L’institution culturelle de référence est-elle en train de changer ? Alors que la période récente a vu se déployer le privilège successif des musées, à travers leur rénovation et l’ouverture de nouveaux musées, des lieux d’exposition, à travers leur transformation et l’augmentation de leur nombre, on peut s’interroger de plus en plus ouvertement sur l’impact qu’est en train d’avoir le développement des friches culturelles sur nos modèles de référence en la matière. Leur naissance fut d’abord subreptice, mais leur extension est plus remarquée. Le primat dont elles finissent par jouir auprès des médias et d’un certain public, et le souci des promoteurs des politiques publiques à leur égard, ne cessent de leur donner de l’importance. Cela ne va-t-il pas déboucher sur une inévitable réorganisation des territoires culturels ? Et sans doute sur une amplification de la signification donnée à la notion de « culture » ? Peut-être. Avant de conclure, cependant, de telle ou telle manière, faisons un tour du chantier culturel, politique, artistique et sociologique que représentent, en ce début de siècle, ces nouveaux espaces culturels qui, dans certains cas, reçoivent désormais des traitements de faveur
Si quelques-uns doutent de la pertinence d’ouvrir ou d’entretenir de tels lieux culturels, on ne peut cependant ignorer tant leur existence que les effets d’animation culturelle qu’ils produisent. Le Brise-Glace à Grenoble, l’Antre-peaux à Bourges, la Friche de la Belle de Mai à Marseille, le Metallu à Loos, le collectif des Diables bleus à Nice, le Confort Moderne à Poitiers, les Mains d’œuvres à Saint-Ouen, les Tanneries à Dijon, et bien d’autres encore, puisqu’on en dénombre officiellement, en tout cas depuis la publication du Rapport Lextrait, plus de 30 (réparties dans 11 régions au moins), sont les exemples les plus connus, et parfois les plus médiatisés et les plus chroniqués, de ces friches industrielles reconverties en lieux de production, de diffusion et de réception de différentes formes d’art (sculpture, cirque, musique, arts plastiques, danse, vidéo, etc.), de culture (cours du soir, bibliothèques, ateliers de photographie, etc.) et de pratiques civiques (réunions, discussions, aides, etc.). Certes, quelques-uns se contentent d’y voir une formule qui ressemble notablement aux squats d’artistes, dont on peut sans doute regretter qu’ils existent, bien qu’ils soient profondément liés à la double crise de la pénurie urbaine d’ateliers et de la location d’habitat. Pourtant, il s’agit de bien autre chose.
De quoi s’agit-il ? À quoi tient la genèse de ces friches, comment se déploie le dispositif qui les porte et quelles politiques publiques leur conviennent ?
Des équipements culturels marginaux ?
Qu’il s’agisse vraiment de nouvelles aventures culturelles, sociales ou civiques, ou non ; de nouveaux modes d’animation urbaine ou de réalisation d’une fonction civique à inventer ; qu’on en apprécie la teneur ou non, il demeure essentiel, dans un premier temps, de relever que le mouvement de constitution des friches, qui, outre une réputation positive de plus en plus évidente, a pris de l’intensité en quelques années, puise ses fondations dans des conditions qui n’ont trouvé leur cristallisation que récemment. Arrêtons-nous sur la conjonction de ces conditions et de l’édifice culturel contemporain.
Les conditions de possibilité des friches.
Première condition : des espaces industriels désertés, désaffectés ou sous occupés. C’est en quelque sorte le versant économique de l’affaire. Suite à de nombreuses fermetures ou délocalisations d’entreprises, voire à des dissolutions d’institutions (des régiments de l’Armée, par exemple), des terrains industriels ou simplement bâtis se sont vidés de toute activité, mais aussi de toute présence humaine. Dans un certain nombre de cas, les entreprises propriétaires des lieux ont eu le souci du devenir des bâtiments abandonnés ou la préoccupation de les reconvertir (Renault à Billancourt). Dans de nombreux autres cas, cependant, les installations, une fois désaffectées, ont été purement et simplement laissées en friche.
Deuxième condition : Sue cette base, une question se pose très vite. Comment entretenir ou utiliser ces terrains, d’autant que souvent, ces espaces sont placés en péricentre des villes et/ou peuvent représenter des abandons dangereux ? Sous réserve de revenir ensuite sur la question de la propriété de ces terrains, des hommes politiques locaux, des élus, mais aussi des architectes (c’est l’exemple de Jean Nouvel pour la Friche de la Belle de Mai puis pour l’Île Seguin) se sont attachés à cette question, afin de tenter de briser la familiarité que finissait par instaurer la multiplication des ruines urbaines. Tout un courant d’opinion, d’ailleurs, et depuis longtemps, repense la ville non plus en termes de conquête de nouveaux espaces (sur la campagne), mais en termes de réévaluation des espaces existants, notamment lorsqu’on sait que, sur les trente dernières années, 20% seulement des terrains de ce type sont redéployés en fonction de projets industriels.
Une des options parfois choisies a été de procéder à des reconversions complètes des lieux, sous l’impulsion soit de l’État, soit des collectivités territoriales, en musées, universités (déplacement de l’Université de Jussieu vers les Grands Moulins de Paris) ou médiathèques, par exemple. L’adoption de cette option est désormais entrée dans les mœurs, puisque la future exposition internationale, portant sur le thème de l’image, dont la réalisation (pour 2004) a été confiée à Catherine Trautmann, se tiendra en bordure du parc de La Courneuve, à proximité de friches industrielles dont on présume que leur mutation en sera facilitée [1].
On note par ailleurs que ce souci des lieux en friche a été érigé en inquiétude générale, puisque non seulement l’État s’empare du sujet, fait réaliser des études et promeut des colloques, mais encore les États se consultent entre eux. Le Canada (colloque de Montréal, 1997), la Belgique (qui inclut ces friches dans le tissu associatif de la formation permanente), l’Angleterre (qui traite ces friches comme moteur des mutations urbaines), et d’autres, ne font plus de ce problème une simple disparité nationale.
Troisième condition : des initiatives (artistiques, culturelles, civiques). En l’occurrence, des initiatives d’associations culturelles, voire de particuliers, d’artistes ou d’associations à objet civique, ne trouvant pas toujours dans les lieux et les pratiques de la culture instituée les moyens dont elles voulaient se doter, ont accepté de prendre le risque d’investir de tels lieux, afin d’y instaurer des espaces culturels souples, des espaces de discussion, sans référence à une image spécifique du lieu de culture et de formation, sans souci d’une quelconque homogénéité interne des pratiques ou des engagements. C’est ainsi qu’ont été entreprises les premières occupations des terrains et bâtiments en friche. Et, dès les premiers moments, des associations de toutes sortes se sont d’ailleurs regroupées en institution internationale, parmi lesquelles l’association Trans Europe Halles , née en 1983, demeure la plus célèbre.
Sous ces trois conditions, qui ne règlent pour l’instant aucun problème de propriété ni de destination, des friches culturelles se sont développées, ouvrant ces lieux à des artistes de tous horizons, à des alliances artistiques assez peu restrictives et des publics mobilisables, parce que moins habitués que d’autres aux institutions classiques. À la faveur de ces mouvements, une devise implicite a trouvé sa forme, devenant une bannière : Hors site, mais dans le coup. Un mélange vivant, des interférences sans doute entre des horizons divers, se sont opérés qui pouvaient tirer leur gloire de plusieurs paramètres : une idée du lieu insolite et du dépaysement, un certain snobisme parfois mais aussi une conception nouvelle de l’action culturelle en directions des quartiers moins favorisés.
Reste, toutefois, une question : pourquoi cette destination ou cette faveur culturelle ? Pourquoi ces friches servent-elles désormais de lieu d’hébergement de projets culturels, d’associations, d’individualités créatrices ? À dire vrai, la réponse à cette question nous renvoie au nœud formé par l’émergence et la réorganisation de la sphère culturelle ces dernières années [2], l’arrivée à l’âge étudiant ou professionnel des enfants nés sous l’impulsion donnée à la culture dans la même période, les changements dans les pratiques culturelles et dans l’idéal de la démocratie culturelle. S’il est vrai que parfois, ces friches ne déploient d’autres projets que de mettre à disposition de tous des compétences artistiques ou administratives (en rapport avec la culture), la plupart veulent être précisément des laboratoires culturels et civiques multidisciplinaires, s’impliquant dans une action visant la population locale.
Au demeurant, plusieurs logiques peuvent se croiser, à partir de là. Soit ces friches veulent demeurer indépendantes, et ne réclament rien, ni soutien ni subvention. Soit, elles cherchent à acquérir une légitimité publique au moins partielle, et elles en appellent à des subventions. Soit, à l’inverse, elles se posent en structures alternatives. Mais, il est de notoriété publique que l’État ou les collectivités territoriales s’inquiètent de ces friches si proches des centres-villes, et souhaitent, en les reconnaissant, jeter un regard sur ce qui s’y pratique. Soit, enfin, la conjonction des intérêts fait que les uns et les autres se rapprochent, au point que les friches acquièrent un statut (le Confort Moderne a désormais le statut de Scène de musiques actuelles), voire une consécration.
Des problèmes de conversion.
Faut-il inscrire ce mouvement d’investissement des friches industrielles dans un certain sens de l’histoire (culturelle), qui contribuerait à dessiner une éventuelle continuité entre la politique des Maisons de la culture, la préoccupation du renouvellement des musées et des centres d’art, puis le temps des friches, sous le couvert de la démocratisation culturelle ? Malgré le caractère déséquilibré de la série ainsi obtenue, il est intéressant de noter qu’existent des propos qui vont en ce sens, justifiant qu’on s’attache à ce que ces friches représentent. Ainsi en va-t-il de celui-ci : « Nous sommes aussi le fruit bâtard des maisons de la culture, de l’éducation populaire, des scènes nationales et des institutions locales » [3]. Ne peut cependant en être quitte à si bon compte que celui qui néglige des paramètres de différenciation d’importance.
D’abord, la dénomination de « friche » industrielle ne recouvre presque jamais les mêmes lieux ou les mêmes phénomènes. Ces friches reconverties se sont installées tantôt dans des halls (La Friche de la Belle de Mai à Marseille, ancienne usine de Seita, construite pour 600 ouvrières et ouvriers, abandonnée en 1990), tantôt dans des entrepôts (Le 102 de Grenoble, dans une ancienne cartonnerie), tantôt dans des locaux de caserne désaffectée (les Diables bleus de Nice), tantôt dans des usines (la Friche Valéo de Saint-Ouen), etc. La conversion en destination culturelle n’est donc jamais évidente, relativement à l’architecture du lieu.
Ensuite, la précarité juridique de l’utilisation des lieux peut être très diversifiée. Pour quelques friches dont le problème de location des espaces (la Friche de la Belle de Mai dispose d’un bail renouvelable chaque année, les Diables bleus ont signé une « convention d’occupation précaire » avec le Président de l’Université de Nice) ou de transfert de propriété est réglé, ou relevé par un ministère (l’Armée), une entreprise (la Sncf), une municipalité ou un Conseil général, d’autres se trouvent sous le coup d’arrêts d’expulsion. Le Brise-Glace de Grenoble est ainsi menacé par le propriétaire des lieux, la Cgee-Alsthom.
Cependant, s’agissant de lieux à vocation culturelle, voire civique, les problèmes peuvent subir une inflexion, dès lors que le public s’en mêle. Plus une friche est en butte à des difficultés, plus l’appropriation par un certain public peut s’accentuer. D’une autre façon, la quête de lieux inhabituels n’en est pas à son coup d’essai, sur ce plan (La Cartoucherie de Vincennes est un glorieux « ancêtre ») et a les faveurs de quelques-uns. Une ancienne biscuiterie, appartenant, d’ailleurs, à la municipalité, peut passer pour un cadre adéquat, comme à Bourges. On se prête volontiers au jeu que suscite l’investissement d’un lieu non repéré comme lieu traditionnel de culture et d’exposition, en pensant y gagner une inscription sociale plus grande (quand l’inverse n’est pas en jeu, le Palais de Tokyo, Paris, en est devenu l’exemple, celui d’un palais transformé en entrepôt abandonné).
Toujours est-il qu’une fois installée, la friche ouvre droit à des emplois. Là encore, la taille du projet instaure des différences considérables. Encore doit-on remarquer que ceux qui ont contribué le plus nettement à l’émergence des friches ont été des bénévoles. Quand ce ne fut pas le cas, ce sont des associations au service des projets sociaux et culturels qui ont pris les salaires en charge. Non sans que cela représente des sommes fréquemment importantes : 300 personnes à la Friche de la Belle de Mai, réparties en 50 structures différentes, mais seulement 15 personnes au Brise-Glace de Grenoble.
La culture en jeu.
Au-delà de ces considérations, au-delà de la question des assises matérielles de ce mouvement, l’un des enjeux fondamentaux du débat introduit par l’existence des friches, est celui qui porte sur la configuration culturelle dessinée par elles. Si les adeptes de ces expériences soutiennent leurs projets par des considérations de décentralisation, de contexte local, de territoire culturel à conquérir, ils ne perdent pas de vue la signification de leur geste. La perspective associée aux friches a, en effet, pour elle une multidimensionnalité culturelle impossible dans un théâtre ou un cinéma traditionnel, dictée de surcroît par la réalité et les possibilités des situations locales de la culture urbaine. Ce sur quoi il convient d’ailleurs d’insister d’emblée, c’est que ces friches sont liées à la culture autrement que par le biais de la diffusion. Elles se posent comme lieu de production d’œuvres, et comme lieu de diffusion et de consommation. Comme si les friches dessinaient à elles seules un nouveau type d’espace artistique et culturel, ouvert, complet, par rapport à la chaîne culturelle, et un dispositif intégré ou intégrant. S’agirait-il, à ce titre, d’un modèle nouveau d’appareil culturel ?
Mais aussi un appareil culturel et civique voué à promouvoir souvent des compétences culturelles différentes, quelquefois un peu vite promues au titre de « nouvelles démarches artistiques » (qui peuvent aller du théâtre de chômeurs et du graffiti au kitsch, ou du matériau trivial et périssable, du déchet, au matériau plus classique) ou de « démarches transgressives » (qui peuvent aller de l’écriture collective au rattrapage scolaire, du lieu de débats au rencontres, etc), non sans que ces expressions recouvrent quand même quelques réalités (transgression du « métier » traditionnel, du statut « réservé » de l’œuvre d’art, ou transformation d’un lieu en « espace public »).
Pour affiner le commentaire sur le seul plan artistique, il faudrait rappeler d’abord ce que les sociologues enseignent : des œuvres peuvent être esthétiquement conservatrices, quoique liées à des démarches progressistes. Aussi faut-il se garder d’aller trop vite en la matière. Ce qui est en revanche tout à fait sûr, c’est que les démarches englobées par les friches sont, du point de vue de la production artistique, plus « collectives » ou plus « conviviales », peut-être d’autant plus communes qu’elles ont du mal à s’inscrire dans la fonction artistique la plus adéquate au marché actuel de l’art. Là est, sans doute, l’extrême nouveauté, « révolutionnaire », relativement à un milieu artistique habituellement très nomade et individué, cultivant le singulier et l’original. Dans les friches, des ateliers de travail peuvent être constamment traversés, des contacts nombreux peuvent se nouer, les pratiques hétérogènes s’y associent plus aisément que dans le cadre assez atomisé qu’est celui de la production artistique commune. Les nombreuses résidences d’artistes proposées dans les friches, brassant alors le milieu local et les artistes internationaux (Daniel Buren, etc.) participent fort clairement à la multiplication des contacts.
Un appareil, enfin, qui peut intégrer des arts laissés longtemps à la marge des appréciations publiques : par exemple le cirque, dont on connaît le plein renouvellement actuel, les arts de la rue évidemment, qui ne sont d’ailleurs pas sans avoir besoin de disposer d’ateliers assez vastes pour préparer des spectacles, etc. La liste n’est pas exhaustive. Il y a une raison à cela. Nul ne sait si ces pratiques ne vont pas servir de « déclencheurs » à la naissance de nouvelles formes artistiques. Déjà certains effets se font sentir : des cirques ont travaillé avec des artistes plasticiens contemporains, des musiciens contemporains se sont intéressés à des mimes, etc., toutes sortes d’interférences créatrices dont on ne constatera la vigueur qu’au fur et à mesure.
Ce qui est certain, à ce niveau, c’est que ces friches témoignent « de nouvelles modalités de production, de diffusion, de socialisation (qui y) sont à l’œuvre et que les rapports à l’art, aux artistes, au public sont en permanence mis et remis en question. Elles sont aussi porteuses d’un nouveau type d’aménagement d’espaces urbains désaffectés et d’un nouveau modèle d’intégration de la mémoire urbaine » [4]. Est-ce pour cela que le public s’y intéresse ? Ces friches disposent, en effet, d’un public fidèle, en expansion sensible. Attrait de la marge ? L’explication est insuffisante. Attrait du nouveau ou de la mode ? Encore insuffisant. Moindre prégnance du culte de l’art et de la culture ? Déjà plus certainement. Dès lors, il semble bien que ces lieux s’inscrivent, et inscrivent leur rapport au public, dans le contexte global des hiérarchies culturelles et de la hiérarchie des lieux, opposant les lieux brillants, « en haut », lieux officiels, subventionnés et entretenus, et les lieux d’« en bas », les friches, distribuant leurs faveurs entre les intellectuels friands de « nouveauté » (l’attraction du lieu « branché » dans le public cultivé) et les « jeunes » enclins à frayer plutôt avec le hip hop et les cultures urbaines, spectateurs en tout cas peu ou moins aptes à consommer les « choses de l’art » sanctionnées. Ce n’est sans doute pas pour rien que les friches constituent l’un des lieux actuels du renouveau du discours sur l’art militant, sur l’art et sa destination sociale : « Considérer que l’art est fait pour l’art, c’est le détourner de sa mission politique, de son engagement, de son rapport à la ville, au public. Il faut recréer des rapports aux artistes qui ne soient pas des rapports de séduction, de déresponsabilisation », tel est le propos de Philippe Foulquier, Président de Système Friche Théâtre [5]. Mais, ce n’est pas pour rien non plus que parfois des associations à but de formation civique s’associent aux différents projets élaborés dans les friches.
Comment ne pas apercevoir, au milieu du renouveau urbain impliqué ou sollicité par les friches, que le mobile urbain est bien au fondement de ce type d’action culturelle, comme au fondement du rapport entretenu, finalement, avec les spectateurs. Bien que ces friches ne puissent être trop facilement englobées dans un commentaire homogène, parce qu’elles ne se réclament d’aucun modèle unique, elles tendent à assumer des fonctions éducatives urbaines. Pourquoi d’ailleurs n’auraient-elles pas aussi vocation à favoriser, près des centres-villes, le déploiement des associations de formation civique ou de formation permanente ? Si elles se posent en lieux d’animation transversaux au cœur d’une culture dont les modèles de référence ont changé en quelques années, elles devraient pouvoir jouer un rôle dans les recompositions civiques contemporaines. Pour quel futur ? Ce serait évidemment à définir.
Une approche du développement culturel.
Cela étant, le repérage de ces friches et de quelques problèmes les concernant, nous laisse devant une série de problèmes qui ne sont pas de détail relativement à l’organisation et au développement de la sphère culturelle, d’une sphère dans laquelle les options et les formations ne sont jamais acquises une fois pour toutes. C’est, en effet, une sphère au sein de laquelle les règles du jeu, nous apprennent les sociologues, font l’objet de luttes de statut, de luttes de pouvoir, et de jugements d’évaluation constants. Aussi importe-t-il maintenant d’analyser de plus près les rapports que ces friches peuvent entretenir avec les autres lieux culturels, ainsi qu’avec l’art soutenu par l’Institution (l’État).
Le rapport Lextrait.
Ces friches, en effet, doivent leur existence aux conditions précédemment décrites, mais elles puisent aussi des significations dans le jeu qu’elles instaurent avec l’ensemble de la structure culturelle institutionnelle déjà en place depuis longtemps (musées, lieux d’exposition, lieux de commande publique). Par leur existence même, elles instaurent un point de vue sur la culture, sur l’organisation culturelle, sur l’animation culturelle et sur l’avenir de la culture, qui entre en concurrence avec les points de vue déjà existants et, en particulier, le point de vue d’emblée légitime qu’est celui des institutions publiques, de l’État ou des collectivités territoriales. On ne peut guère s’étonner de voir l’Institution, comme on se nomme lorsqu’on appartient au corps de l’État, ou les maires se pencher avec quelques inquiétudes sur cette question des friches culturelles. Mais, on ne peut guère s’étonner non plus de voir sourdre des tensions locales entre des friches et des collectivités dans lesquelles les hommes politiques se sont accoutumés à se plier au jugement du plus grand nombre.
On voit donc pourquoi, après une longue période de développement sans reconnaissance particulière, commencée en France au début des années quatre-vingt (mais dès les années soixante-dix en Angleterre, en Allemagne et en Hollande), l’État, en la personne du secrétaire d’État au Patrimoine et à la Décentralisation culturelle, Michel Duffour, commande, en l’année 2000, un rapport sur ce mouvement à Fabrice Lextrait, ancien administrateur de la Friche de la Belle de Mai. Le site du ministère résume ainsi la démarche : « Constatant le développement, en dehors des champs institutionnels et marchand, de nombreux lieux et projets artistiques revendiquant leur inscription sur le territoire, Michel Duffour, secrétaire d’État au Patrimoine et à la Décentralisation culturelle, a pris l’initiative, en octobre 2000, de confier à Fabrice Lextrait, ancien administrateur de la friche marseillaise « La Belle de Mai », une mission d’observation et d’analyse sur ces espaces de création et d’action culturelle. Rendu public, le 19 juin 2001, le rapport intitulé « Friches, laboratoires, fabriques, squats, projets pluridisciplinaires… Une nouvelle époque de l’action culturelle » pointe les fondements communs et les différences de plus d’une trentaine d’espaces. Pour le ministère de la Culture et de la Communication, il s’agit aujourd’hui de sensibiliser l’ensemble des acteurs publics sur l’ampleur de ce phénomène et de mettre en place des mesures d’accompagnement de ces initiatives qui jouent un rôle majeur dans la vie culturelle locale et l’émergence des pratiques artistiques. »
Le travail entrepris porte sur 11 régions, 30 expériences examinées, 15 monographies réalisées et une synthèse. Il s’est donné pour objet ces expériences singulières, dont il est bien précisé qu’elles refusent les cadrages imposés par l’État, et risquent d’être éphémères.
Liste des friches examinées (monographies) :
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L’archipel des squats/Grenoble
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Alternation/Paris
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L’Antre-Peaux/Emmetrop/Bourges
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La Base 11-19/Culture commune/Loos-en-Gohelle
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La Caserne d’Angely/Nice
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Friche André Malraux/Le Collectif 12/Mantes-la-Jolie
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Friche la Belle-de-Mai/Système Friche Théâtre/Marseille
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La Laiterie/Cejc/Strasbourg
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Mains d’Œuvres/Saint Ouen
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Mix Art Myris/Toulouse
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La paperie/Cie Jo Bithume/Angers
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Le 49 ter/Lille
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Rakan/Nîmes
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TNT/Cie Thiberghein/Bordeaux
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Uzeste musical/Cie Lubat/Uzeste
Liste des fiches publiées dans le rapport :
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Le Batofar/Paris
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La Casa Musicale/Perpignan
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La Caserne/Pontoise
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Le Comptoir/Marseille
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La Condition publique/Roubaix
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La Fabriks/Marseille – Paris – Dakar
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La Ferme du Bonheur/Cie Paranda Oullam/Nanterre
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Les Friches en Italie
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Les Frigos/Paris
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Gare au Théâtre/Ivry
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La Halle Verrière
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Les Halles de Sharbeek/Bruxelles
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Le Hangar des Mines/Aigrefeuille
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Les Récollets/Paris
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Les Subsistances/Lyon
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L’Usine Hollander/Cie La Rumeur/Vitry
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L’Usine/Tournefeuille
Liste des sites des lieux et projets étudiés :
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Antre peaux
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Europe 99
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La Paperie
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Batofar
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Gare au Théâtre
Propositions centrales extraites du rapport : (texte ministériel)
« À l’issue de la présentation par Fabrice Lextrait du rapport intitulé Friches, laboratoires, fabriques, squats, projets pluridisciplinaires… : une nouvelle époque de l’action culturelle, Michel Duffour, secrétaire d’État au Patrimoine et à la Décentralisation culturelle, a annoncé, mardi 19 juin 2001, les premières mesures qui seront mises en œuvre pour accompagner les initiatives artistiques et culturelles qui se développent, partout en France, en dehors du champ institutionnel.
Insistant sur l’importance de sensibiliser tous les acteurs concernés sur le rôle joué par ces espaces dans le développement des territoires, mais également dans le développement des pratiques artistiques, le secrétaire d’État a notamment annoncé :
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La mise en ligne du rapport sur le site Internet du Ministère de la Culture et de la Communication lien direct vers le rapport Lextrait, et sa publication à la Documentation Française
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L’organisation de dix rencontres régionales, à l’automne 2001, qu’il animera personnellement et qui réuniront élus, porteurs de projets et services déconcentrés de l’État.
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La tenue, en janvier 2002, d’un colloque international, organisé par le Ministère de la Culture et de la Communication, en collaboration avec l’Agence Française d’Action Artistique (Afaa)
Afin de favoriser une approche résolument interministérielle, Michel Duffour a également annoncé :
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Le renforcement du suivi de ces initiatives au sein du ministère de la Culture et de la Communication. Ainsi, la Délégation au Développement et à l’Action Territoriale (Ddat) assurera un rôle accru de coordination entre les directions centrales et déconcentrées. Une réflexion sera engagée avec les inspections de la création artistique sur les modalités de l’évaluation. Les services du Patrimoine seront sensibilisés et mobilisés, et la direction multimédia du Cnc associée. La Directive Nationale d’Orientation, adressée aux Directions Régionales des Affaires Culturelles (Drac), développera ce nouveau champ artistique et indiquera nettement la place qu’il doit occuper dans l’intervention de l’État.
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La création d’une petite équipe opérationnelle, interministérielle, qui serait au service de l’État déconcentré comme des collectivités territoriales, pour dispenser conseils, expertises et mutualiser les savoir-faire. Précisant que celle-ci pourrait être installée au sein de l’Institut des villes – Groupement d’intérêt Public regroupant six ministères, six associations d’élus et la Caisse des dépôts et consignations -, il a indiqué que cette possibilité pourrait être étudiée au premier conseil d’administration de cet organisme, dans les semaines qui viennent. »
L’État et ses labels.
La mission confiée à Fabrice Lextrait ne comporte aucune équivoque. Elle repose, de toute manière, sur un chassé-croisé de demandes. D’une part, la demande, de la part de certaines de ces structures, de subventions (un label pour temps d’insécurité ou temps de négociations municipales constantes). L’État étant sollicité, a quelques raisons de s’interroger sur le rapport entre ces friches et l’ensemble de sa politique culturelle. Mais, d’autre part, la politique de labellisation potentielle, de la part de l’État, relève aussi des demandes exprimées par les organisateurs des friches, en particulier lorsqu’il s’agit d’essayer d’intégrer des formes artistiques et culturelles (démarches, formes, lieux, goûts, etc.) qui n’ont pas ou n’ont pas eu de place dans les structures hégémoniques de l’art et de la culture.
Encore convient-il, tout le monde le reconnaît, d’éviter le discours simpliste qui consisterait à suggérer que la démarche de l’État n’a pas d’autre ressort que la « récupération ». La question est plus complexe. Elle n’est pas non plus aussi unilatérale, puisqu’à tout le moins, une institution, par exemple ici l’État, est d’autant plus réflexive qu’elle est en crise et que tout ne va pas de soi. Ce qui est le cas, en matière de politique culturelle à direction des arts et de culture, à une époque où toute la sphère culturelle est remise en chantier [6]. D’ailleurs, l’État n’est pas impliqué directement dans tous les cas cités, et parfois, l’État, par l’intermédiaire de la drac, subventionne seulement des expériences individuelles au sein des friches, plutôt que les structures en leur entier ; des associations particulières plutôt que le tout.
Au demeurant, les structures officielles, ministérielles, ont largement changé d’attitudes de comportement ces dernières années, dans ces domaines. Durant longtemps, le dialogue de l’État avec les collectivités territoriales ou les associations culturelles et civiques, à propos des affaires culturelles, consistait à afficher des positions dirigistes : « Répondez-vous à nos critères, pour pouvoir être subventionné ? ». Depuis quelques années, depuis ce moment où l’espace des politiques culturelles est devenu polycentrique et décentralisé, la question s’énonce dans le vocabulaire du pilotage : « Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous ? » Autant dire que le réexamen des modes d’intervention de l’État incline à penser que la sphère de la culture ne fonctionne plus comme avant et que les initiatives prennent un autre cours.
Reste la question de l’enjeu d’une politique culturelle à destination des friches ? Sans doute, l’enjeu est celui-ci : Le remaillage du territoire, à l’aune de la culture. Comment l’entendre ? Si on admet que le premier maillage du territoire a eu lieu sous l’impulsion d’André Malraux, dans la succession des décisions qui ont amené la création des Maisons de la culture (combler les vides du « désert français »), puis celle des Drac (1968, « une future organisation territoriale »), et d’autres encore, on peut envisager de réfléchir les inquiétudes actuelles en fonction du paramètre d’un remaillage culturel du territoire, après une longue période de crise.
Il consisterait à redessiner la géographie culturelle du territoire, en tirant les conséquences de plus de vingt années de mutations du champ culturel et artistique. Ce remaillage, ce réaménagement culturel du territoire, néanmoins, il ne faut pas l’entendre seulement en termes de géographie. Ce qu’il est aussi pour une part : en liaison d’abord avec la nouvelle fonction des Régions, ensuite avec celle des sites qui changent d’identité, et des pratiques du recyclage mises en place autour des propriétés de l’État dont la valeur peut être enrichie par la culture (châteaux transformés en centres d’art, etc.).
Mais, c’est aussi un remaillage de la temporalité : pour que ces « sites », ces nouveaux lieux culturels aient une chance de se développer, de « prendre » sur du « public », il faut aussi que ce « public » dispose de temps, de loisirs voire de formation culturelle et civique. C’est, en France, l’un des aspects secondaires mais essentiels de la problématique des 35 heures. Simultanément, on le sait, les instances culturelles tentent d’instaurer de nouveaux rythmes sociaux, dont les friches bénéficient : fête de la musique, du livre, festivals, etc., ce qui correspond à toute une recherche portant sur les fonctions symboliques et l’État (et l’extension de la laïcité : en balisant l’année par un découpage laïque ponctué de fêtes évitant la surcharge religieuse), sur l’unité culturelle et sociale maintenue par l’État et sur la cohésion sociale obtenue par des rythmes commémoratifs et festifs annuels.
Conclusion.
Quoi qu’il en soit de l’avenir de ce mouvement, il a déjà un impact important sur l’organisation de la sphère culturelle et des références qu’on y puise. Si on peut difficilement céder aux enchantements le plus souvent émis à leur propos – utopie culturelle, modèle d’avenir -, on peut être certain d’assister au moins au développement de nouveaux lieux publics de production et de consommation culturelle, au développement de centres d’animation urbaine et peut-être au déploiement de centres civiques (réunions, débats entre les citoyens). Ainsi, on n’échappe pas à la nécessité de rappeler qu’un des enjeux des friches est de nous appeler à redessiner la carte culturelle et citoyenne d’un territoire urbain en mutation, à tenir compte de l’émergence de ces nouveaux lieux dans la distribution sociale des approches de la culture.
Les mutations du secteur culturel ne sont plus à démontrer, pas plus finalement que les mutations urbaines, celles des activités civiques et les mutations des rapports sociaux, ces dernières années. Elles tiennent évidemment autant à des conditions proprement artistiques (histoire propre des arts, transversalités et réseaux désormais valorisées, multimédias et multiculturalité combinés), pour une grande part des impulsions données aux friches, qu’à des conditions sociales, parmi lesquelles on n’oubliera pas de tenir compte des compétences culturelles acquises en fréquentant des scolarités longues, des structures du travail qui vont vers la tertiarisation et une politique des 35 heures qui n’est pas sans libérer des périodes de temps pour la culture.
Enfin, signalons que ce mouvement des friches déploie des liens internationaux. Avec le Portugal, la Bosnie, la Hollande (Studio Een), l’Allemagne (Sector 16 à Hanovre), etc. L’association, cité ci-dessus, Trans Europe Halles a des antennes dans 19 pays.