Ce clip a été tourné par le groupe animant l’émission australienne « Cnnnn: Chaser Non-Stop News Network ». Initialement un produit dérivé du journal satirique The Chaser, cette émission parodique – s’attaquant surtout aux chaînes d’information états-uniennes Cnn et Fox News – avait accédé à une grande popularité entre 2001 et 2005. Elle est aujourd’hui diffusée aussi bien, à un rythme hebdomadaire, par l’intermédiaire de la chaîne de télévision numérique Abc2 que par l’intermédiaire d’un site large-bande, produit par le groupe audio-visuel australien national Abc (Australian Broadcasting Corporation). Malgré ce lien ambigu avec le monde de production audiovisuelle, la démarche du Cnnnn peut être rapprochée par exemple de celle du journal Adbusters (publication localisée à Vancouver, éditant également le site Adbusters.org), avec lequel il partage le projet d’introduire de la subversion dans les systèmes de consommation et d’information et de critiquer le rôle joué par ces systèmes au sein d’une société mondiale. À titre d’exemple, Cnnnn propose un jeu en ligne où un personnage accumule des points en avalant un maximum de mangeailles produites par une vache en mouvement. Il vend également des t-shirts « Brave news world » [1] .
La force de ce genre d’objet est de bénéficier à la fois d’une diffusion par le « bouche à oreille » du courriel et d’être copié dans une multitude de sites tiers (un millier de résultats dans Google pour les mots-clés du titre du clip).
Comme on peut le voir, le script est simple : on demande à des personnes rencontrées dans une rue américaine de répondre à la question suivante : « Dans le cadre de la guerre contre le terrorisme, quel sera le prochain pays à envahir ? ». La liste obtenue, parfois agrémentée de commentaires ou d’interjections, est assez longue : au-delà d’un « fucking Middle-East » très attendu, elle comprend non seulement l’Iran et la Corée du Nord (des rogue states classiquement dénoncés par le gouvernement états-unien) mais aussi la France ou l’Italie (« I’m thinking, Italy », dit innocemment un jeune homme.) À cette première phase, verbale, les concepteurs de l’opération ont ajouté une autre, cartographique, consistant à demander aux personnes interrogées de montrer sur une mappemonde le pays choisi. La caméra se fixe alors sur une Australie (du moins si l’on se fie à sa localisation, sa taille et sa forme) portant des noms divers qui se trouvent être justement, à chaque fois, celui du pays que la personne interrogée a évoqué. Dans les cas exposés, qui sont peut-être le résultat d’une sélection sévère parmi l’ensemble des interviews réalisées, la personne ne semble pas avoir le moindre doute de la véracité et de l’exactitude de la carte, ce qui doit particulièrement amuser le public résidant en Australie, ce pays down under, « au fin fond », qui n’a toujours pas réussi à se trouver une place sur la carte.
La force destructrice du clip repose sur la participation joyeuse, parfois zélée, des victimes de la désinformation à leur propre satire, victimes consentantes auxquelles les auteurs du clip ne font pas de cadeau. On bascule alors dans un registre classique de la culture télévisuelle, celui de « Candid Camera » (« Caméra invisible », « Caméra cachée »,…). Le plaisir de se moquer des faiblesses de ses contemporains révélées par de petites mésaventures de la vie quotidienne a donné lieu à un genre prolixe. À cet égard, ce film appartient à une famille d’effets comiques fondés sur la simple dévalorisation de l’autre, en opposition à ceux qui mêlent dérision et compassion. De fait, il s’agit d’un rire franc mais grinçant car il débouche sur un constat angoissant : nos concitoyens seraient prêts à transformer leur ignorance en violence gratuite et aveugle.
On sait que ce clip s’insère dans une vision critique plus globale de la relation entre médias et politique. La newsbar de « Cnnnn » qui défile se situe, au-delà du style « potache » de nombre de phrases (« Nerd couple taking romantic walk along the beach while handing handhelds » « Deux blaireaux font une promenade romantique sur la plage, leur agenda électronique à la main »), dans une sorte de surréalisme de la débilité, où, à force de stupidité, on finit par s’approcher d’une esthétique de l’écriture automatique : « Diesel shirt more polluting than its Lpg equivalent » [« La chemise diesel plus polluante que son équivalent Gpl »]. Le caractère déhiérarchisé des « informations » présentées y est pour beaucoup. À des « faits » d’une déconcertante banalité qui ne pourraient même pas figurer dans une feuille de chou locale (« Difference between flat white and latte discussed on coffee date » [« Lors d’un rendez-vous dans un café, il a été débattu de la de la différence entre le grand crème et le caffè latte. »]) dont on peine à saisir l’intérêt, se mêlent des récits de situations limites (« Commuter celebrates 10 years of avoiding eye contact » [« Dix ans dans les transports urbains sans croiser le regard d’un autre passager »]) ou de « découvertes » prenant la forme d’une histoire singulière qui remettrait en cause tout ce que nous croyions savoir sur le sujet (« Foreign movie star loves Australia » [« Une star de cinéma étrangère adore l’Australie »]). Tout cela laisse délibérément de côté ce qui, peut-on penser, se déroule vraiment dans le Monde : tel est en effet l’ordinaire de la newsbar du vrai Cnn. Il faudrait y ajouter un élément, absent ici et caractéristique des grands médias : l’autogénération de l’information par le ressassement d’un « événement » à travers des détails qui n’ajoutent rien mais contribuent à accréditer l’idée qu’il s’agit de quelque chose d’important. Or, par son bouclage obsédant qui pousse le spectateur à guetter le moindre changement dans les informations qui défilent, la newsbar a apporté sa contribution. Ce type de critique satirique n’est en tout cas pas nouvelle et « La guerre mondiale dans le monde » des Guignols de l’Info de Canal+ avait, il y a déjà près de quinze ans, été très convaincante.
Si l’on tente de relier cet aspect du clip à ce qui se passe à l’image, on trouve un fil conducteur dans le rapport éclaté au savoir associé à la puissance de la simulation. Cette expérimentation peut être considérée comme un point ultime de la pensée analytique évoluant dans un univers hypothétique. Si je vous dis que nous allons envahir un nouveau pays et que son nom se trouve sur cette carte, alors il est probable que nos troupes attaqueront par l’ouest. Par son réalisme supposé, la carte apparaît alors comme un contributeur efficace à un nouveau type de syllogisme particulièrement redoutable.
Les personnes interrogées ne se contentent pas de se prêter volontiers à l’expérience en proposant des choix raisonnés, ils manifestent aussi un sincère désir d’apprendre. Le dernier intervenant reconnaît qu’il n’avait pas imaginé la Corée du Nord (déguisée en Australie) aussi grande. La prise de contrôle de ce territoire ne sera peut-être pas une partie de plaisir mais, en attaquant par le bon côté, on peut sans doute y arriver. Ce qui frappe, c’est qu’aucun de ceux que l’on voit sur l’écran ne semble ironique à l’égard de l’épreuve, dont l’absurdité n’est, probablement, pas totalement opaque à ceux qui la pratiquent mais est rendue acceptable par le fait que ce n’est pas vraiment sérieux, ou du moins que, si on se voyait reprocher de dire des bêtises, il serait toujours possible d’invoquer l’excuse qu’il ne s’agissait que d’un jeu. Il est vrai que nombre d’Américains appartiennent à une minorité (majoritaire) gravement handicapée à l’endroit de la « géographie » scolaire mais aussi de la géographie tout court. La carte, aussi fantaisiste soit-elle, continue, auprès de ces personnes, à ancrer le délire dans l’action rationnelle. Nous sommes dans ce « premier degré et demi » qui caractérise nombre de situations, dans des sociétés où, pour ne pas porter dans sa totalité le fardeau de la responsabilité, les acteurs conservent la possibilité d’un engagement à géométrie variable et se réservent le droit d’un retrait en bon ordre si la mise à l’épreuve des rôles se révélait périlleuse.
Les choix démocratiques, du coup, mêlent différents niveaux d’implication et le résultat d’une délibération populaire peut avoir pour effet de donner à l’action gouvernementale une orientation saillante ou même brutale, alors qu’il ne relève que de l’agrégat fragile de postures variées. On pense à la notion d’hétérotopie proposée par Michel Foucault : au cinéma, nous sommes à la fois dans la salle et dans le film, dans l’univers des civilités de l’espace public et dans celui de la réception privée d’une fiction. Où sommes-nous lorsque nous nous parlons de la Cité ? L’indétermination de la réponse à cette question peut ouvrir la porte à l’horreur. « El sueño de la razón produce monstruos » [« Le sommeil de la raison enfante des monstres »], peignait Goya.
En 1992, dans Sarajevo martyrisé, une main anonyme avait écrit : « Les projets des cartographes se paient en vies humaines. » Théorème souvent vérifié depuis. Ce petit film nous rappelle que, au milieu de ces sinistres dessinateurs, il ne faut pas être surpris de rencontrer des gens comme vous, comme moi, comme nous.
Pour les utilisateurs de Mac OS : Windows Media Player 9 (capable de lire les fichiers WMV).