [2013] 2014, p. 11). Cette expression n’aurait peut-être qu’une apparence d’oxymore, si l’individu est entièrement social. C’est bien l’idée de notre auteur : « qu’est-ce que le psychisme, si ce n’est l’intériorisation du monde social et de toutes les formes de hiérarchies et de domination qu’il contient et qui, même, l’organisent ? » (ibid., p. 37). Les structures sociales façonnent les subjectivités et déterminent les agents sociaux :
Construire une théorie du social du sujet demande de reconstituer l’ensemble des verdicts qui s’emparent de nous à notre naissance et contribuent à définir ce que nous sommes et ce que nous serons. […] Le “moi” est un composé d’histoire et de géographie, et c’est cette composition qui nous fait être ce que nous sommes. Et si la formation du sujet doit être rapportée aux structures sociales et à leur histoire, il nous faut déterminer quelles sont ces structures sociales, quelle est cette histoire (Éribon 2016, p. 32-33).
Autrement dit, nous sommes le fruit de notre passé individuel, qui est lui-même le résultat d’un passé collectif, c’est-à-dire de l’ordre social.
On comprend l’erreur de la psychanalyse. Au fond, pour Éribon, il ne s’agit pas tant de dénier une part biologique ou psychologique, voire de choix libre, à l’individu, que de faire voir que les violences individuelles sont traversées et motivées par une violence de classe plus profonde ou plus générale. Or la psychanalyse cache la violence sociale en réduisant les conflits sociaux à des querelles familiales, au lieu de faire voir les oppositions sociales qui matricent la famille. Ainsi, la semi-folie du père de l’auteur et ses difficultés relationnelles ne tiennent pas à sa psychologie individuelle mais à sa situation sociale (Éribon [2009] 2010, p. 35). De même, l’homosexualité n’est pas la conséquence d’un trauma – l’alcoolisme du père et la violence familiale, suscitant la terreur des enfants. Cette « scène primitive » serait plutôt « un stade du miroir social » qui fait découvrir la situation de classe assignant une position et une identité :
Ce qui installa en moi une volonté patiente et obstinée de contredire l’avenir auquel j’étais promis, en même temps que l’empreinte à jamais gravée dans mon esprit de mon origine sociale, un “rappelle-toi d’où tu viens” qu’aucune transformation ultérieure de mon être, aucun apprentissage culturel, aucun masque ni subterfuge ne parvint à effacer. […] Les processus de l’appartenance et de la transformation de soi, de l’identité et du refus de celle-ci, furent donc toujours pour moi liés l’un à l’autre, imbriqués l’un dans l’autre, se combattant et se limitant l’un l’autre (ibid., p. 97-98).
Ce passage essentiel indique un chiasme entre le détachement et l’adhérence, comme si l’identité de l’auteur s’était construite sur les impossibilités conjointes de rester et de partir. Certes, tout individu s’inscrit dans différents groupes, et est de ce fait l’objet de tensions. Mais dans le cas d’Éribon, comme dans celui de tout transfuge de classe, il s’agit d’un clivage de la personnalité (Éribon [2013] 2014, p. 15).
À plusieurs reprises, Éribon exprime son dégoût du monde ouvrier, de ses formes de socialité, de ses façons de parler et d’être, de son racisme (Éribon [2009] 2010, p. 60 et 27) [1]. L’auteur en vient à percevoir le milieu ouvrier comme « une sorte de modèle social négatif, un contre-repère » (ibid., p. 17). Sans compter l’agressivité vis-à-vis de l’homosexualité. Si bien que la constitution de son identité passe par la rupture, Éribon parlant même de sa famille comme d’un capital négatif tissé de liens qu’il s’agissait de trancher pour avancer : « Loin d’affirmer comme miens des cousins lointains, comme c’est le cas dans les familles bourgeoises, j’en étais plutôt à effacer mes propres frères de ma vie. Je ne pouvais et ne pourrais donc compter sur personne pour m’aider à avancer sur les chemins que j’empruntais et à surmonter les difficultés que j’y rencontrerais » (ibid., p. 92-93). Il eut été plus correct de dire « sur personne de ma famille », car l’auteur a évidemment rencontré des gens qui l’ont aidé (Dumézil, Bourdieu, Foucault, et sans doute beaucoup d’autres, moins connus). Il faudrait aussi préciser, ce qu’Éribon ne dit pas et avec quoi il ne serait peut-être pas d’accord, que ce capital négatif a pu jouer comme un moteur d’action et pas seulement comme un frein : l’absence de ressources familiales n’a-t-elle pas été vécue comme un manque incitant à rechercher d’autres appuis ?
Et pourtant la rupture n’a jamais été totale : « Le transfuge est peut-être, d’une manière ou d’une autre, quelqu’un qui a fui, mais c’est aussi quelqu’un qui ne parvient jamais à s’échapper totalement, puisque le monde dans lequel il se trouve lui rappelle à chaque instant que le monde d’où il vient était différent » (Éribon 2016, p. 24-25). Loin d’oublier son passé, et par exemple d’adopter les préjugés bourgeois ou intellectuels sur le milieu ouvrier, Éribon évoque la gêne et la haine devant le mépris des riches pour le peuple, et sa mauvaise conscience lorsqu’il se laissait aller lui aussi à des jugements dépréciatifs sur les ouvriers. Concrètement, l’adolescent Éribon se tourne vers le marxisme, y trouvant de quoi idéaliser la classe ouvrière pour mieux dénigrer sa famille (lui reprochant d’être petite-bourgeoise et donc d’avoir trahi sa classe – manière pour Éribon de se dédouaner de son éloignement, qu’il vit comme une trahison). Devenir un intellectuel lecteur de penseurs d’extrême-gauche est un moyen de ne pas rester sans trop partir, de rester fidèle dans la trahison. Soit de paraître assurer un entre-deux : être pour les ouvriers sans être ouvrier. D’où certainement aussi un regard critique, qui a permis le retour sur soi (qui n’est pas retour à soi [2]) qu’est Retour à Reims. Il ne s’agit pas – il ne saurait s’agir – d’annihiler la distance par une réconciliation aux formes de happy end. Être transfuge, c’est être construit sur un clivage qui interdit toute fusion. Fêlure qui n’est pas sans avantage : « la récupération passe par l’analyse, et donc par un rapport de distance compensé par la connaissance de l’intérieur de ce dont l’analyse (ethnologique, sociologique, littéraire…) se donne pour tâche de rendre compte » (Éribon [2013] 2014, p. 90).
Pour Éribon, le projet de critique du monde social trouve son origine dans l’habitus clivé du transfuge de classe. On peut soutenir que ni un dominant ni un dominé n’auraient l’idée de porter un regard théorique critique sur la domination de classe. Par exemple, la propre mère d’Éribon décrit son statut de « bâtarde » – son géniteur ne l’ayant pas reconnue et ayant abandonné sa mère enceinte – comme une malédiction. C’est une bonne description de sa situation, peut-être meilleure que bien des théorisations. Elle pointe parfaitement la fatalité de la logique sociale qui pousse un père à ne pas reconnaître un enfant et une adolescente à devenir une fille-mère. Mais cette explication a le défaut de naturaliser les mécanismes à l’œuvre et ainsi de ne pas voir que le verdict (« bâtarde ! », « pécheresse ! ») est entièrement social, et qu’il ne se serait pas posé dans d’autres sociétés. Sauf exception donc, un dominé n’aurait pas les outils conceptuels requis pour mener à bien une critique argumentée, quand bien même il n’accepterait pas son sort, le revendiquant comme un choix. Il en irait de même d’un dominant. Seul un transfuge de classe peut faire ressortir la violence sociale – tant symbolique que matérielle – car il possède l’expérience de la domination et les moyens intellectuels de théoriser celle-ci :
Et c’est pour cela que le transfuge de classe est spontanément sociologue, puisqu’il voit bien la différence entre les milieux par lesquels il est passé et qu’il sait bien quelles frontières il lui a fallu traverser, mais aussi parce qu’il va de soi que tout au long de son parcours ascendant il conserve la trace, la marque de son point de départ – qui d’ailleurs limite, délimite ce que peut être son point d’arrivée. La persistance du passé social s’exerce jusque dans la mobilité (Éribon 2016, p. 150).
On comprend bien que la position d’entre-deux qu’est celle du transfuge offre un incontestable avantage pour comprendre les logiques sociales. Toutefois, si cet écart présente une position de lucidité difficilement accessible à quelqu’un qui resterait dans son groupe social d’origine, ce qui est particulièrement avantageux à qui souhaite éclairer les logiques de domination, on est néanmoins en droit de se demander si cette instabilité et le malaise qui en est l’écho du point de vue de l’éprouvé, ne constituent pas en même temps un handicap, précisément en ce qu’ils accroissent une lecture en terme de conflits. Il faut remarquer ici une différence entre la manière dont Bourdieu voit son propre travail sociologique et celle d’Éribon : le premier fait de la lucidité nécessaire au projet sociologique un effet de la théorie et de la méthode, le second insiste sur la trajectoire sociale.
Transfuges et classes sociales.
Retour à Reims est le récit théorisé de la sortie du monde ouvrier et de l’impossibilité d’un retour au statu quo ante. C’est que la sortie du milieu d’origine passe par la transformation de soi, travail nécessaire pour se fondre dans le monde d’arrivée. Si bien que tout retour est surtout le moyen de réaliser la distance parcourue et désormais ineffaçable. Cette distance est d’ailleurs pour l’auteur la condition nécessaire pour parler du monde ouvrier :
On parle rarement des milieux ouvriers, mais quand on en parle, c’est le plus souvent parce qu’on en est sorti, et pour dire qu’on en est sorti et qu’on est heureux d’en être sorti, ce qui réinstalle l’illégitimité sociale de ceux dont on parle au moment où l’on veut parler d’eux, précisément pour dénoncer – mais avec une distance critique nécessaire, et donc un regard évaluant et jugeant – le statut d’illégitimité sociale auquel ils sont inlassablement renvoyés (Éribon [2009] 2010, p. 98).
Comme s’il n’était possible de dire la situation des ouvriers que du dehors, et comme si le monde ouvrier se caractérisait par le silence ou l’impossibilité de dire adéquatement. L’acquisition des outils intellectuels de la culture dominante permet de critiquer la légitimité de cette culture, au nom de la classe d’origine dominée. Mais elle empêche de facto une réintégration du monde d’origine par l’individu, et de l’individu dans le monde d’origine. La culture légitime est distance, si bien que le retour n’est au fond qu’un retournement : le transfuge peut se retourner pour examiner sa trajectoire sociale mais pas revenir en arrière. Ulysse revenant à Ithaque n’est plus celui qui est parti et il est normal qu’il ne soit pas reconnu.
Être transfuge, ce n’est pas simplement changer de classe, comme le théorise Chantal Jaquet avec le concept de transclasse (Jaquet 2014 ; Jaquet et Bras 2018) [3]. C’est se construire contre les siens et élaborer un soi écartelé créé par l’écart. En outre, cette distance est impossible à abolir non pas seulement parce qu’elle forme le soi du transfuge mais encore parce qu’elle formate aussi ceux qui sont restés dans le monde d’origine. Il est significatif que le sentiment de malaise du revenant – ses gestes, ses façons de parler, ses centres d’intérêt, et tout simplement l’usure du temps qui rend étrangers même les plus proches – suscitent la méfiance, d’autant plus que le transfuge a objectivement une position sociale favorisée, qui fait qu’il sera, indépendamment de sa (bonne) volonté, un représentant des dominants, situation aggravée par sa « trahison » passée.
Il va de soi que cette théorie du transfuge nécessite de reconnaître l’existence des classes sociales. Sur ce point, Éribon est indéniablement et explicitement marxiste. À ses yeux, le grand tort des socialistes est d’avoir troqué le discours de la lutte des classes pour celui du vivre-ensemble et du pacte social, et d’avoir permis le démantèlement de la protection sociale au nom du sujet autonome.
Au fond, on pourrait résumer la situation en disant que les partis de gauche et leurs intellectuels de parti et d’État pensèrent et parlèrent désormais un langage de gouvernants et non plus le langage des gouvernés, s’exprimèrent au nom des gouvernants (et avec eux) et non plus au nom des gouvernés (et avec eux), et donc qu’ils adoptèrent sur le monde un point de vue de gouvernants en repoussant avec dédain (avec une grande violence discursive, qui fut éprouvée comme telle par ceux sur qui elle s’exerça) le point de vue des gouvernés (Éribon [2009] 2010, p. 131-132).
Commentant avec une ironie mordante un propos de Raymond Aron selon lequel il n’avait jamais éprouvé de conscience de classe, Éribon souligne « que cette absence du sentiment d’appartenir à une classe caractérise les enfances bourgeoises » (ibid., p. 101). Ce n’est pas si sûr, dans la mesure où les bourgeois ont un vif sentiment d’appartenance de groupe (Pinçon et Pinçon-Charlot 2007). Mais ce sur quoi Éribon a raison, c’est que cette absence de conscience de classe permet de ne pas poser la question de l’inégalité des conditions de vie.
Par contre, quand on est du milieu ouvrier, l’appartenance de classe est une évidence, qui s’« éprouve donc dans sa chair » (Éribon [2009] 2010, p. 100), en raison des conditions de l’exploitation. Évidemment, ce n’est pas seulement le corps qui exprime l’appartenance au monde ouvrier. Être dominé, c’est être invisible, sans mémoire ni trace. La société comme verdict livre quelques analyses tranchantes sur ce point. Se remémorant une soirée mondaine à laquelle il avait participé, Éribon évoque une dame dont « la famille remonte au 12e siècle », c’est-à-dire que l’on en connaît la généalogie jusqu’au Moyen Âge, par des livres, des lieux ou des objets (Éribon [2013] 2014, p. 147-148). Au contraire, la mémoire des dominés est orale et ne remonte qu’à deux ou trois générations. Telle est la condition du milieu ouvrier : ne pas posséder le sens de son histoire personnelle et n’être qu’un élément d’un collectif anonyme.
En conséquence de quoi il faut conclure qu’il n’y a pas de monde commun. Notamment parce que le capital culturel, sans parler du capital économique, est celui des dominants, ce qui fait que les noms des rues sont ceux d’artistes ou de personnages peu connus ou inconnus des dominés. L’idée d’un monde commun par-delà les différences n’est pour Éribon qu’un artifice visant à masquer la réalité des conflits de classes et à effacer le fait que la culture dominante s’impose comme seule légitime. En dépolitisant la société, l’idée d’un monde commun occulte le fait qu’il y a des dominants et des dominés, et la violence exercée par les premiers sur les seconds.
Même si Éribon affirme que cette dépolitisation est consciemment voulue et élaborée par la classe dominante, il souligne néanmoins le caractère quasi mécanique du phénomène de distinction des classes, et cela tant pour les bourgeois et les nobles que pour les ouvriers. Cette logique sociale peut être vécue sur le mode de la résignation, ou de la revendication d’un mode de vie assumé avec fierté, comme ce fut le cas pour la grand-mère paternelle d’Éribon. Elle peut aussi être vécue dans l’opposition, ainsi qu’en témoigne la grand-mère maternelle de l’auteur, considérée comme négligente car elle refusait de se charger du fardeau de ses enfants et revendiquait le droit d’avoir des partenaires sexuels multiples. Dans les deux cas, la même logique s’applique : la révolte, qui prend la forme d’une revendication du droit à une vie libre, n’est pas une transformation des conditions de vie, et encore moins une critique argumentée de la société (quand bien même l’agent social proteste contre ses conditions d’existence). Les habitus se maintiennent à l’identique à travers des choix qui ne divergent qu’en apparence, chaque classe tendant à persévérer dans son être, selon une logique sociale relevant autant de l’inconscient historique que de la conscience de soi et de la volonté, et cela malgré les transformations qui peuvent les affecter [de sorte que] l’inertie semble l’emporter sur le changement, la répétition sur l’évolution ou l’écart (ibid., p. 30).
Ce n’est que chez le transfuge que l’écart augmente, si bien que la distance se creuse et que l’attachement à la classe d’origine s’estompe, sans jamais se rompre cependant. De manière plus précise, passer la frontière qui mène du monde ouvrier au monde bourgeois se fait en acquérant la culture des dominants, laquelle est en soi une remise en cause de la culture d’origine. Apprendre à « bien » parler, à aimer l’opéra, à lire les « bons » auteurs, c’est en même temps juger inadéquats les expressions et l’accent du monde d’où l’on vient, c’est préférer l’opéra à la variété, c’est intégrer toutes les « excellentes » raisons de mépriser les romans de gare… Pour le transfuge, le passage de frontière n’est pas vécu comme le déplacement d’un pays à un autre mais plutôt comme l’envol vers la liberté. Sauf qu’il n’est pas aisé d’être perçu comme un pair par les membres de la classe d’arrivée.
D’où cette impression permanente d’être un étranger qui ne parle pas la langue de l’univers dans lequel il arrive, et qui comprend que, malgré tous les efforts, passés, présents et à venir, il ne parviendra jamais à l’apprendre vraiment, à la maîtriser comme on maîtrise une langue maternelle ; cette certitude qu’il lui sera impossible d’éduquer son corps et ses réflexes pour savoir comment se tenir, comment bouger, comment réagir selon les règles établies ; et cette sensation quasi physique d’être exclu à tout jamais de ce à quoi l’on aspire, et même de ce à quoi l’on accède (ibid., p. 214-215).
Ce sentiment d’être entre-deux, jamais plus enfant d’ouvrier et jamais encore bourgeois, est un des composants de l’affect qu’Éribon juge constitutif du transfuge : la honte.
La honte.
La honte apparaît d’emblée comme un facteur clé dans la trajectoire d’Éribon, qui définit Retour à Reims comme une anthropologie de ce sentiment, et qui intitule la première partie de La société comme verdict « Honto-analyse ». Cette honte, qui sert de fil conducteur à l’auto-exploration sociologique, est double : sexuelle et de classe. Chronologiquement, il semble que la honte première soit sociale. L’auteur raconte sa crainte de tomber sur un camarade d’école – il fréquente alors un lycée huppé de Reims – alors que sa mère le force à distribuer des toutes-boîtes avec elle, afin d’arrondir des fins de mois difficiles (Éribon 2016, p. 84-85). Cependant, cette honte ne paraît pas pouvoir être qualifiée de honte de classe, même si le rapport entre enfant d’ouvrier et enfants de bourgeois (ses camarades de lycée) joue peut-être. Comme l’auteur le dit lui-même, la honte d’être fils de classe populaire ne viendra sans doute que plus tard, après la honte sexuelle :
Je ne puis m’empêcher de penser que la distance qui s’instaura – que je m’efforçai d’instaurer – avec mon milieu social et l’autocréation de moi-même comme “intellectuel” constituèrent la manière que j’inventai pour me débrouiller avec ce que je devenais et ne pouvais devenir qu’en m’inventant différent de ceux dont je différais (Éribon [2009] 2010, p. 203).
Éribon explique qu’il se moquait d’un garçon de sa classe, jugé efféminé, afin d’affirmer sa normalité, pour ne pas être exclu. Rapidement, continue-t-il, l’insulte s’adressa à lui : « Je fus environné par elle. Et plus encore : défini par elle » (ibid., p. 203). Défini comme anormal puisque contrevenant à la règle qui veut que la sexualité soit hétérosexuelle. Cette insulte, Éribon la lie immédiatement à la honte et à la peur. Non pas la peur d’être agressé en raison de son hétérosexualité – même si cette crainte-là était présente aussi –, ni la peur d’être différent – la différence comme telle n’est pas dangereuse. Cette peur fondamentale, c’est celle d’avoir été démasqué et celle d’être déterminé : l’injure « signifiait qu’on savait ou subodorait ce que j’étais, alors que j’essayais de le cacher, ou qu’on m’assignait un destin, celui d’être à jamais soumis à cette omniprésente dénonciation et à la malédiction qu’elle prononçait. On m’exposait en place publique » (ibid., p. 204).
L’injure environnante définit l’injurié, de sorte que l’homosexuel est le produit de la honte plutôt que du désir, c’est-à-dire que ce désir ne peut s’exprimer sans culpabilité. D’autant plus que l’injure est aussi le fait de sa famille. Pas uniquement parce que ses proches se laissent aller à des commentaires homophobes quand ils voient des homosexuels – ou supposés tels – à la télévision. Mais aussi parce que l’homosexualité d’Éribon leur fait honte. Dans La société comme verdict, l’auteur raconte que sa mère avait vécu avec gêne ses passages à la télévision, parce qu’ainsi le voisinage n’ignorait pas son orientation sexuelle (Éribon [2013] 2014, p. 91-92).
Pourtant, au début de Retour à Reims, Éribon avoue qu’il est « plus facile d’écrire sur la honte sexuelle que sur la honte sociale » (Éribon [2009] 2010, p. 21), surtout dans le milieu intellectuel parisien. Comprenons : où l’homosexualité est mieux tolérée que l’origine sociale populaire, peut-être parce qu’elle donne une image d’avant-garde. Mais ce n’est pas l’unique raison. La honte ne vient pas seulement de l’injure sociale portée à l’encontre du fils d’ouvrier, laquelle, pour être plus feutrée que les insultes à l’encontre des homosexuels, n’en est pas moins cinglante. Elle vient aussi de la propre attitude du transfuge. C’est que l’auteur a honte de sa famille, en raison de la pauvreté des siens. C’est aussi l’incorporation des normes sociales qui lui fait juger sa famille déviante (ibid., p. 70). La honte n’est pas un sentiment subjectif mais un affect social. Éribon en fait la marque des dominés.
La honte se révèle ainsi un sentiment très complexe. Tout d’abord, elle permet de caractériser le degré de domination. Car toutes les hontes ne sont pas égales. La honte peut être multidimensionnelle et ces composantes peuvent s’additionner : un transfuge de classe hétérosexuel entretient un rapport avec sa famille plus simple qu’un(e) transfuge gay ou lesbienne, qui combinent hontes sociale et sexuelle. On pourrait en dire autant, bien entendu, d’un gay ou d’une lesbienne de milieu favorisé par rapport à un transfuge transsexuel. Ou évoquer un homosexuel noir dans une société blanche, etc. (Bentouhami-Molino 2015, p. 162 sq. ; Beaubatie 2021) La honte est aussi liée à la peur. Discutant avec Bourdieu d’une interview de deux caïds de quartier, publiée dans La misère du monde, Éribon explique que si Bourdieu s’identifiait à ces jeunes beurs parce qu’ils lui rappelaient sa propre jeunesse turbulente, lui éprouvait de l’empathie avec la victime des deux garçons, parce qu’il était comme elle du côté de la peur. Être dominé, c’est entretenir un rapport au monde et aux autres fait de peur de l’insulte ou du coup (Éribon [2013] 2014, p. 43-48). Être minoritaire, c’est exister en tant que vulnérable. La honte est encore une manière de se soumettre à la stigmatisation. Soumission qui se poursuit malgré la prise de conscience du caractère construit du verdict social, et de la volonté d’y résister. L’un des effets de cette stigmatisation incorporée est qu’elle éparpille ceux qui en sont victimes, chacun étant prisonnier de sa honte.
La honte est-elle moteur de changement, comme le pense Chantal Jaquet, qui écrit :
En ce sens, la non-reproduction peut résulter d’une forme de sublimation et de rachat de la souffrance, de sa transformation en énergie motrice et créatrice. Dans ces conditions, les affects que Spinoza qualifie de tristes, comme la haine, la colère ou la honte, qui diminuent généralement la puissance d’agir, vont avoir des effets positifs en se combinant aux affects joyeux. Ils exercent même probablement une influence plus décisive sur la non-reproduction que les affects joyeux (Jaquet 2014, p. 73).
Ce n’est peut-être pas si clair. Il est certain que la honte est un affect qui pousse à l’action. Ainsi la grand-mère paternelle d’Éribon, femme au foyer trouvant sa dignité dans le fait de ne jamais s’arrêter de servir sa maisonnée, piquait-elle parfois de violentes colères. La honte peut donc faire place à la colère. Toutefois, Éribon a raison de faire remarquer qu’ici la honte et la rage sont les deux parties d’un même système relationnel. Il en va sans doute autrement lorsque la honte se change en fierté ou orgueil. À un moment, Éribon décida d’assumer sa sexualité : « je n’allais pas passer ma vie à souffrir en ayant honte, et peur aussi, d’être gay » (Éribon [2009] 2010, p. 227). Le point important est que le changement est conditionné par l’assignation sociale et l’intensité de l’affect de honte, à quoi il faut ajouter l’impact de l’intensité du désir et la conscience de ne pas être coupable ou en faute (sinon il n’y aurait que de la honte et aucune révolte possible).
L’identité d’homosexuel – comme celle de toute personne minoritaire – n’est pas forgée de rien, elle est la reprise inversée de l’identité imposée par l’ordre social (l’inversion étant celle de la valeur positive de l’identité, là où la société dominante assignait une valeur négative). « C’est pourquoi, déclare Éribon, on ne s’affranchit jamais de l’injure, ni de la honte. […] On chemine toujours en équilibre incertain entre la signification blessante du mot d’injure et la réappropriation orgueilleuse de celui-ci » (ibid., p. 228-229). Cette instabilité due au fait de n’en avoir jamais terminé avec la honte explique pourquoi certains homosexuels ont besoin de s’affirmer de manière théâtrale voire agressive tandis que d’autres n’aspirent qu’à l’anonymat (ibid., p. 207-208). D’autres encore, comme Éribon, trouvent dans la culture des outils, et des amis, pour prendre conscience de cette honte (sexuelle ou de classe) et tenter de la dépasser (Éribon [2013] 2014, p. 99-100). La honte « sert de source d’énergie » à l’auto-analyse et Retour à Reims se veut un « outil d’émancipation » pour les lecteurs (Éribon 2016, p. 143 et 57). Mais alors la question se pose : si la honte ne parvient à faire changer de vie qu’en s’instillant plus profondément encore dans la personne, est-elle un vrai moteur de transformation ? N’y aurait-il que des manières différentes de vivre la honte ?
Éribon reconnaît en effet que l’analyse de l’ordre social ne suffit pas pour en finir avec la honte : « On peut avoir écrit un livre sur la honte et n’avoir pas réussi à la dépasser » (Éribon [2013] 2014, p. 36). L’auteur renchérit quelques pages plus loin : « il arrive souvent que les affects sociaux – tel le trauma de la honte, qu’elle soit sociale ou sexuelle – gardent leur vivacité très longtemps après les époques où ils se sont formés, et quand ils ont perdu toute raison d’être et toute signification » (ibid., p. 40). Est-ce si sûr ? La honte est-elle bien un trauma ? Ne serait-elle pas plutôt d’ordre structurel, c’est-à-dire participant de l’ordre social ? Il se pourrait en effet qu’Éribon ait encore des raisons d’avoir honte, par exemple de s’être éloigné de sa famille et de son milieu. Vivre avec la honte, ne serait-ce pas vivre de la honte, de sorte que se dispenser de celle-ci – pour autant que cela soit possible – serait ne plus être, du moins ne plus être soi ? Notre hypothèse s’appuie sur le fait que l’auteur avoue « une sourde mauvaise conscience » (Éribon [2009] 2010, p. 26-27) chaque fois qu’il dépréciait son milieu d’origine. Dans La société comme verdict, il déclare : « j’avais honte d’avoir honte » (Éribon [2013] 2014, p. 68). Honte de sa mère et de son père, honte d’être devenu d’un autre milieu qu’eux et d’exercer un métier pour eux incompréhensible. Avoir honte d’avoir honte de sa famille, ne serait-ce pas un moyen de ne pas rompre tout à fait avec ce qu’on a été et avec ceux avec qui on a vécu ?
Enfin, si Éribon admet que l’analyse de la honte ne suffit pas à elle seule à se débarrasser de l’affect, il espère néanmoins qu’elle ouvrira à « de nouvelles significations sociales, culturelles, politiques, existentielles qu’il ne serait pas exagéré de qualifier d’émancipatrices, et peut-être même de révolutionnaires » (ibid., p. 253). À ceux qui jugeraient cet espoir trop idéaliste ou naïf, l’auteur reprend cette affirmation de Marx à Arnold Ruge, selon laquelle « la honte est déjà une révolution » (ibid., p. 253). C’est possible. La honte apparaît bien un facteur expliquant le changement des transfuges. Mais un facteur qui nécessite lui-même d’être expliqué. C’est à l’école qu’Éribon a réalisé qu’il avait des raisons d’avoir honte des siens.
L’école.
Retour à Reims consacre de nombreuses pages au déterminisme social qui faisait sortir de l’école les enfants du milieu ouvrier, sortie vécue comme une évidence et un choix heureux : pour ceux qui la « subissent », l’élimination est une auto-exclusion et donc une décision libre. Il est inimaginable d’envisager un autre destin, sauf pour les transfuges : « Il faut être passé, comme ce fut mon cas, d’un côté à l’autre de la ligne de démarcation pour échapper à l’implacable logique de ce qui va de soi et apercevoir la terrible injustice de cette distribution inégalitaire des chances et des possibles » (Éribon [2009] 2010, p. 51). L’école est le champ de bataille d’une guerre des classes, soutient Éribon (ibid., p. 124). Mais une guerre silencieuse, qui se fait avec le consentement des vaincus (Willis [1977] 2011).
Les exceptions à la logique de la reproduction n’invalident pas cette logique. Elles appellent simplement une explication autre que celle du mérite personnel. Ainsi Éribon est vu, écrit-il, comme un « intrus » qui n’est « pas à sa place » au lycée (Éribon [2009] 2010, p. 172), en raison d’une divergence entre son comportement et l’attitude attendue par le milieu scolaire, autrement dit par une perception inadaptée – au sens d’excluante – de ce qu’est l’école et de ce à quoi elle sert (ou ne sert pas). Chahuteur, moqueur, indiscipliné, il usait de mots crus et grossiers qui détonnaient par rapport au langage châtié des autres élèves, lequel langage lui semblait ridicule. Il s’enorgueillissait d’être un rebelle, ne comprenant pas que ce rôle le poussait vers la sortie. Bientôt une alternative se présente à lui : continuer à se montrer rétif et être expulsé ou s’adapter aux demandes de l’école : « Résister, c’était me perdre. Me soumettre, me sauver » (ibid., p. 172). C’est que l’école n’est pas un simple lieu d’apprentissage mais le lieu d’une conversion à la culture dominante, celle présentée et vécue comme universelle, celle qui change le rapport au monde (du moins pour ceux qui n’y avaient pas accès dès la prime enfance). L’accès à la culture se paie pour Éribon d’une désidentification à son milieu et d’une prise de distance par rapport à sa famille. Le lycéen Éribon s’éloigne de son frère aîné, par les goûts musicaux, les vêtements, la coupe de cheveux, le rapport à la politique, le privilège d’avoir une chambre à lui (son aîné, qui ne devait pas étudier, dormait avec un cadet) (ibid., p. 109-110). La divergence se marque évidemment aussi avec le reste de la famille, qui estime qu’Éribon parle « comme un livre » (ibid., p. 108). Sa mère, en particulier, adopte une attitude ambivalente : son fils lui devient étranger et pourtant elle tient à ce qu’il poursuive ses études. Elle a une claire conscience de l’infériorité sociale que constitue l’absence d’études et jalouse ce fils qui peut aller au lycée mais – contrairement au père d’Éribon qui ne voit pas pourquoi un de ses enfants aurait le droit d’entreprendre ce que lui n’a pas fait –, elle souhaite qu’il réussisse.
Tenir ensemble l’univers familial et l’univers scolaire n’était pas possible et opter pour l’un, c’était renoncer à l’autre. Éribon tenta une conciliation en devenant trotskiste, mais cette adhésion ne fit que creuser la distance, tant sa valorisation livresque de la classe ouvrière rencontrait peu les réalités des ouvriers, plus avides de consommation que de révolution (ibid., p. 86-89) [4]. Éribon a été pris dans la tension entre sa famille et l’école, avant d’opter pour la culture [5]. Ce faisant, il n’avait pourtant pas échappé au piège du système scolaire. C’est qu’il ne suffit pas d’être sage et de bonne volonté pour réussir. Il faut aussi choisir les bonnes écoles et les bonnes filières. Éribon l’apprit à ses dépens, en choisissant l’espagnol au lieu de l’allemand et en optant pour une section littéraire plutôt que scientifique. Voulant devenir enseignant, comme nombre d’enfants d’ouvriers, il s’inscrivit en philosophie à l’université de Reims. Ignorant l’existence des classes préparatoires et des grandes écoles, il croyait être parvenu au sommet des institutions de la culture, alors qu’il était arrivé sur une voie de garage (ibid., p. 183). On a rappelé la suite : le miracle de la bourse d’études, Paris et la Sorbonne, le métier de journaliste, les livres et la carrière aux États-Unis puis en France.
L’homosexualité.
L’école est le facteur explicatif du changement social d’Éribon, qui permet en outre de comprendre la honte de classe. Mais ce qu’elle n’explique pas, c’est pourquoi l’auteur s’est converti à l’école jusqu’à se laisser transformer. La réponse ne peut évidemment pas être l’attrait de la culture pour elle-même, puisque tout, dans sa famille et son milieu, poussait Éribon à porter un jugement dépréciatif sur l’art et la philosophie. Ce ne peut pas non plus être la honte de sa famille qui aurait motivé le goût pour ce qui n’est pas ouvrier, car cette honte – et la haine de la socialité ouvrière – n’est venue qu’après l’entrée dans la culture et comme une conséquence de la modification d’habitus. L’auteur lui-même déclare ne pas pouvoir répondre à cette question, invoquant un mystère (qui, remarquons-le, fait appel à une idéalité agissant comme une cause finale) : « C’est là que réside le plus grand mystère, ce qui résiste et résistera à l’analyse – de me sentir attiré par ce continent, inconnu de ma famille et de mon milieu, qu’on appelle – et quand on l’habite, on y met une majuscule – la “Culture” » (Éribon [2013] 2014, p. 107). Il nous semble pourtant qu’une cause peut expliquer l’aura exercée par la culture sur Éribon : son homosexualité naissante, qui prend la forme d’une attirance pour un camarade de classe.
À l’âge de 13 ou 14 ans, Éribon se lie avec un camarade de classe fils d’un professeur d’université. Au cours de musique, il voit ce garçon reconnaître Une nuit sur le mont chauve de Moussorgski. Il réalise, stupéfait, que l’on peut aimer la musique classique, celle qui suscite les rires et l’exaspération dans sa propre famille. Le décalage se marque tout de suite :
À côté de lui, je me sentais très ignorant. Il m’apprenait tout cela, et surtout l’envie d’apprendre tout cela. Il me fascinait et j’aspirais à lui ressembler. Et je me mis à parler, moi aussi, de Godard, dont je n’avais rien vu, et de Beckett, dont je n’avais rien lu. Il était évidemment bon élève et ne manquait jamais une occasion d’afficher une distance dilettante avec le monde scolaire, et j’essayais de jouer le même jeu, alors que je ne disposais pas des mêmes atouts (Éribon [2009] 2010, p. 175, nous soulignons).
Les deux camarades se perdirent rapidement de vue. Leur âge rendait difficile, sinon impossible, une relation homosexuelle. Du reste, si Éribon déclare explicitement être tombé amoureux, il ne dit rien des sentiments du garçon à son égard. L’important pour notre propos est la fascination avouée et l’aspiration de l’auteur à ressembler à celui qui était devenu un modèle. Il en résulta une passion farouche pour la culture, plus précisément pour la culture d’avant-garde, moyen de continuer à rejeter la culture scolaire (mise à distance aussi bien par le dilettantisme hautain du garçon que par le mépris de sa famille).
Par conséquent, Éribon a à la fois raison et tort de nier « que ma rupture totale avec ma famille pouvait s’expliquer par mon homosexualité » (ibid., p. 25). Il a raison parce que cette rupture n’est pas déterminée « par l’homophobie foncière de mon père et celle du milieu dans lequel j’avais vécu » (ibid., p. 25). Mais il a tort parce qu’il se pourrait bien que la cause première de cette rupture tienne à sa sexualité naissante et à son attirance pour les goûts d’un garçon qu’il aimait.
Enjeux politiques.
Éribon insiste sur la dimension politique de ses analyses : « Toute entreprise d’auto-analyse contient et engage une théorie sociale et politique du sujet et des processus de subjectivation » (Éribon 2016, p. 19). L’intellectuel, selon l’auteur, doit toujours se situer du côté des dominés et des insurgés. Si cela doit se traduire par un engagement proprement politique – participation à des manifestations, pétitions, etc. –, cet engagement est plus vaste et plus en amont. Pour lui, l’autocréation de soi comme intellectuel est déjà politique, en ce qu’elle est une éducation à n’être dupe ni du monde ni de soi. C’est pourquoi il déclare que Sartre et Beauvoir l’ont libéré, et qu’il reprend à son compte la phrase des Mots : « J’ai souvent pensé contre moi-même. » Ce travail de soi sur soi est un travail avec ce que la société a fait de nous, pour reprendre une autre injonction célèbre de Sartre. Ce qui implique de faire avec la réalité : « Un autre destin m’attendait : devoir ramener mes désirs au niveau de mes possibilités sociales. Il me fallut donc batailler – et d’abord contre moi-même – pour m’accorder des facultés et me créer des droits qui, pour d’autres, sont donnés d’avance » (Éribon [2009] 2010, p. 240). L’auteur poursuit :
On me décerna un prix à Yale. Mes travaux sur l’histoire intellectuelle, sur l’homosexualité, sur la subjectivité minoritaire, m’avaient donc conduit là où mes origines de classe, situées dans les profondeurs du monde social, ne m’auraient jamais laissé espérer pouvoir venir un jour, et, de fait, m’avaient laissé peu de possibilités d’y parvenir (ibid., p. 240).
Cette relecture biographique appelle plusieurs remarques. Elle laisse croire à un retour du sujet, par la référence sartrienne à une liberté conquise contre les déterminations : se demander ce que l’on peut faire avec ce que la société a fait de nous, c’est poser un « je » capable de faire quelque chose avec des déterminations, c’est refuser l’idée que le moi est intégralement constitué par ses déterminations, y compris dans ses potentialités de résistance. C’est réintroduire l’acteur social des sociologies subjectivistes qu’Éribon rejetait pourtant avec une ardeur teintée de dégoût. Toutefois, remarquons que la fin de la citation sur la trajectoire universitaire d’Éribon n’attribue pas la réussite de l’auteur à une bataille personnelle mais à une série de travaux portant sur les minorités : l’homosexualité et la subjectivité minoritaire, Foucault, Dumézil. De sorte que l’on pourrait soutenir que l’homosexualité a déterminé les sujets de recherche de l’auteur en même temps que sa réussite [6].
Dans La société comme verdict, Éribon avoue avoir cru naïvement que la culture était nécessairement de gauche, ce qu’il qualifie lui-même de grossière erreur. En réalité, constate-t-il, non seulement un intellectuel a la possibilité d’être de droite, mais c’est même là une tentation de tout transfuge de classe car y succomber permet de mieux se fondre dans la classe dominante et de (faire) oublier plus facilement son origine. Les intellectuels nés dans un milieu bourgeois sont quant à eux aussi de droite, naturellement (c’est-à-dire socialement) :
il est sans doute infiniment plus facile de correspondre à sa propre pensée politique lorsque l’on est conservateur et qu’on adhère à l’ordre des choses – il suffit d’être bête et content de l’être, en se coulant dans la bêtise socialement autorisée qui n’apparaît comme de la “pensée” que parce qu’elle est, précisément, largement partagée et organise donc l’horizon donné des attentes – que lorsque l’on voudrait se donner pour tâche de changer les structures du monde (dans lesquelles on est nécessairement inséré) et de se changer soi-même. L’orthodoxie – et la défense de celle-ci – est aisée ; l’hérésie beaucoup moins, dont chacun sait, qui s’y est essayé, à quel point elle peut même être douloureusement vécue, et en tout cas perturbante, ou épuisante (Éribon [2013] 2014, p. 65).
Derrière le propos piquant sur la bêtise, d’une part l’auteur paraît assimiler droite et conservatisme, d’autre part il oppose orthodoxie et hérésie. Or l’assimilation de la droite et du conservatisme n’est pas évidente, quand on songe au libertarianisme par exemple (Caré 2009). En outre, il existe une orthodoxie de gauche, et même une orthodoxie des milieux minoritaires : dans tout groupe, il y a des choses qu’il faut penser et d’autres interdites, sans qu’il soit besoin ni permis d’y réfléchir. Du reste, on ne voit pas pourquoi le conformisme serait l’apanage de la bourgeoisie, l’adoption des croyances du groupe semblant une norme chez tous les êtres humains. Enfin, les exemples rapportés par Éribon – Nizan, Bourdieu, Foucault, l’auteur lui-même et d’autres – montrent tous que l’hérésie n’est jamais un choix personnel mais le résultat d’une tension ou d’une contradiction que l’hérétique parvient à surmonter (en partie) grâce à son hérésie. Ce qui signifie que l’hérétique n’est pas moins le produit de déterminations que l’orthodoxe, même si ses déterminations sont douloureuses ou épuisantes. De sorte que la révolte ne serait pas le fruit d’une volonté personnelle d’émancipation, ni d’une intelligence face à la bêtise ambiante – même si un agent social peut éprouver ce sentiment d’un point de vue subjectif – mais une coïncidence particulière de position et de dispositions.
Il n’empêche que ce clivage entre conservatisme et droite d’une part, gauche et progressisme d’autre part, est révélateur de la conception qu’Éribon se fait de la politique et de la mission de l’intellectuel. Méditant l’assertion de Deleuze selon laquelle la gauche c’est l’universel et la droite c’est l’intérêt particulier, Éribon souligne que dans les milieux populaires, « la politique de gauche consistait avant tout en un refus très pragmatique de ce que l’on subissait dans sa vie quotidienne » (Éribon [2009] 2010, p. 44). Il nous semble que là est la différence pour notre auteur : la gauche est du côté du changement, la droite de celui de l’immobilisme. Peut-être y a-t-il une raison existentielle à ce clivage : l’immobilisme aurait maintenu Éribon dans sa famille et son milieu. C’est en tout cas le reproche qu’il adresse au sociologue anglais Richard Hoggart, lequel valorise la culture ouvrière et la mère de famille, femme de valeurs, contre la femme qui refuse son rôle d’épouse et mère au foyer, et qui paraît incarner le changement (Hoggart [1957] 1970). Une telle approche fige les habitus ouvriers, commente Éribon (Éribon [2013] 2014, p. 203-204). Elle a en outre le tort de faire s’équivaloir culture ouvrière et culture bourgeoise, comme si cette égalité était une réalité sociale et comme si les cultures étaient neutres. Il manque à Hoggart une théorie de la domination, explique Éribon, reprochant au sociologue anglais de ne pas comprendre (ou admettre ?) que la culture populaire est ce par quoi la classe ouvrière est assignée à une place inférieure, comme incapable d’acquérir la « vraie » culture, puisqu’elle a la sienne. En d’autres termes, l’habitus des classes populaires, s’il n’est ni bon ni mauvais en soi (cet « en soi » ne signifiant d’ailleurs rien selon une théorie de la domination, pour laquelle l’on n’existe que relativement à quelqu’un d’autre), ni pire ou meilleur que la culture bourgeoise, est dommageable dans la mesure où il pousse les dominés à se satisfaire de leur domination. La critique d’Éribon faite à Hoggart, pleinement justifiée, explique aussi pourquoi l’auteur ne parvient pas à penser que la culture ouvrière puisse être source de fierté : ce serait cautionner l’ordre social. Ainsi, à sa mère qui parle de bonheur – en disant de membres de sa famille maçon, CRS ou ouvrier qu’ils ne sont pas malheureux –, Éribon oppose la stagnation des classes sociales (Éribon [2009] 2010, p. 106-107).
C’est pourquoi l’auteur soutient que le dominé n’a pas de savoir spontané sur sa position, étant pris dans ses habitus de classe qui le poussent à valoriser ce qu’il est. Par conséquent, il ne suffit pas d’affirmer l’égalité de tous et la compétence de chacun, sans s’interroger sur les conditions d’exercice de cette compétence (ibid., p. 156-157). Serait-ce là un préjugé d’intellectuel ? Il est en tout cas assumé par l’auteur, qui revendique la nécessité, pour une politique démocratique, d’« une analyse théorique toujours renouvelée des mécanismes de la domination, dans leurs innombrables rouages, registres et dimensions, alliée à une indéracinable volonté de transformer le monde dans le sens d’une plus grande justice sociale » (Éribon [2013] 2014, p. 254). Analyse sans cesse renouvelée, donc sans fin, parce que les divisions et conflits de classes ne cesseront jamais.
Dans son autobiographie L’amour, la fantasia, l’écrivaine algérienne Assia Djebar écrit qu’elle est née en 1842, quand un détachement des forces coloniales françaises a détruit la zaouia de sa tribu d’origine [7]. Ce sont les suppliciés qui l’ont poussée à écrire. Cependant, continue-t-elle, elle écrit en français, dans la langue adverse. « C’est dans la langue des oppresseurs qu’elle rend leur voix aux opprimés », commente Éribon (ibid., p. 247). Et de se demander s’il existe un autre chemin que celui d’emprunter la langue des dominants pour dire les dominés. Il est clair que cette référence à Djebar, qui clôt La société comme verdict, est une réflexion de l’auteur sur sa propre trajectoire. Son homosexualité et son parcours de transfuge l’ont dégoûté des normes (Éribon [2009] 2010, p. 70-71), autre manière de dire qu’elles lui ont donné le goût de la mobilité.
C’est que la norme exclut, en fabriquant des anormaux, c’est-à-dire des sujets définis par leur stigmate (Goffman [1963] 1975). D’où la nécessité de maintenir vive la critique, pour combattre les exclusions et les injustices : « Troubler le normal, je crois, c’est donc refuser cette norme, travailler à effacer la frontière » (Éribon 2016, p. 207). Dans cette approche, la norme paraît bien n’avoir aucune positivité, et la transgression semble bonne en soi. Éribon affirme ainsi que la générosité caractérise tant l’éthique démocratique que la politique queer. L’enjeu est aussi d’« augmenter les possibilités d’existence » (ibid., p. 212), ce qui revient à permettre sans cesse de nouvelles inclusions. Toute globalisation est fermeture, et donc exclusion, toute organisation sociale tendant à réifier des tensions sociales et à réinventer des normes. Contre cela, il faut inclure dans les groupes militants ceux qui s’y sentaient négligés ou créer de nouveaux collectifs « pour que puissent parler ceux qui ne parlaient pas » (ibid., p. 119), questionner y compris les mouvements pour « démultiplier leur puissance critique » (ibid., p. 139).
Il se pourrait que la révolte permanente qui habite Éribon et le motive soit le produit d’un habitus clivé, commun à tout transfuge. Il se pourrait aussi, comme l’auteur le laisse entendre dans certains passages, que la honte ne soit pas seulement un trauma mais qu’elle ait encore une fonction : celle d’être un aiguillon de la révolte.
Le travail mené dans Retour à Reims et les livres suivants constitue un exemple de socioanalyse magnifique de courage, de sincérité et de finesse. Les réflexions sur la honte de classe et sur la trajectoire subjective d’un transfuge sont admirables. Il nous a cependant paru que ces analyses devaient être infléchies sur un point : le rapport à la culture. Didier Éribon attribue l’impulsion de son changement de trajectoire à une attirance pour la Culture (mot qu’il écrit avec une majuscule). Cette solution est peu satisfaisante – ce que l’auteur reconnaît lui-même, qui parle d’un mystère – car elle repose sur une opposition entre déterminations à la reproduction sociale et libération des déterminations grâce à la culture. Or une telle explication sort du registre de la sociologie critique, laquelle cherche des déterminations. De plus, elle rend incompréhensible le fait que tous les adolescents ne sont pas attirés par la culture dominante. Autrement dit, qu’est-ce qui détermine les transfuges de classe à apprécier la culture dominante et ainsi à quitter leur milieu d’origine ? Dans le cas d’Éribon, il nous semble que la clé du mystère réside dans le désir homosexuel pour un garçon d’un milieu bourgeois. Cette référence permet d’expliquer comment les déterminations peuvent parfois causer une trajectoire de transfuge, sans devoir faire appel à un attracteur à majuscule, que ce soit le Libre arbitre, Dieu ou la Culture.