Rien n’est plus ventriloque que la dénomination « France ». « La France ne veut pas le changement », « La France n’accepte pas les réformes ». L’invective repose sur un étrange dispositif consistant à dénoncer le refus des réformes d’une France considérée comme un tout, alors même que la personne condamnante en fait partie, et que sa posture accusatrice semble s’en excepter. Serait-il pourtant élu politique du présent ou passé ? Situation pour le moins bancale d’être à la fois dehors pour blâmer et dedans, en se dédouanant d’une responsabilité envers l’incriminé. L’air navré des accusateurs, la tonalité imprécatrice renforçant l’hypothèse d’un positionnement se pensant non impliqué dans ce refus.
[1]. Insistance ici d’un cum qui marque et la procédure, se mettre ensemble, et la visée, une politique de coexistence permettant à chacun les moyens d’une existence et de son projet. Ce cum témoigne d’une vigilance à ne pas léser certains, remettant alors en exergue la parole de Solon à l’aube de la démocratie : « un tort fait à l’un nous concerne tous ».
Si elle n’est pas proposée mais assénée dans une sommation, la réforme présentée comme une amélioration fait apparaître qu’elle ne l’est pas pour tous, concernant seulement une part, qui met devant le fait accompli une autre part devant le subir. Procédure d’un coup de force qui délite une politique de coexistence.
Ces questions en préambule inclinent peut-être à affiner l’oreille, et à se demander, dès lors qu’une entité est présentée comme « tout » ― la France, le peuple, la Nation ―, si elle représente tous, ou si elle est le prête-nom d’une part au nom de tous. La litanie montre alors sa part d’ombre dont l’autre face masque que, le plus souvent, la liberté réclamée par quelques-uns n’est pas celle de l’article iv de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », mais la liberté seulement d’une part, installant l’injuste. L’article vi répond alors : « La loi est l’expression de la volonté générale, tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation […]. » La colère gronde contre ceux qui n’ont pas fait la loi avec tous ; un cum qui est décentrement ouvrant à la métamorphose née d’une rencontre.
Ce décentrement à l’œuvre dans la recherche d’une liberté conditionnée à celle de tous est le préalable d’une intelligence collective, où l’individu, faisant partie d’un ensemble, lâche prise pour cet ensemble, le faisant perdre d’un côté mais gagner de l’autre par un mouvement de revenu qui l’inclut. La notion d’intérêt est toujours là, mais élargi ; l’intérêt personnel redevable à un intérêt plus vaste auquel il a contribué. Ou encore, comment en lâchant prise sur une part de son intérêt, il est possible à un autre niveau de se retrouver gagnant, et particulièrement, et collectivement, par des bornes réciproques limitant la toute-puissance de certains. La réciprocité de ce lâcher-prise met en forme un espace de mutualité où quelque chose est passé des uns aux autres, qui est « intérêt commun » par mise en commun.
Du perdu/gagné singulièrement, du dessaisissement mutuel, émerge le sentiment social d’une gratitude, un merci qui fait lien, de ne plus être à la merci de pouvoirs particuliers. Ce lien de l’intérêt commun, pont de l’imaginaire entre des individus singuliers, maintient ensemble le pluriel par un crédit, toujours à vérifier ― que l’injuste ne ruine pas la Cité. L’intelligence collective qui tisse la diversité [2] ne peut prétendre à incarner le juste, mais veille à ce que l’injuste n’ôte pas à une part ses moyens de vivre. Le tissage est fragile, dans le risque toujours possible qu’un pouvoir particulier défasse par sa mainmise ce lien imaginaire, qui, une fois défait, remet les hommes un par un dans l’isolement, et pour les plus démunis, dans le sentiment d’insécurité né de l’isolement. Le sentiment de sécurité ne dépend pas seulement du nombre de policiers mais de la non-défection de ce lien imaginaire par l’effectivité de l’intérêt commun.
La démocratie comme art de vivre ensemble repose sur cette mémoire d’une réciprocité, respect de chacun pour chacun, où ce qui est lâché singulièrement, reçu collectivement, est censé donner à tous la possibilité de projets continuant la métamorphose. En cela, et de ce point de vue, l’aire démocratique est pensable comme l’apprentissage d’un « amour en général », solidarité qui n’est pas « unité » mais diversité des singularités liées imaginairement.
Si une part cherche à capturer pour son seul compte, sans aucune contrepartie pour l’autre, elle fait naître une frontalité des positions et leurs surenchères, provoque repli et crispation. Un climat social s’y génère, non propice, par les rétentions provoquées, aux procédures communes d’une réciprocité où chacun pourrait lâcher prise. Et se détendre, dans les deux sens du terme de dilatation et ressort, l’économie d’un pays y regagnant son élan. Sinon advient morosité, et immobilisme, chacun occupé de soi. Les tissages sociaux s’en déchirent, retrouvant ce que disait Turgot, cité par Tocqueville (1967) : « La nation […] est une société composée de différents ordres mal unis, et d’un peuple dont les membres n’ont entre eux que très peu de liens et où, par conséquent, personne n’est occupé que de son intérêt particulier. Nulle part, il n’y a d’intérêt commun visible. Les villages, les villes n’ont plus de rapports mutuels que les arrondissements auxquels ils sont attribués. Ils ne peuvent s’entendre entre eux pour mener des travaux publics qui leur sont nécessaires. » [3] L’« entente » ne signifie pas la disparition du malentendu né des perceptions plurielles, mais la tentative d’essayer cette mise en commun qui ne peut être vérité a priori mais processus.
La démocratie est censée accepter une coexistence d’individus qui n’œuvrent pas tous pour cette coexistence. La conflictualité générée de ce nœud reste infinie, relance les problèmes. Rencontrant sans cesse ce qui le faille, le projet démocratique est incliné à s’inventer infiniment. Et cet essai demande du temps, celui des idées, des débats, du crédit accordé au représentant. Or, en démocratie, il peut arriver que le mode économique remette des individus dans une situation de survie que politiquement l’organisation temporelle, en prévoyant, était censée écarter. S’opère une régression, de la démocratie tournée vers l’intérêt commun, à la démocratie comme simple régime majoritaire au nom d’un intérêt d’une part se proclamant « commun ». Ne plus avoir le temps de penser l’intérêt commun, ou plutôt ne pas désirer prendre ce temps, est le désir d’un choix privilégiant de satisfaire seulement à la vitesse d’urgence d’une économie sans se préoccuper de ses conséquences humaines, de les prévoir ; l’octroi d’un gain de temps, dans ce cas, passant par le fait aussi de ne pas se soucier des hommes perçus comme en faisant perdre.
Le politique et l’économie peuvent rencontrer alors une tension : le choix entre des hommes au service d’un système économique, ou un mode économique au service de la vie des hommes. Le premier est indifférent à ce qu’une part soit sacrifiable, perdant ses moyens d’existence, sans mouvement de revenu vers elle au nom du bon fonctionnement du système. Le second envisage ensemble la part des uns, la part des autres, et le monde des entrepreneurs, dans les risques, la compétitivité, l’exigence de modernisation, et l’autre monde du travail, dans la reconnaissance que les uns et les autres contribuent à la collectivité. Dans le premier cas, le risque serait d’aduler une idole, ayant comme toute idole la fonction de colmater des angoisses de mort. Dans le deuxième cas, l’imagination sensible éprouverait un souci : le souffle, certes, est incertain mais pour quelques-uns, il l’est plus que pour d’autres. Il y a ceux qui s’usent, vont à la mort plus vite, et ceux qui s’usent moins vite, ayant les moyens de cette moindre usure ; l’usure extrême, accélérée pour quelques-uns, quand un désir de dérégulation totale n’est plus que préoccupé d’aller son train sans aucun obstacle.
Mais fusionner économie de marché et cette obsession dérégulatrice dans un même terme repoussoir de « libéralisme », ne permet pas de résoudre les problèmes. Le capitalisme, comme Janus, dieu des portes et des passages, a deux faces. En effet, il permet d’investir des désirs humains dans une activité économico-sociale, et, en cela, produit une canalisation pulsionnelle, les énergies prises dans le filet des mises en forme et des jeux de temporalité. Ce mode économique jouant alors comme ritualisation, qui, comme toute ritualisation, réoriente et dévie l’agressivité dans des formes ne détruisant pas l’espèce. Les tentatives de capitalisme d’État (Urss) ont montré historiquement que l’investissement humain dans un système bureaucratique aboutissait très vite à des rapports de pouvoir encore plus destructeurs. Mais en même temps, cette fonction ritualisante peut éclater par la logique maximisante d’une financiarisation à court-terme, et cela, non en vertu du « système », mais bien par des désirs humains évoquant une « loi autonome » du système pour balayer encore plus ce qui gêne la capture : des hommes perçus comme inutiles et laissés pour compte. Le système se retourne alors sur lui-même et détruit l’effet régulateur de la canalisation, abandonnant des hommes qui seront soit épuisés, soit dans une agressivité violente, issue d’un devenir où la responsabilité des citoyens a été impliquée. Quelle porte sera choisie ? C’est là, dans ce passage problématique, que le politique et ses choix, par les imaginations en commun, peut intervenir à des échelles différentes : réguler tout en favorisant la souplesse de l’économie, se soucier de l’environnement et d’une économie durable, investir dans l’éducation et la recherche, dans une formation continue, préserver les services publics, des secteurs non-marchands, accompagner financièrement les associations inventives créatrices de liens sociaux et d’échanges.
Le désir de dérégulation totale, prônant pour seul compte une liberté illimitée, se fait prédateur, pour le présent et le futur, dans une omnipotence infantile incapable d’un décentrement permettant de prendre en considération l’existence d’hommes n’ayant plus les moyens de cette existence. La cécité à l’autre, le manque d’empathie, se payent cher pour la coexistence. Ne pas distinguer ce mode psychoaffectif régressif et une économie liée au plaisir d’entreprendre, ôte les chances, en voulant combattre les deux indistinctement, précisément de pouvoir réguler la deuxième, tout en bénéficiant d’une inventivité humaine qu’elle a toujours suscitée, nombre de ses recherches profitant aux hommes. S’incluant dans ce plaisir d’agir celui d’inventer des formes entrepreneuriales tournées vers la solidarité. Les essais réussis sont plus contagieux que les incantations ; le développement du mini-crédit et l’expérience de coopératives en témoignent.
Capture ou lâcher-prise ?
La mise en œuvre d’une régulation ― conjuguant égalité en droits et liberté conditionnée ― suppose l’exercice des imaginations singulières se rencontrant pour faire des propositions ensemble. Et implique d’abord le désir des deux, plaisir d’imaginer et de se rencontrer, d’accepter le dissensus, d’accueillir plutôt que de se défendre. Comment une démocratie pourrait-elle être inventive sans les individus capables d’inventer ? « Individu », précisément, d’avoir défusionné, quitté l’ancrage à la matrice originaire, et donc, sans nostalgie, sans demande de retour à une « terre natale », pouvant s’élancer, le désir tourné vers l’avenir. Se détacher de l’origine, apprivoiser et accueillir le vide de la séparation, permet le lien imaginaire avec un autre rencontrable. Celui qui reste fantasmatiquement fixé à l’origine, ne lâchant pas prise sur elle, ne peut accueillir ce qui arrive, être disponible, ouvert à l’inconnu en acceptant la part d’incertitude.
Que le fantasme reste collé à l’origine, ou que l’angoisse de vide soit telle qu’elle incline à boucher, capturer, s’attacher en attachant l’autre dans une emprise, les deux rendent problématique une politique de coexistence. Le premier, dans sa demande de faire « un », la moindre différence et singularité est vécue comme une atteinte à la fusion, atteinte ressentie comme menace contre laquelle il faut se défendre, déclenchant haine, ressentiment, sentiment d’être lésé, ne pouvant accepter l’idée de partage. Le second, dans son désir de combler, est rivé à l’insatisfaction, au jamais assez, à la relance permanente d’une appropriation venant renflouer le sentiment de béance, le partage là aussi vécu comme danger par l’angoisse qu’il pourrait réduire le comblement attendu.
Les demandes du « un », du « tout », du « encore plus » ne peuvent envisager d’accepter la part des uns, la part des autres, toujours confrontées au fantasme d’une part manquante qui serait « détenue » par l’autre, puits sans fond, qui lèse le vivre-ensemble. Pour elles, l’autre est toujours potentiellement l’ennemi, l’adversaire, celui qui empêchera la prise, celui contre lequel il faut se prémunir ; cette conjuration passant le plus souvent par des coups de force qui devancent son action, l’annulent en le mettant devant un fait accompli.
Dans cette perspective, le lâcher-prise ne concerne pas seulement quelques moines zen mais le possible d’une politique inventive cherchant les moyens d’une coexistence. Ce qui est en jeu n’est pas vérité posée a priori énoncée par quelques-uns mais processus d’une mise en forme, un essai tenté, éprouvé par et dans l’expérience, expérimentation incluant erreurs, tâtonnements, altération en route de ce qui a été imaginé ensemble. Le politique devient art politique, projet avec tous et non programme de quelques-uns, d’une perpétuité voulue inchangée où l’action ne vise qu’à la reconduire. L’économie ne se réduit pas à un économique quantitatif avec « des humains de papier » [4], mais est agie par des hommes mortels, leur rapport même à la mortalité, et avec lui l’idée qu’ils se font des relations du corps et de l’esprit, jouant sur les procédures économiques.
D’un paysage culturel.
Cette affirmation « La France refuse le changement et les réformes », est-elle vraiment cette fatalité éternalisée, ou l’effet issu de procédures provoquant un refus ? En les reprenant, des questions sont posables. D’une part, peut-être ont-elles été pratiquées très anciennement en amont, elles-mêmes nées d’une histoire culturelle et la performant, devenant une sorte de paysage culturel engageant la forme d’une histoire de France ? D’autre part, cette habitude culturelle, se liant à d’autres pratiques anciennes, ne se renforcerait-elle pas à son tour, perpétuant une sorte de « culture », qui ne devient française, c’est-à-dire essentialisée comme identité de la France, qu’en oubliant sa dimension sociale-historique ? Dans l’affirmation « La France refuse les réformes », s’agit-il de la France comme essence éternelle, ou d’un devenir issu d’un mouvement, et comme tel métamorphosable, s’il y a désir de tous ?
Platon, Paul, Descartes, Galilée…
Écoutons une voix, celle de Platon (1993) : « […] la nature fait naître très peu nombreuse la race à laquelle il revient de recevoir en partage cette connaissance que seule parmi les autres connaissances on doit appeler sagesse. » [5] Qui décide ? « Une race très peu nombreuse ». En vertu de quoi ? De « la nature ». Qui décide de ceux à qui la nature a donné cette connaissance ? L’arbitraire, son coup de force, vient sur le devant de la scène.
Écoutons maintenant une autre voix, celle de Jean-Pierre Vernant (1981) dans Les origines de la pensée grecque. « Quand le Sage s’adresse à la Cité, […] c’est toujours pour lui transmettre une vérité qui vient d’en haut, et qui même divulguée ne cesse pas d’appartenir à un autre monde, étranger à la vie ordinaire. La première sagesse se constitue ainsi dans une sorte de contradiction où s’exprime sa nature paradoxale : elle livre au public un savoir qu’elle proclame en même temps inaccessible à la plupart […]. » [6] En situant une vérité en haut, accessible seulement par quelques-uns, Platon réintroduit ce contre quoi il dit lutter : l’injustice et l’arbitraire. La République, dont les valeurs seront prégnantes dans la pensée occidentale, prône un régime politique censé « modeler la Cité heureuse » à partir d’une vérité identique, inchangeable, cette identité même devenant l’idéal du « bien ». « Donc tout ce qui est comme il faut, soit par nature, soit par art, soit par les deux, est ce qui reçoit le moins de modification de quelque chose d’autre. » [7] « Sont philosophes ceux qui sont capables de s’attacher à ce qui est toujours identiquement dans les mêmes termes ; tandis que ceux qui n’en sont pas capables, mais errent parmi les choses multiples et variables en tous sens ne sont pas philosophes […]. » (La République. p. 307).
La Cité est modelée selon une identité qui joue comme référent d’inertie, le même se déplaçant dans le temps, déployant un cercle identique au centre, à l’origine, fait à son image, protégé des altérations par des gardiens de son invariance. La représentation présentée comme finalité, ce qui doit advenir, est identique à cette image ; aucun changement n’est accepté, tout écart fustigé. En résumé, « la Cité heureuse » signifie une logique identitaire, vouée à la perpétuité, sans mouvement de différence, sans métamorphoses possibles par rencontre avec une altérité singulière, la pratique du secret, l’endogamie des meilleurs d’une caste, la sélection d’une élite qui sélectionne à son tour, la mise au rebut de ceux qui ne sont pas doués de par « une mauvaise nature » dont le critère est détenu par ceux l’ayant bonne en vertu d’un critère qu’ils se sont attribués. Une détention, une mainmise par et sur un sens univoque éternalisé.
Par son « modèle », Platon livre le modèle d’abord d’un pouvoir qui garantit son assise, censé posséder le bien, le vrai, vers lequel tous doivent converger. Dans toute leur variété, les pouvoirs fonctionnent toujours à partir d’une vérité détenue par quelques-uns au nom de tous, se déployant comme cercle identique à l’origine. Le cercle se fait tuteur, redresseur des courbures ; tort des écarts dissidents. En d’autres termes : « Cette réforme que je t’annonce de façon impromptue, préparée par quelques-uns en aparté, non débattue préalablement, non discutable maintenant, n’est-elle pas la bonne et seule réforme ? »
Dans La République, Platon condense des pratiques ne pouvant que susciter refus et résistance de la part de tous ceux désirant rechercher ensemble les moyens d’une coexistence pensée équitablement. Deux styles d’émergence de l’idée sont en jeu, se déployant selon le mode même d’efficace attendu : détention par quelques-uns et secret, ou propositions plurielles débattues, de tous puis des représentants élus et présentation publique des mouvements élaboratifs ; pouvoir maintenu ou lâcher-prise et partage. Pour les premiers, fondation par un seul pôle émetteur posant une vérité a priori, en amont ; pour les seconds, des propositions passant des uns aux autres, s’en transformant, la décision issue d’un processus. Défense de l’identité ou accueil du changement.
Dans la perspective platonicienne, le changement vaut comme corruption, altération, danger à écarter, le clivage du pur et de l’impur devenant la souche des prescriptions conjuratives. « Quand nous nous serons purifiés, dit Socrate dans le Phédon, nous serons vraisemblablement en contact avec les choses pures, et nous connaîtrons par nous-mêmes tout ce qui est sans mélange et c’est en cela que consiste le vrai. » [8] Un lien consubstantiel relie la logique identitaire et la séparation du corps et de l’esprit. Le corps est changeant, donc impur, menaçant la pureté. » Il faut, dit Platon, « nous détacher du corps ». L’âme, ainsi « isolée en elle-même », sera « déliée du corps comme de chaînes qui la retenaient ». Une fois libérée, il y aurait « montée de l’âme vers le lieu intelligible », qui est « lumière ».
S’établit ainsi une hiérarchie des valeurs venue de, et renforçant en même temps une hiérarchie des pouvoirs, un ordre politique et son ordonnance. Avec la dévalorisation du corps impur et changeant, à l’aune de « ce qui est », est péjoré le variable, le multiple, le divers, l’hétérogène ; dépréciation profilant par là même un découpage social qui perpétue cet ordre. D’une part, l’élite, du côté de l’esprit, du « bien », de « la lumière », d’autre part le peuple, du côté du corps et de sa « lourdeur », plèbe à écarter du lieu des décisions.
L’univers platonicien ne s’est pas éteint avec Platon. C’est ainsi qu’en 1763, avant la Révolution française, on pourra entendre le procureur général Caradeuc de la Chalotais déclarer au Parlement de Rennes : « Le bien de la société demande que les connaissances du peuple ne s’étendent pas plus loin que ses occupations. » Puis Guizot plus tard, qui dira tranquillement : « Quant à l’instruction primaire supérieure, comme elle est destinée à une classe un peu plus aisée, il n’est pas nécessaire qu’elle soit gratuite. » « Destinée », destin, chacun à sa place. En dépit d’un discours explicite, la constellation de cette dévalorisation, peuple/corps/manuel, subsiste actuellement dans un découpage implicite qui fait notamment de l’entrée en Lep, lycée professionnel, une menace. Si les rapports sur l’école reconnaissent maintenant « les différences », l’univers des valeurs laisse subsister le mépris du « manuel », et marquant la capacité abstractive du sceau du « bien », au sommet.
La conception même de la pensée reste encore actuellement, en certains lieux, imprégnée par la séparation du corps et de l’esprit. Pensée toujours implicitement « éthérée », coupée d’un processus intégrant les mouvements sensitifs et affectifs, tout cet univers bigarré faisant la singularité des imaginaires d’où peut émerger l’inouï. Sensitif et affectif longtemps péjorés comme « féminins », la sensibilité reléguée comme « sentimentalité », l’évincement du sensible apparaissant comme le signe d’une maîtrise virile. Dans une longue tradition culturelle se sont cumulés l’épurement platonicien, l’élagage galiléen, le modèle d’une « objectivité » par la science et un positivisme, les trois convergeant vers l’idée que par cette purification, le « vrai », le « réel », serait détenable. Si la science elle-même a changé, Heisenberg et son principe d’indétermination passant par là, si la société commence à faire apparaître l’idée d’« un homme sensible », les vieux schémas d’une pensée épurée comme moyen d’efficacité subsistent encore. Ainsi l’idée d’une « neutralité » qui s’approcherait davantage du « réel ». Mythe d’une épure laissant passer dans une transparence, sans médiation, le vrai ; mythe d’un « neutre » garant d’objectivité ; mythe d’un calculable « objectif ». Est en question ici, non le calculable comme tel, mais le quantitatif présenté comme preuve, oblitérant non seulement ses procédures sélectives mais leurs enjeux pour une finalité [9].
Pourtant, c’est par une pensée rigoureuse fécondée du sensible qu’un serviteur de l’État peut ne pas rester indifférent à des problèmes, les voir et ressentir déjà comme « problèmes », tentant alors de les résoudre par une vision ample, passante, capable par une sensorialité ouverte et une sensibilité « informée » [10], d’explorer des corrélations, de comprendre des interactions complexes, de ne pas parcelliser et cloisonner ; cette étanchéité, sectorisant en spécialistes et « experts », coûtant très cher par son inefficacité. S’y ajoutant les dysfonctionnements nés des rétentions, des pouvoirs de fiefs, ne passant pas l’information, ne voulant pas ou ne se souciant pas de le faire par capture, indifférence ou apathie. Si les travaux d’Antonio Damasio (2003) ont permis de mieux comprendre le lien entre capacité affective et acte moral, ils n’ont pas été intégrés dans les procédures de l’État.
Dans cette perception réductrice, « la pensée » se maintient encore comme le lieu des « maîtres », la focalisation sur la seule maîtrise fermée à la compréhension des rythmes du penser, de son processus, d’où peut être issue effectivement une maîtrise, mais passant aussi par d’autres temps. Un temps de réception, d’accueil, se partageant entre recherche d’informations, questions et problèmes posés contextualisant l’orientation, puis un temps de détente, de lâcher-prise, permettant par le relâchement des tensions de laisser circuler et se connecter plus librement informations anciennes et nouvelles ; enfin, seulement après, le temps de l’attention qui réduit le champ, se focalise, préparant l’action efficace. Si l’un des trois temps manque, reste une pensée appauvrie, non fécondée par la richesse informative, par le relâchement ouvrant à des connections inouïes, par la concentration vers l’utile.
Or, d’une part, en ne valorisant pas assez à l’école la curiosité, le plaisir d’explorer, d’autre part en se focalisant sur le seul « utile », en n’accueillant pas le temps créatif du lâcher-prise, on aboutit à des individus marchant à l’économie, ne prenant pas le temps d’élargir de façon autonome leurs connaissances. Si l’école ne retient que le temps dudit « utile », elle zappe elle aussi ce qui nourrit en amont le processus dont l’issue seulement est la possible maîtrise. Cette culture advenue et persistante produit ce qui mine le dynamisme de la France : vouloir des résultats, des qualités sans l’amont qui peut les faire naître.
On cherche plutôt des modèles à reproduire et à hybrider sans comprendre que ce qui marche est issu d’un processus. On est avide de recettes, de « boîtes à outils ». Aller vite, dans l’urgence, dans la fuite en avant. Cela se paye très cher pour une économie politique qui aurait plutôt besoin d’inventeurs, d’individus qui, ayant pris le temps de penser, peuvent aller vite. Savoir apparemment perdre du temps pour en gagner ayant toujours été la voie des stratèges efficaces qui s’informent, imaginent et anticipent puis agissent.
L’imagination en amont peut être le vecteur éthique d’une économie inventive et régulée, dans une démocratie ayant fait naître processuellement les possibles d’individus imaginatifs, créatifs et non indifférents. « La France refuse les réformes », est-il dit ; plutôt une France, par des prises de pouvoir, une culture produite/productrice les légitimant et les perpétuant, n’a pas œuvré pour imaginer en amont les conditions d’une intelligence collective où chacun, relativement, s’y retrouve, pouvant mener son projet.
À cet égard, ce n’est pas seulement l’univers platonicien qui est ici en jeu mais également ce qui est venu ensuite le renforcer. La place n’est pas suffisante dans cet article pour tous les développements. Quelques-uns seront évoqués, et notamment en quoi Paul de Tarse (1979) a accentué cet univers par une séparation du corps et de l’esprit via le péché et la souillure. Juste ceci, dans les Épîtres aux Romains et aux Galates : « Qui me délivrera de ce corps qui appartient à la mort », « Ainsi donc mes frères, nous avons une dette mais non envers la chair pour devoir vivre de façon charnelle. Car si vous vivez de façon charnelle, vous mourrez ; mais si par l’Esprit, vous faîtes mourir votre comportement charnel, vous vivrez. » [11]… « Vous, frères, c’est à la liberté que vous avez été appelés. Seulement que cette liberté ne donne aucune prise à la chair […]. Car la chair en ses désirs s’oppose à l’Esprit et l’Esprit à la chair, entre eux, c’est l’antagonisme. » [12]
Mais aussi Descartes (1966), formidable inventeur d’une méthode de rigueur, dont une part porte des fruits, l’autre part, d’un côté les empêche de grandir, à s’y réduire, de l’autre les assèche, sa fondation et légitimation reposant sur une séparation de l’âme et du corps : « Je connus de là que j’étais une substance dont l’essence ou la nature n’est que de penser et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’autre chose matérielle. En sorte que ce moi, c’est-à-dire l’âme par laquelle je suis ce que je suis est entièrement distincte du corps […]. » [13]
Mais encore. Dans un article, Jean-Toussaint Desanti (1972) décrit le phénomène épistémologique galiléen à partir duquel la science s’est développée : « On assiste, dit-il, à un déplacement des concepts mathématiques, à leur naturalisation. » Le concept de réalité concrète est subverti, « la marque du poids des choses, c’est proprement l’abstrait : la configuration mathématique, signe simple de la nature productrice. C’est pourquoi l’expérience (le sensate esperienze) est pour Galilée un moment second qui n’a de portée qu’enchaîné dans le mouvement du discours rationnel dont la mathématique forme la norme » [14]. L’observation et l’expérimentation ont été très fécondes et le bénéfice d’une opérativité est repérable jusque dans la vie quotidienne. Mais cette dernière devient problématique quand l’avenir d’êtres humains n’est plus que question technique, quand le concret, l’être humain, n’est abordé qu’en termes de coût, de mesure. Un pas peut être vite franchi qui mène rapidement à un traitement des hommes réduits à n’être que des abstractions quantifiables, la focalisation se faisant sur la gestion de cette quantité, « une variable d’ajustement économique », et non sur une question humaine. Élaguer ce qui est singulier et concret fait certes gagner du temps mais le problème arrive quand non seulement la perception du monde subit une réduction en se moulant sur la manière opérative de ce qui n’est qu’outil, mais quand les manières humaines elles-mêmes, par la primauté de l’abstraction et du mesurable, s’y modèlent. Se servir du calculable, ou s’en servir en s’y modelant soi-même créent deux mondes différents.
De même, si dans les nouvelles technologies, l’ordinateur est cet extraordinaire outil faisant gagner du temps, capable par compression numérique d’accélérer les opérations, le risque de problèmes grandit quand cette machine hypersophistiquée est utilisée par des humains ayant, eux, arrêté leur évolution. Ce ne sont pas les nouvelles technologies en elles-mêmes qui peuvent déshumaniser, mais leur utilisation par des hommes ayant cessé leur métamorphose, leur mouvement d’humanisation. La conjonction d’une culture qui a longtemps séparé le sensible et le rationnel, dévalorisé le sensible, d’une non-évolution affective chez des hommes ayant refoulé leur sensibilité la voulant coupée de leur capacité rationnelle, d’une suraccélération machinique et humaine, n’incline pas vers le développement d’un « sentir » où l’ouverture des sens, la sensibilité fécondent la capacité rationnelle, l’imagination créatrice capillarisée de cette alliance. « Sentir », terme conjuguant toute la richesse des potentialités humaines, mouvements sensitifs, affectifs, rationnels, pouvant aller vers « l’intuitif » qui n’est pas magie mais capacité par l’éveil, la souplesse, l’aisance des mouvements, de synthétiser plus vite et plus largement les « informations », mouvement porté par un mouvement, métamorphose. Devenir toujours en apprentissage.
Or, Platon et Paul, fondant leur édifice à partir de l’idéal d’une perfection première, originaire ― Lumière ou Dieu ― ont dévalorisé, rabaissé tout ce qui n’est pas elle : une dégradation. Certains, pourtant, par révélation et/ou « élévation », habités selon eux par cette perfection, s’auto-légitiment comme son confident ou son porte-parole. Comment s’étonner ensuite que, dans le monde contemporain issu de cette culture, l’apprentissage soit si peu ou si mal accepté dans les entreprises, que le malhabile, le débutant, avec ses tâtonnements, ses essais, ses erreurs, soient si peu accueillis ?
Dans un univers culturel où la vérité est a priori, à l’origine, où règne la primauté capitale de l’Esprit, se référant au caput, à la tête, l’apprentissage est appréhendé, dans tous les sens du terme, comme moment de faiblesse, d’imperfection, vécu alors comme un coût. D’où pour les jeunes, démotivation, morosité et dépression. Une Stimmung, une atmosphère s’y génère, peu propice au dynamisme d’un pays. À la différence des pays de culture anglo-saxonne qui font confiance aux jeunes, leur donnent très tôt des responsabilités ; culture où ne prévaut pas l’idée d’une vérité-souche première, mais une logique de l’expérience, d’une hypothèse à vérifier, le résultat de l’enquête issu d’un processus expérimental. « La croissance » n’est pas qu’affaire de chiffres, mais concerne la disposition d’un pays à laisser croître, à favoriser les mouvements naissants ― apprentissage des jeunes, formation continue de tous, facilitation des créations d’entreprise ― tous ces projets élancés par un désir. La France, est-il dit, « refuse les réformes ». « Une » France. Celle, ici, d’une certaine histoire de France.
Perpétuité et privilèges.
Bien évidemment ne pourra être développé ici le long chemin allant de l’unité royale à l’État contemporain, mais juste seront abordés quelques vecteurs anciens continuant de jouer problématiquement. Historiquement, les hommes de l’État en formation se trouveront confrontés à une précarité humaine, mort ou maladie du roi, mettant en danger solidité et durée de l’État, cherchant alors à le garantir par des dispositifs de perpétuité fondés à la fois sur des inventions juridiques et sur un apport en capital. Ce renflouement d’argent, maintenant la corporalité étatique, a noué dès le début logique de l’État naissant et logique d’un mercantilisme puis d’un capitalisme émergeant, lui-même dépendant de l’État pour favoriser sa liberté d’aller et sa propre perpétuité.
La question : « Comment l’État va-t-il se positionner par rapport à une activité économique faisant se rencontrer des individus cherchant chacun à se donner les moyens d’action de leurs logiques d’intérêt ? » peut se poser sous la forme : « De quelle liberté qualifiée par l’État les individus vont-ils disposer pour leurs intérêts ? » La réponse apportée dépend et se module en fonction, pour chaque gouvernement, de sa perspective du juste. Va-t-il jouer un rôle régulateur ? Comment va-t-il estimer cette perspective, si son propre dispositif de perpétuité est perçu comme noué à la perpétuité d’un capital, dont la logique et la demande, une liberté d’aller maximale, peuvent mettre en danger le juste, et si l’acquiescement à ces demandes ne lui fait pas remplir le mandat pour lequel il a été choisi ?
Parler de « liberté économique » dans l’absolu laisse dans le flou les variables de sa qualification par l’État, et comment ces variables à la fois déterminent et sont déterminées par le jeu d’interdépendance entre l’économie et l’État. Liberté pour qui ? Si l’effet d’une liberté demandée à l’État par une partie des acteurs économiques ― et octroyée ― aboutit à restreindre ou fermer les « opportunités économiques » d’une autre part, c’est-à-dire ses choix et ses possibilités d’agir (Amyarta Sen), que devient et que signifie cette notion de « liberté » ? Si l’État accorde à une part ce qui nuit à une autre part, il indique par là sa préférence économico-politique, le lieu de ses intérêts, intérêts qu’il noue à une certaine logique, tirant profit d’elle. Nœud de deux demandes de perpétuité inclinant vers l’injuste.
Au fur et à mesure que la gestion de l’unité royale se complexifie, avec ses rouages administratifs, son élaboration juridique et institutionnelle, s’affirment d’autant les métaphores d’une « corporalité » du royaume ; les rentrées fiscales, leur mouvement de revenu, donné comme entretenant « l’harmonie » de ce corps. Le roi est certes mortel, mais « le corps politique » de la France ne l’est pas [15]. À ce nouveau « corps politique », il fallait assurer une permanence, le protéger des altérations attaquant son intégrité. Les fictions juridiques, « corps angéliques » immatériels pouvaient être institués dans une sorte de perpétuité les mettant à l’abri. L’immortalité des « espèces juridiques » était rattachée via Aristote aux espèces qui ne meurent pas. Le « corps politique » de la France pouvait ainsi acquérir « comme une éternité », fiction d’une continuité sans fin. La communauté de la mort, humaine, est contre-investie par la fiction d’une universitas, communauté présentée comme « quelque chose d’universel qui ne meurt pas ». Un pare-mort continu. La continuité est garantie et par « les corps angéliques » des « espèces juridiques », et par une fiscalité nommée fiscus christus, et par des privilèges accordés à ceux qui contribueront à protéger et maintenir la pérennité politique du « corps ». Se nouent très tôt deux logiques de perpétuité, celle du corps de l’État, celle d’une partie des acteurs économiques cherchant, pour leur profit et son accélération, pour l’assurance de sa relance, à franchir les obstacles. « Les privilèges » pouvant être le nom donné de part et d’autre à tout ce qui vient renforcer la perpétuité : des affranchissements mais aussi des statuts et des positions, des postes attribués parfois sans compétence dont le coût alourdit la dette publique. Comprendre la fonction des privilèges dans le nœud de ces logiques de perpétuité permet d’analyser en quoi ce jeu de services rendus réciproques peut porter à l’injuste et détruire la cohésion sociale si, par ce souci, l’État se montre favorable à un droit du travail défavorable aux salariés. Dans cette perspective, la demande de « souplesse » par une part, qualité effectivement importante pour une économie se fait, sans imagination en amont, dans l’urgence et la fuite en avant, « précarité » pour l’autre part.
À devenir obsédante, la logique de perpétuité va devenir dysfonctionnement dans la prise de décision. En effet, l’État démocratique est passible d’une tension issue de rapports problématiques entre une logique de perpétuation et une logique d’invention, transformation incessante du projet démocratique pour l’intérêt commun. La première contre-investit la mort, la seconde l’implique dans le processus même de métamorphose.
Un projet politique nouveau, en démocratie, est mis en forme par différents niveaux d’une équipe dont une part arrive, l’équipe au pouvoir, une autre relevant d’un appareil d’État existant. Comment va se faire la rencontre entre une forme projetée et les formes d’un appareil étatique continué devant contribuer à la mettre en œuvre, si ces formes déjà existantes sont elles-mêmes venues de, et performent un souci de perpétuation ? Comment le projet va-t-il être mis en forme, si dans la partie d’équipe non renouvelée, une part de l’Administration d’État n’a pas le désir de cette invention, y est indifférente, peut même avoir une logique d’intérêt contraire ? Comment l’invention démocratique va-t-elle être mise en acte si une partie plus ou moins grande de l’équipe gouvernante dit faire cette réalisation mais privilégie une logique d’intérêt particulière, cherchant par elle davantage la voie d’une maintenance au pouvoir que la mise en œuvre de l’intérêt commun ? Au final, est-ce que l’État démocratique va se donner les moyens de l’effectivité de la démocratie ?
Ce qui est appelé « crise de la décision » n’est pas l’effet des aléas d’une conjoncture mais celui des dysfonctionnements où ces questions sont en jeu. L’extrême ralentissement ou l’extrême précipitation témoignent soit d’un non-investissement, d’un imaginaire non mobilisé pour l’invention, soit de l’expression d’un pouvoir empêchant des procédures de concertation. Dans tous les cas, les problèmes de vitesse expriment ce qui n’a pas été fait : prendre le temps des délibérations, faire diligence dans l’application des décisions. Si des instances gouvernementales privilégient l’intérêt d’un particulier, d’un groupe, d’une corporation sur l’intérêt général, orientent pour assurer cet intérêt et le maintenir, bloquant la possibilité pour chaque citoyen d’avoir les mêmes droits et de les faire reconnaître, est défaite l’égalité en droits déclarée à la Révolution française.
De « La République »platonicienne à aujourd’hui, l’enjeu reste toujours la logique d’intérêt d’un pouvoir, l’économie même de sa maintenance, rentrant pour une part dans la dette publique. Ce n’est pas l’appareil étatique en tant que tel qui est en question ― il est nécessaire ― mais les priorités, les choix opérés, plus tournés vers son maintien que comme moyen de l’intérêt commun. Le problème n’est pas le nombre de fonctionnaires, vieille ritournelle permettant de baisser les effectifs des services publics ― personnel hospitalier, police de proximité, enseignants, psychologues scolaires, conseillers d’orientation ―, mais celui de leur répartition et du coût des places servant des intérêts particuliers, de l’organisation inefficace par cloisonnement et féodalité, du type de formation et du recrutement homogène dans la fonction publique. Être serviteur de l’État signifie-t-il être au service de la perpétuité de l’État, ou être au service d’un État mandé par les citoyens, en inventant avec eux et leurs représentants, les moyens effectifs de leur coexistence ? Mais l’école ouvre-t-elle à des individus curieux et inventifs ?
École et curiosité solidaire.
Dans son livre Les origines de l’homme, le paléontologue Lewin Leakey souligne combien, à tous les niveaux, l’acte de recueillir a été important pour le développement humain, et avec lui ceux, préalables, d’être attentif et de pouvoir discerner : recueillir dans les mains libérées par la bipédie, recueillir dans une coque se faisant récipient et ainsi transporter, partir plus loin, recueillir une information et la transmettre. Pour nombre de cultures, ce recueillement s’est condensé dans le symbole du « vase » qui, de retenir l’eau entre ses parois, se fait réservoir de vie, « trésor », alchimie d’un accueil/recueil permettant de faire passer et s’en transformer. Recueillir l’eau, les graines, l’information, l’écrire, la lire, y faire retour, en hériter, l’idée de reconnaissance traverse la constellation sémantique : quelque chose est reçu, donné, passé, ouvrant à une gratitude tissant le fil d’une mémoire faisant lien. Inversement, dénier cette passation et donation exprime la volonté et le fantasme d’un auto-engendrement qui se reproduirait pur, insulaire, sans reconnaissance de/à l’autre, la demande trop tendue à préserver un « même ».
Aucun tissage de la diversité ne peut se faire sans cette mémoire ample, capable de reconnaître, dans tous les sens du terme, ce que le divers, le différent, le multiple, a passé, apporté, permettant de complexifier et métamorphoser. Complexus, le tissu. D’où l’importance à l’école d’une curiosité, à la fois pour l’apprentissage d’un sentiment de solidarité, mais aussi, dit Montaigne (1998) dans Les Essais, pour « frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui ». Pour se décentrer des mondes étroits, se dé-frayer des habitudes.
La curiosité d’Érasme et de ses amis a créé des liens, fait naître l’Europe d’avant les traités. Mais aussi Montaigne, Rabelais, Léonard de Vinci…, tous des curieux du monde et de l’humanité, des fureteurs ne se souciant ni des frontières ni des tiroirs, passant d’un champ à un autre, des passeurs se sachant passants mortels, reconnaissants aux cultures différentes, se riant des sectaires défendant bec et ongles leurs clôtures. Et, gaillard, Montaigne de s’écrier : « On nous a tant assujettis aux cordes que nous n’avons plus de franche allure. » Alors, pour l’écolier, tout « faire passer par l’étamine […] Ainsi les pièces empruntées à autrui, il les transformera […] pour en faire un ouvrage tout sien : à savoir son jugement […] Entre les arts libéraux, commençons par l’art qui nous fait libre. » [16]
Apprendre à penser, aimer penser ? Comment, si déjà à l’école, la curiosité, propension humaine, n’est pas considérée comme partenaire majeure élançant le désir de recueillir, formant au goût d’apprendre dans ses deux pôles : plaisir de recevoir mais aussi d’explorer, seul et en équipe ? Classes surchargées, lourdeur des programmes, conception de la pensée, paysage culturel obnubilé sur la « maîtrise », tout contribue à ne pas accorder à la curiosité son rôle d’impulseur de désir, donc à ne pas prendre le temps où elle s’éveillerait. Même si bien des enseignants souhaiteraient du temps pour elle, arrivant parfois à le faufiler, au prix souvent d’une dépense d’énergie jubilante mais usante.
Comment alors apprendre à apprendre ? Quel plaisir de penser peut naître si le temps écolier n’est pas celui des questions, celles mêmes qui ont toujours renouvelé le monde, élancé vers l’ailleurs ? Comment des « spécialistes de l’ensemble » pourraient-ils ensuite advenir si la curiosité fureteuse ne va pas voir « au tournant », faisant le pont entre ceci et cela, comprenant alors les vecteurs possibles d’un problème ?
Comment un être humain peut-il continuer à évoluer s’il n’est pas éveillé à un questionnement, à son désir, interrogeant ses blocages, ses arrimages défensifs, s’en délestant peu à peu, lâchant prise, facilitant alors une souplesse ? « Inventer de la légèreté », dit le peintre Zao Wou-Ki. Non pas une élévation vers un au-delà du monde, mais l’aisance d’un mouvement pouvant œuvrer dans ce monde. Comment l’élan d’un pays peut-il naître sans les individus capables eux-mêmes de s’élancer, toujours incertains d’un à-venir, mais moins frileux, plus aventuriers, éprouvant de la joie à créer, à vivre ?
La souplesse ne se décrète pas, la transdisciplinarité curieuse n’est pas « ajoutable » plus tard, en orthopédie. Elle s’embryonne très tôt dans la confiance donnée, dans l’encouragement aux initiatives. Dans une politique de coexistence donnant aux humains une égalité des chances pour continuer leur mouvement d’humanisation.
Le budget de l’Éducation nationale ? L’allègement de la dette publique par diminution des effets stériles du clientélisme et courtisanerie, du poids financier des privilèges, des dysfonctionnements organisationnels par indifférence, inertie, déresponsabilisation, néoféodalisme, frein d’un certain paysage culturel, signifierait pouvoir augmenter le budget de l’Éducation nationale, partenaire d’une « croissance » et d’une politique d’emploi. Question de choix.
L’ouverture affective à ce qui arrive, le goût du risque et de l’aventure, l’esprit d’initiative, la disponibilité et la souplesse, l’agilité d’un œil de libellule aux multifacettes, passant aisément d’une échelle à une autre, la synthèse informative rapide d’un sentir éveillé, toutes ces qualités d’un art du passage, humour d’un lâcher-prise se riant des dogmes, peuvent apporter leur fertilité vivace dans une politique et une économie, si on ne bloque pas leur devenir possible par une rétention de la curiosité, une fermeture aux questions, un conformisme nivelant, l’obsession d’un rendement, inefficace. Les conséquences d’une hypernormativité à cet aune génèrent peur, stress, mais aussi docilité, cynisme, bridage de l’imaginaire, absence de créativité singulière et collective, l’apprentissage répété des pénalisations provoquant mal-être, frustration, agressivité, particulièrement pour tous ceux victimes d’une « égalité » équarrissante, sans l’égalité réelle des droits et des chances.
Le retard scolaire, par inégalité des chances, entraîne très vite désintérêt, ennui, sentiment de dénarcissisation, d’humiliation, et repli sur ce qui reste, soit la « gagne », ailleurs, d’autres hiérarchies, d’autres promotions, une place et des repères dans un clan, soit une désocialisation, une vitalité qui n’a pas où s’investir, sauf à faire événement n’importe où, passage à l’acte sur l’autre, objet ou humain. Là, l’ouverture au possible s’est refermée, laissant passer une énergie non orientée devenant irruptive. Perte d’espoir par une politique resserrée sur son intérêt propre, qui, elle aussi, a fait un passage à l’acte, non pas sur l’autre, mais sans l’autre, inexistant, nié dans son devenir humain. Qu’une politique fasse violence à une part, en n’ouvrant pas la possibilité de projets d’existence, et des actes lui renverront cette violence, affirmant d’autant la vitalité d’une existence, par elle oubliée. En 1792, dans son rapport sur l’Instruction publique, Condorcet se proposait d’instruire les enfants dans l’esprit de justice par des actes ― « on leur fera pratiquer les uns à l’égard des autres les principes qu’on leur aura enseignés ». Mais qu’advient-il si les principes enseignables ne sont pas mis en actes par la politique qui dit les promouvoir ? Le résultat : pour certains, une désocialisation progressive, l’absence d’apprentissage des qualités permettant le vivre-ensemble, de par une politique qui n’exerce pas elle-même ces qualités.
Vouloir une France dynamique sans les qualités qui y mènent ? Un résultat sans l’amont des mouvements humains qui le ferait naître ? Cela équivaut à revenir au credo d’une « génération spontanée ». Une politique se noue elle-même en privilégiant ce qui perpétue ses places, dans le paradoxe d’être demandeuse d’un résultat ne pouvant être obtenu que dans la mise en mouvement qui ne fait pas des places une priorité. Les logiques de perpétuité et la frontalité des positions qu’elles entrainent n’induisent pas une politique de négociation apte à penser l’intérêt commun. La boucle est bouclée, où ce qui est dit « refus des réformes » évacue en fait la part, dans cette France, des responsabilités qui y mènent.
Soit cette politique continue, et tous les français y perdront, y compris les instaurateurs de cette politique, par déclin économique, accentuation des problèmes et tensions sociales ; ceux restant sans projet devenant inhibés ou agressifs, attaquant et l’ordre établi des places, et le monde né de cet ordre, et le monde tout court, objet de haine, la retournant sur eux-mêmes ou sur l’autre. La régression d’un processus de civilisation par une politique qui ne promeut plus les mouvements civilisationnels. Soit un projet différent est proposé, vers une politique de coexistence, la dénomination « France » n’étant plus l’appropriation d’une part, mais le nom du mouvement d’une coexistence, ouvrant à un autre mouvement, une métamorphose, créant peu à peu dans son processus même les artistes en possibles qui la continuent.