Alain Corbin, Terra Incognita. Une histoire de l’ignorance, 18e-19e siècle, Paris, Albin Michel, 2020
D’abord, l’auteur expose son sujet : la Terre. Mais la Terre du point de vue des « vides » et des « manques », ceux de ce qui n’en est pas (encore) scientifiquement su et qu’il considère être l’« ignorance ». Ou, comme précisées, les ignorances (p. 10) : ignorance de ce qui n’était pas explorable (les abysses, etc.) ; ignorance de ce qui, étant observable, restait inexpliqué (les tremblements de terre, etc.) ; ignorance de ce qui restait à explorer (les montagnes, etc.). Alors, d’emblée, on se dit que peut-être cette terminologie pourrait inclure plusieurs termes. L’inconnu ou l’insu sont-ils des modalités de l’ignorance ou des lacunes à part parce que référencées autrement qu’elle ?
De ce qui n’est pas, voici donc l’histoire. Chronologique, elle commence en 1755 avec le tremblement de terre de Lisbonne, au cœur d’un siècle des Lumières qui, en la matière, éclairait bien peu. De là, s’égrainent les champs de l’ignorance : structure interne de la Terre, ignorance des pôles, des abysses marins, du fonctionnement des glaciers, peur des volcans, etc. Finalement, à la fin de ce siècle, l’homme commun n’en sait guère moins que le savant sur cette Terre où tous les deux vivent.
La première moitié du 19e siècle est le moment où se fondent quelques bases scientifiques. Au fil des diverses catastrophes (Éruptions volcaniques, tempêtes, etc.) s’esquissent les connaissances sur les volcans, les abysses, les vents, etc.
Mais ce n’est qu’entre 1860 et 1900 que progressent significativement les savoirs. Sur et sous terre, en mer et dans les airs, ils se « scientifisent » en même temps qu’ils se diffusent, assez lentement au demeurant malgré la multiplication des publications.
S’il semble bien difficile de définir, en soi, l’ignorance, l’ouvrage choisit sa boussole en prenant pour référence les savoirs scientifiques, en l’occurrence ceux des « sciences de la terre » (p. 245). De ce point de vue, – curiosité du point de vue de la science historique ? – l’ignorance est appréhendée, et définie, a posteriori. Autrement dit elle l’est en se plaçant du côté de savoirs établis postérieurement, négligeant peut-être l’idée que la critique de ce qui était – représentations, croyances, etc., eût pu servir de repère pour faire progresser les savoirs. En outre, L’auteur se place résolument du côté d’une science établie, objective si ce n’est définitive. Comment, en effet, faire autrement pour saisir ce qui n’est pas, que de se placer du côté de ce qui est ?
Certes, mais cela pourrait laisser un peu perplexe. Et un peu plus encore à considérer que l’autre point de vue, implicite mais tellement affirmé, est celui des savoirs occidentaux. Et que, sauf exceptions, les références suggèrent que l’ouvrage procède plutôt d’un travail de seconde main. Au passage, l’ancien étudiant de Jean-René Vanney que je suis ne le contestera pas. Cet auteur est exceptionnel [1]. Mais le grand admirateur que je suis aussi des textes pionniers d’un grand découvreur de l’humanité qu’est Alain Corbin se dit aussi que quelque chose doit aussi se jouer. Que, peut-être, cet historien du sensible qui a participé à faire advenir une histoire anthropologique traversant, contre vents et marées, les âges canoniques d’une histoire fatiguée, a produit – pourquoi pas à son insu ? – autre chose qu’une histoire épistémologique. Que, peut-être, c’est aussi une relation particulière à la géographie elle-même qui se trame dans ses lignes. Elle trouve ses marques dans un parcours et des souvenirs personnels, entre autres ceux d’un étudiant en licence (p. 251), si marqué par les « régions naturelles » qu’il préféra, pour connaître la Grèce, un emploi dans le premier Club Méditerranée plutôt qu’une expérience d’archéologue [2]. Du coup, et de ce point de vue, laissons-nous aller à une autre lecture. Et si la focale n’était pas seulement celle des savoirs ?
Si elle était, aussi, celle des représentations, des émotions, des peurs ; des préjugés et superstitions et de tous les affects nourris par ce qui fait mystère et semble, dans ces proportions et manifestations, dépasser les dimensions humaines ? Alain Corbin le postule du reste (Corbin, 2000, p. 63) : « Or, nous le savons, la peur de l’ignoré est particulièrement torturante. ». Et ce n’est pas tout.
Il se confirme, parfois entre les lignes, que la constitution des savoirs scientifiques ne procède pas d’un seul travail intellectuel mais qu’elle avance au prix de véritables luttes sociales. C’est que, dans ce champ essentiel du contrôle des modes de rapports et d’actions sur le monde, les intérêts à l’ignorance ne manquent pas. Par exemple du côté d’un clergé qui n’hésita pas à faire pression pour interrompre des expériences sur les vents en montagne (p. 104). Et l’ignorance a encore d’autres partisans, ennemis plus ou moins intentionnels des savoirs. Évoquons, par exemple, celui qui, au nom d’un romantisme sans scrupule, épouse le point de vue prioritaire des affects. Comment comprendre autrement, par exemple, Charles Nodier, convoquant les (1820, p. 5) « mensonges enchanteurs » comme guide privilégié dans l’Abbaye de Jumièges ? Le cas des prévisions météorologiques, diffusées au tournant des années 1850, ferait presqu’école. Face aux démarches scientifiques émergentes, se dressent les évidences de l’expérience vécue et de leurs mémoires, celles encore des alertes somatiques ou, plus intentionnellement, celles des adversaires de la science largement représentés dans la publication des almanachs (p. 187-188). C’est que, (Corbin, 2000, p. 12) « Durant toute la période évoquée ici, triomphe, ou tout du moins résiste, le localisme, le bornage de l’horizon de vie et de vue ; ». Or, un tel régime pourrait bien remonter à la plus haute Antiquité, comme le montre François Hartog (1996, p. 98) : « Un des mots de l’époque qui exprime le mieux cette attitude à l’égard du monde est theôria : voyager pour voir. ».
Or, ce que décrit aussi l’ouvrage est, précisément, l’arrachement au localisme et ses effets cognitifs : non seulement le bornage du visible, mais son lien avec le religieux (voir, par exemple, Recht (1999)). L’auteur souligne ainsi l’importance de l’expansion du Grand Tour aux volcans de l’Italie du Sud (p. 85). Elle encourage les progrès des connaissances sur le volcanisme. Il a encore beau jeu de montrer que le tourisme dans les glaciers alpins (p. 206) a les mêmes effets sur les études glaciologiques. Nouvelles pratiques, de mobilités en l’occurrence, nouveaux savoirs, donc. La curiosité d’esprit, les débuts d’une mobilisation accélérée de l’humanité européenne stimulent non seulement l’envie de savoir, mais aussi celle de comprendre. Du coup, ce que décrit le livre en faisant l’histoire du recul des dites ignorances relève d’un moment de bascule. Voilà donc que s’impose, pas à pas, un nouveau régime de connaissances. Porté par un nouveau rapport au monde, appuyé par le recours à de nouveaux outils pour voir, il débouche sur de nouveaux savoirs, de nouvelles compréhensions.
Mais attention, cependant. Il serait sans doute risqué d’opposer point par point le monde des savoirs locaux, fondés sur l’expérience et les mémoires, à celui des savoirs globaux. La conclusion du rapport remis au Parlement français par le groupe Submersions (2010) à propos de la tempête Xynthia rappelle bien quelques perspectives : « En un demi-siècle, outre la mémoire des submersions anciennes, ce sont les équipements, les précautions et tous les réflexes que plusieurs générations d’habitants de la Perrotine avaient acquis qui se sont évaporés. ». Et si les savoirs vernaculaires et scientifiques ne s’opposaient pas tant que cela ?
À sa manière, la conclusion du livre interroge tout autant. Considérant ce qu’il nomme le « feuilletage des connaissances », autrement dit les différences de savoirs acquis par les uns et par les autres, l’auteur montre qu’elles ont toujours des effets sur les relations interpersonnelles. Suivons-le encore, quand il ouvre, de manière à la fois paradoxale et inédite, sur les problématiques du monde contemporain, celui d’un anthropocène pendant lequel (Corbin, 2020, p. 13-14) : « Jamais, sans doute, dans le passé, au cours d’une vie humaine, autant de savoirs ont été assimilés par l’individu. ». À bien suivre le texte, il faudrait donc convenir que si les ignorances ont imposé leurs chaînes aux humains, l’accumulation cumulative des savoirs pourrait, dans ses enchaînements vertigineux, produire des effets autres mais pas moins troublants. Tout cela rapproche alors de l’indéterminisme de Karl Popper (1984). Si l’on peut à peu près prévoir les effets de ce que l’on connaît déjà, il est impossible d’anticiper ceux de ce que l’on ne connaît pas encore. Et, ce que l’on ne connaît pas encore, c’est d’abord et avant tout l’état des connaissances à venir de l’humanité…
Bref, sauf à regarder en arrière, l’humanité ne serait-elle donc pas partout et tout le temps faite d’ignorants qui s’ignorent ?