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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Des effets d’une église détruite.

Au commencement, pour reprendre — c’est de circonstance — l’incipit du Livre de la Genèse, il y eut une réunion, le 12 décembre 2019 [1]. Autour de la table de la salle du conseil municipal de cette commune du Doubs, sa première magistrate, des conseillères et conseillers municipaux parmi lesquels deux adjoints et une adjointe, deux représentants, dont le directeur du centre diocésain d’art sacré, trois représentantes de la direction régionale des Affaires culturelles de Bourgogne Franche-Comté, le prêtre de la paroisse et affectataire de l’église, enfin un architecte du Conseil en architecture urbanisme et environnement du conseil départemental du Doubs, ce dernier organisme étant l’organisateur de la rencontre [2].

Dehors ce qu’il reste d’une église, ses ruines. Des morceaux de métal dont on peut deviner parfois l’usage ou la fonction passés sont posés sur le sol, une partie du clocher a disparu comme les instruments tout à la fois civils et religieux qu’il abritait. La couverture du porche d’entrée, pour l’instant faite de toile et de lattes apparentes, est en train d’être réparée. Entourés de grilles métalliques, les murs du reste du bâtiment, désormais sans son toit qui ressemblait à celui d’une ferme comtoise, sont recouverts, pour les protéger de l’action climatique, de bâches lacérées par le vent. L’un d’entre eux est soutenu par un lourd étai de bois. Autour de cet espace circonscrit, le cimetière aux tombes recouvertes d’une neige qui vient blanchir parfois les restes du bâtiment cultuel, ou transformée en eau, les humidifier. Les vitraux ont disparu, restent les châssis et des panneaux de bois venant occulter partiellement les ouvertures.

Source : Noël Barbe, 2020.

L’intérieur a été nettoyé des débris et des cendres. Quelques mois plus tard, nous y entrerons. Sur les murs aux pierres rougies se devinent l’emplacement d’un escalier, et là où l’orgue était installé. On se prend à imaginer, debout sur ce qui était la place de l’autel, une fresque et le chemin de croix dont on nous aura parlé, les colonnes de bois plâtré dont il a longtemps été cru qu’elles étaient minérales, posées sur leurs supports de pierre qui aujourd’hui s’effritent, les trente bancs de bois à balustres qui devaient être là où l’herbe maintenant remplace le plancher et pousse entre les mosaïques qui recouvrent partiellement le sol. Puis en sortant d’entre les quatre murs, par-derrière, les traces d’anciennes dalles au sol, et sur la droite un coffre-fort rouillé où se devinent un morceau de statue, un pot ou encore un fragment de métal. Lorsque nous sommes entrés, d’un coup un chat s’en est extrait, il y dormait. Télescopage de temporalités. Dans ma poche, un morceau de pierre pris sur la base de l’un des fûts, comme une relique emportée pour une ancienne habitante de Villeneuve affectée par l’incendie.

Si c’est bien avant la réunion inaugurale de la fin de l’année 2019 que l’église a brûlé, dix-sept mois, le 6 août 2018, c’est le 12 décembre que l’affaire incendie de l’église commence pour nous, d’une part parce que bien sûr nous n’avons pas assisté à l’incendie et que c’est là que le travail dont il est ici question s’inaugure, mais aussi parce que, à notre connaissance, c’est aussi à ce moment que l’église de Villeneuve est traitée comme un problème public, un point de cristallisation où opèrent sur une scène publique et sociale des manières de la problématiser à travers intentions, intérêts, objectifs, façons de voir, logiques de qualifications et de prise en charge, rapports de force et entremêlement de conceptions du monde, processus d’objectivation. Bref, que différentes versions de l’église tendent à devenir visibles à travers une série d’épreuves qui engagent acteurs et collectifs, où les qualifications des uns et des autres sont devenues instables, politiquement et socialement, et où elles sont rediscutées.

Aussi, ce sera la scène première à partir de laquelle nous tenterons de comprendre ce qui se joue quand une église, singulière, brûle et qu’il s’agit de s’engager vers une reconstruction à la mesure de ce qu’il en reste. Puis comme à rebours ce seront deux autres scènes qui, dans la même intention de saisir la conversion de l’incendie en un évènement social, seront successivement dressées, celles du cimetière interdit après l’incendie et enfin de l’évènement initial d’août 2018.

Travailler en termes de scène c’est construire une singularité en ressource épistémologique « avec l’idée qu’un processus se comprend toujours à partir de l’approfondissement de ce qui est en jeu dans cette singularité plutôt qu’à partir d’un énoncé infini de conditions » (Rancière et Jdey 2018, p. 11). Cette singularité sera doublement saisie, du point de vue d’une temporalité horizontale, et d’une généalogie c’est-à-dire de la possibilité d’une actualité des évènements d’aujourd’hui dans leur constitution historique, du signe sous lequel la conversion naît et des évènements autres que l’incendie qui la traversent.

 L’encodage d’une église à venir.

 Expertises.

Revenant à cette réunion inaugurale, autour de la table ce jour-là, les modalités de relations à l’église se distribuent entre ceux pour lesquels elle est objet d’une pratique caractérisée par la proximité — religieuse ou non — et le quotidien — qu’ils soient ou non croyants —, et d’autres pour qui elle est objet d’élaboration d’expertises depuis des appartenances ou engagements institutionnels et à partir de là, parfois, l’incendie pensé comme une opportunité d’action sur un réel à venir.

La référence à l’expertise fonctionne rarement de façon univoque avance Robert Castel, distinguant deux formes d’expertise, via les figures de l’expert mandaté et de l’expert instituant (Castel 1985). C’est la fonction ce dernier que de créer la situation, de dessiner le réel sur lequel un travail va s’opérer, de cadrer un champ inédit. L’expert mandaté donne un avis et fait un bilan à partir d’une compétence spécifique dans une relation d’« extériorité » (Micoud 1985) par rapport aux intérêts de ceux pour lesquels il intervient, ce qui autorise tout à la fois une relation de service et une légitimation appuyée sur la revendication d’une objectivité. D’une certaine manière il fait commerce d’informations. Ici c’est en particulier la place donnée à l’expertise technique qui vient dire l’état des murs après l’incendie et leur hypothétique réutilisation, dans la visée d’une réparation ou d’une reconstruction.

Du côté des experts instituants, ou de certains d’entre eux, à plusieurs reprises au cours de la réunion du 12 décembre 2019, l’enjeu de la situation, comme de leur rôle, est doublement installé. D’abord dans une absence i.e. une carence d’acteurs dont la présence est posée comme nécessaire et définit la relation à entretenir avec eux. Celle de « la matière grise » qu’il s’agirait d’apporter dans l’élaboration de projets à venir, mettant en avant « la plus-value » qu’une telle matière pourrait fournir. D’un côté la caractérisation d’une situation, de l’autre la création d’une disponibilité (Cheyronnaud 1999) quasi expérimentale de ruines religieuses pour une reconstruction architecturale [3]. Le réglage d’une telle disponibilité, ensuite, s’appuie sur une opération de désingularisation de cas, pour inscrire le débat de la reconstruction dans celui sur le devenir en général des églises. Pour exemple :

« La commune […] a sollicité le CAUE pour l’aider dans sa réflexion suite à l’incendie qui a détruit l’église du village début août 2018. La situation exceptionnelle de ce sinistre rejoint une réflexion générale sur le devenir des églises qui émerge en France » (CAUE 2018).

La formulation usitée permet de ne pas nommer les connecteurs entre l’incendie doubien et la question de l’avenir, en général, des églises. Et se trouvent là bornés les rapports entre le politique et l’expertise, le praticien des lieux et le professionnel encastré dans une institution prédicative ou stato-centrée.

 Encoder.

Alors, autour de la table, à écouter le débat, ce sont trois régimes d’encodage de l’église à venir qui sont identifiables : le régime représentatif, le régime dispositionnel et enfin le régime de visée démocratique. Par régime nous entendons des modalités d’identification de la perte que représentent les effets de l’incendie et de ce que doit être le bâtiment à venir, des façons de les désigner par des mots et ainsi de produire une visibilité et une intelligibilité des choses. Ces régimes sont saisis dans les modalités de la vérité que se donnent les flux d’énonciations rencontrées (Balibar 2020).

 Le régime représentatif.

Dans le régime représentatif l’église se voit doublement et contradictoirement investie, l’objet lui-même de cet investissement étant soumis à variations.

Dans un premier registre, le bâtiment reconstruit et ses usages sont mis en correspondance avec le présent démographique de la pratique religieuse. L’approche fait de l’édifice à venir une somme de fonctions, totalité dans laquelle il se résumerait et qu’il faudrait comprendre dans une actualité qui viendrait informer le futur. Défendre une telle position revient, dans ce cas précis, à saisir l’incendie et ce qu’il produit comme une opportunité de mise en œuvre d’un impératif d’adaptation du dispositif disparu aux contraintes du moment, et par conséquent à convoquer un dispositif et des acteurs particuliers, singulièrement des architectes posés comme un point de passage obligé (Callon 1986). Le temps qui prévaut est celui du présent dans une relation de configuration avec un futur indécis.

Cet encodage se caractérise par son présentéisme et sa célébration de l’adaptabilité — chère au néolibéralisme (Stiegler 2019) —, faisant de l’édifice quasi disparu un bâtiment en retard sur son environnement démographique et cultuel. En quelque sorte il n’est plus de son temps et son état de ruines serait l’occasion de remettre les pendules à l’heure. La « matière grise » permettrait de pallier la stéréotypie de certains habitants (Stiegler 2019), pensés comme attardés dans leur perception de l’état du monde. Le cadrage est expérientiel et c’est l’objet à venir qui est premier, et paraît devoir être nourri par l’introduction de la fonction « matière grise » productrice d’une répartition asymétrique des compétences qu’aucun autre dispositif ne viendrait infléchir.

L’église détruite est comme une double hantise du passé, le bâtiment qui n’est plus, mais aussi la perte d’une représentation, second registre. Si dans le premier registre la représentation se faisait sur le mode du miroir d’un état présent que l’on peut projeter en l’état dans le futur, désaccordant ainsi le temps, dans ce second registre elle se comprend dans un rapport à une expressivité. C’est moins de l’église lieu de culte et bâtiment public dont il est question que de l’Église au double sens de la communauté des croyants et de l’institution dont la finalité est de la servir [4].

D’autres fonctions des églises, à côté de la seule célébration dominicale, sont mises en avant, que la fermeture de certaines d’entre elles vient contrarier ou entraver. Elles sont de l’ordre du religieux — prier —, ou peuvent être référées aux catégories juridiques du Code du patrimoine parce que contenants d’œuvres d’art et objets patrimoniaux elles-mêmes — visiter [5]. La désaffection de la pratique religieuse est relativisée et son historicisation fait entrer ces bâtiments dans l’histoire de l’art et l’histoire nationale dont ceux-ci deviennent une expression.

Parce que « l’Église est vivante » [6] — la communauté des croyants et l’institution — les églises — les édifices que se donnent communauté et institution — se doivent de le formuler sous un cadrage juridique qui ne peut être remis en cause quel que soit par l’ailleurs l’état de l’Église — soit l’église doubienne comme représentation de ce principe de vie et objet dont les usages sont définis par la loi dans le cadre de relations entre entités logiques d’ordre supérieur, l’Église et l’État. Dans le cadre de la loi de 1905, posée comme instituante, l’usufruit de l’objet est donné à un affectataire pour un usage exclusif et permanent [7] et son sort, en dernière instance, procède d’un accord entre les autorités civile — le préfet — et religieuse — l’évêque. Aussi, par la présence des participants autour de la table, c’est aussi la temporalité des relations entre l’Église et l’État qui est réactualisée, sous le registre de la loi de 1905. Dans un courrier du 20 août 2019 adressé à la mairie de Villeneuve d’Amont, la commission diocésaine d’Art sacré de l’Archevêché de Besançon revient sur les relations Église-État : « […] la loi de séparation des Églises et de l’État, 9 décembre 1905, a constitué un duo à perpétuité, propriétaire-affectataire, qui ne peut rien faire l’un sans l’autre et vice versa » [8].

Le temps revendiqué de la permanence des institutions, parmi lesquelles l’Église, entend autoriser la possibilité d’un renouveau de la fréquentation et provisionner un retour du religieux. Il laisse place en son sein à une autre conception temporelle à l’œuvre, cyclique, de la société qui verrait revenir le religieux, et par conséquent à une matérialité du nouvel édifice qui autoriserait un retour liturgique. L’incendie est alors de l’ordre d’un incident qu’il convient de réparer, et qui ne vient troubler ni cette permanence, ni d’ailleurs la sacralité du lieu. Coq et croix de l’église, qui ont échappé aux flammes malgré l’intensité de l’incendie, viennent pour certains manifester matériellement une telle continuité.

Qu’il s’agisse de ce dernier registre de l’expressivité ou de celui du présentéisme et de l’adaptabilité, le paradigme convoqué pour penser l’architecture de l’édifice à venir est celui de la représentation, à la différence que les prototypes ne sont pas les mêmes. Pour l’un il est l’expression de la permanence d’entités supérieures, pour l’autre il est à venir et stabilisé — dans ses fonctions et sa taille — par le temps présent. Selon que l’on se place dans une perspective ou l’autre, l’enchaînement des raisons et des actions n’est pas le même. Il y a dispute entre l’urgence d’une réparation et la revendication d’un temps de la réflexion pour une reconstruction, cette dernière étant dans l’une de ses dimensions comprises comme la promotion d’une ouverture pédagogico-attentionnelle à destination de la population, et mise en forme par le point de vue des architectes.

 Le régime dispositionnel.

Dans le régime dispositionnel, c’est la question de la puissance de signification et de production d’affects de l’église à venir qui est mise au travail [9], l’église comme machine à faire faire et de mise en disposition, sur plusieurs niveaux d’effectivité.

 Si l’on considère que l’église à venir doit être architecturée, c’est-à-dire configurée pour rendre certains évènements possibles (Schwarte 2019), c’est alors sur deux plans — au moins — que la relation entre configuration et possibilité d’affecter est posée dans une situation où l’incendie rend disponible l’édifice à venir et possible le débat sur la configuration du lieu en relation avec ses usages à venir. Leur possible multiplicité – ouverture à d’autres culte(s) et lieu culturel par exemple — fait l’objet d’une discussion présente au sein de la population. Leur configuration au motif de la liturgie catholique est déléguée aux spécialistes — en particulier le prêtre affectataire.

Le premier des plans sur lequel se joue l’effectivité de l’architecture est celui de la mise en espace d’un rituel et de la configuration d’un espace liturgique. Soit l’ossature de l’expérience religieuse dans sa construction collective, et de la relation à une surnature.

« Si on reconstruit il y a tout un cahier des charges à respecter. L’autel doit être ici, les gens là, disposés comme ceci, comme cela donc au final la mairie ne va pas faire une église comme elle veut. » Ce qui est vu par certains comme une désinflation du pouvoir municipal est réintégré par d’autres dans l’histoire de l’Église. « La réforme conciliaire revient aux premiers temps de l’ère chrétienne donc on a un autel face au peuple où l’assemblée se rassemble autour de l’invitation au repas du Christ. » [10] Adoptée en 1963 dans le cadre de Vatican II, la constitution conciliaire Sacrosanctum concilium, dédiée à la transformation des rites, prend place dans les argumentaires. Elle promeut une liturgie d’assemblée, celle-ci étant considérée comme une épiphanie de l’Église. Dans cette nouvelle gouvernementalité toute empreinte d’une économie participative, la modification de la spatialité rituelle conduit à faire de l’autel « le centre de l’action liturgique » [11], le lieu où les regards doivent converger et attester de leur participation [12]. L’instruction Inter Œcumenici, en 1964, enjoint que l’autel soit assez avancé pour rendre possible d’en faire le tour, qu’il soit central et que l’officiant puisse célébrer tourné vers le peuple [13]. Aussi « (d)ans la construction des édifices sacrés, on veillera attentivement à ce que ceux-ci se prêtent à l’accomplissement des actions liturgiques et favorisent la participation active des fidèles » qui doit être « pleine », « consciente », « pieuse », « fructueuse », « facile » (Concile du Vatican II, 1962-1965 chap. VII § 124, chap. I §11, chap. II § 48 et 50, chap. III § 79). L’église de Villeneuve avait connu, bien avant l’incendie, aux réaménagements consécutifs au concile Vatican II, d’ailleurs parfois oubliés ou jamais vus.

L’autre élément de l’ossature de l’expérience religieuse, qui engage plus particulièrement la relation à la surnature, est la présence de l’art qui apparaît lorsque l’affectataire — également responsable du service diocésain de pastorale liturgique et sacramentelle — dit, au cours de la réunion de 2019, qu’elle l’intéresse. La place de l’art est prégnante dans l’histoire de l’institution parce qu’elle entraîne et contient des questions sur la nature des relations du visible et de l’invisible, les rapports entre l’incarnation et le figuratif, la représentation, l’approche esthétique de la liturgie, la spectacularité religieuse, le sensorium de la convocation d’une surnature et la fabrication d’une assemblée [14]. Des auteurs médiévaux comme Bonaventure ou Thomas d’Aquin mettent en avant trois fonctions de l’image : didactique, mnémonique et émotionnelle. Thomas d’Aquin, dans une tension constitutive, distingue l’image comme signe — c’est la condition de l’adoration puisqu’elle renvoie à un prototype — et l’image comme chose — qui ne saurait être adorée sous peine d’idolâtrie (Baschet 2008). La notion de transitus constitue le centre de la théologie de l’image aux XIe-XIIe siècles, soit le processus d’élévation des choses visibles à la contemplation des choses invisibles. L’image n’est pas seulement une représentation, elle convoque une force, mais elle n’est pas non plus complète présence. Soulignant une tension dans cette mobilisation d’une présence jamais garantie, Jérôme Baschet emprunte à Jean-Pierre Vernant le terme de présentification (Vernant 1996) [15]

Si dans l’immédiat après-Vatican II, dont l’ambition était de « rendre l’Église présente au monde et son message sensible à la raison et au cœur de l’homme engagé dans la révolution technique du XXe siècle » (Wenger 1963, p. 39), l’Église prête cependant peu d’attention à la question de l’art contemporain, son introduction dans les bâtiments cultuels est inscrite dans le réglage des conditions contemporaines de possibilité et d’expression de la foi, des modalités d’engendrement de présence (Latour 2002) et de reconfiguration des modalités d’attention. Ou l’art contemporain comme une manière de lier un pouvoir d’affecter du sensible et un pouvoir de signification, mais aussi de prendre place et poids dans les opérations de configuration du lieu à venir — une église plutôt qu’une chapelle —, comme de construire une possible alliance avec l’État culturel.

Localement cette question de l’art est de plus réinscrite dans deux espaces. Avec un recours à la création artistique — c’est le vitrail qui est évoqué [16] — se joue d’abord l’inscription de la nouvelle église dans une histoire régionale dont la singularité reposerait sur l’histoire de l’église Saint-Michel des Bréseux, petit village du Haut – Doubs où les vitraux — les premiers non figuratifs en France, installés entre 1948 et 1950 — ont été imaginés par Alfred Manessier, et l’histoire particulière de la commission diocésaine d’Art sacré avec la réalisation non seulement des Bréseux, mais aussi la construction de la chapelle de Ronchamp par Le Corbusier, et la décoration de l’église d’Audincourt par Léger et Bazaine [17].

Ensuite c’est la question de l’espace autographique qui est posée. S’il arrive que l’église détruite puisse être présentée comme banale ou sans positivité esthétique, la prévision du nouvel édifice peut être dans le registre de l’œuvre, architecturale et/ou artistique. Le régime autographique permet d’installer l’église dans une dignité esthétique et une identité incorporées dans son propre objet. Alors, par son exceptionnalité, elle mériterait, pour les touristes, de faire un « détour » sans préjuger de l’existence ni des modalités de leurs expériences religieuses, et par conséquent du pouvoir de significations du nouveau lieu [18]. Recourir à la création contemporaine dans les bâtiments ecclésiaux — dont la réception a parfois été conflictuelle [19] — c’est aussi rebattre la question des modalités des relations entre artistes, communauté des croyants et habitants.

 Le régime de visée démocratique.

Enfin est inauguré un régime de visée démocratique par les élus municipaux quand ils entendent prendre en compte les désirs de la population à propos de l’avenir de l’église. Les tentatives de les mettre en forme sont au nombre de trois : la parole des élus eux-mêmes dans les conditions de la démocratie représentative, une « réunion de concertation » où une quarantaine de personnes présentes le 24 octobre 2018 ont pu « donner leur avis sur le futur du bâtiment », la diffusion d’un questionnaire fermé en avril et mai 2019 par lequel une possibilité d’« apporter leur point de vue sur le futur de ce bâtiment ainsi que de son usage » est aussi donnée aux habitants qui n’ont pu être là. L’emploi du terme désir permet de souligner une forme de dépolitisation dans la mesure où la portée des effets de ces désirs n’est pas réglée. Plus tard, le 3 octobre 2020, prédiction sera faite qu’il y aura « inévitablement » des mécontents, qu’« on ne peut pas contenter tout le monde ».

Pour autant, à la réunion de décembre 2019, la population a été à plusieurs reprises convoquée via les mentions d’un questionnaire et d’une réunion publique tenue en octobre 2018. De cette dernière, il reste des post-its affichés dans la salle du conseil municipal qui indiquent les nœuds du débat ou ses points de fracture ; et aussi sa critique comme moment d’exercice d’un pouvoir subi ou d’une manipulation. Les résultats de ces deux dispositifs permettent d’avancer qu’elle souhaite majoritairement « que quelque chose soit reconstruit ». Reste la question de la forme  : si une reconstruction « quasi à l’identique » [20] est une position minoritaire même si elle n’est pas négligeable, les autres réponses se partagent entre les volontés d’une chapelle parfois au milieu du cimetière réaménagé ou entourée de quelques arbres ou encore équipée d’une horloge et de cloches, d’une église différente — plus petite quand cela est spécifié —, une église « seulement » ou une salle ouverte à d’autres usages. Mention peut être faite des coûts et de leur méconnaissance à ce moment-là. Aussi certaines réponses appellent à la mobilisation via la création d’une association et d’une souscription à l’imitation de Notre-Dame de Paris, à la consolidation des ruines ou encore, pragmatiques, à faire en fonction de l’état des murs et de l’indemnité versée par l’assurance, soit une autre modalité d’inscription des désirs de la reconstruction qui n’est pas sans rappeler les modalités d’une gouvernementalité biopolitique (Deleuze 2003).

 L’attente.

Ces trois encodages portent alors sur un objet au statut doublement incertain.

Les effets de l’incendie sur la sacralité de ce qu’il reste de l’édifice sont discutés, son statut rituel et liturgique incertain. À ce moment-là, à la fin de 2019, avons-nous encore à faire avec une église et le prêtre de la paroisse en serait-il toujours l’affectataire ? En absence d’église, parfois la messe a été célébrée dans la salle des fêtes. « Ce n’est pas pareil » disent certains des participants. Dans « ce n’est pas pareil », c’est d’abord une double absence qui est repérable, celle de la consécration du bâtiment dans lequel se tient la célébration, celle d’un édifice qui incarne la vie communautaire des croyants. Ensuite la circulation des affects diffère, sans que cela ne soit réellement explicable. La présence d’une « simple croix » sur une table, d’un calice et de « deux burettes » n’y suffit pas. Au contraire d’une église, une salle n’est « pas faite pour se recueillir ». « Dans une salle j’estime que ce n’est pas une messe, ce n’est pas comparable. » Cela ne peut s’expliquer, mais le régime d’attention et l’état de réceptivité diffèrent. Cette interrogation sur la capacité dispositionnelle du lieu de culte — déjà abordée via les questions de l’art et de la spatialisation du rite — est portée aussi pour l’église à venir. La question posée là – comme en réduction puisqu’elle court au long de l’histoire occidentale — est double, celle de l’organologie [21] nécessaire pour rendre possible la présence d’une surnature d’une part ; d’autre part la communauté du mode opératoire cognitif de l’architecte, des principes d’organisation du rite et des dispositions autorisées par la matérialité du bâtiment. Soit le partage d’un même schème fondamental qui s’actualise dans « la logique spécifique » (Bourdieu 1975) de différentes pratiques.

Dans la valse concurrentielle des expertises présentes ou la liste de celles qu’il s’agit de mobiliser, l’une d’entre elles fait particulièrement défaut parce qu’elle est un point de passage obligé (Callon 1986) pour s’engager en mode plan [22] dans l’église à venir, soit l’articulation entre des capacités d’agir, des modes de coordination et le réglage de dispositifs et finalités d’intervention. Au cours de la réunion du 12 décembre 2019, plusieurs modalités d’une telle expertise sont évoquées ou même plusieurs expertises déjà faites — deux, contradictoires — l’une d’entre elles étant qualifiée comme plus fiable que l’autre. Cette dernière conclut à l’impossibilité d’un « réemploi structurel » des ruines et souligne l’état de « péril imminent » du clocher. Par la suite, une troisième expertise sera effectuée — elle conclura à l’altération des pierres et des murs par la chaleur qui les rend impropres à servir d’appui pour une reconstruction — puis de façon parallèle une quatrième, sans que huit mois après la réunion, en 2020, un consensus politique sur la solidité et le devenir des murs restants ne soit assuré. « Alors s’il faut écouter les experts ! ».

Parce qu’il vient suspendre le temps comme le moment consécutif de la décision, le défaut d’une expertise consensuelle — qui permettrait de répondre à la question du réusage possible ou non des murs restants après l’incendie — fait aussi obstacle à toute pensée de ce qui viendrait matériellement prendre la place des ruines, et des relations que l’on pourrait entretenir avec cet à-venir. L’incertitude et l’indécision — à ce moment-là — quant aux murs sur lesquels sera construite l’église à venir, modifient considérablement les conditions de son futur et cantonnent au constat d’une fin dont on ne sait pas très bien à quoi elle correspond d’ailleurs et quel est son périmètre.

 L’absence d’une expérience.

D’une certaine manière il y a, avec et au-delà des questions de l’expertise et d’un consensus sur celle-ci, une autre grande absente dans ce débat, l’expérience religieuse. Ce qui est présent, autour de la table de la réunion de décembre 2019, est ce qui relève du contour et de la logistique, ce qui doit permettre de donner consistance aux êtres religieux dans une expérience tout à la fois singulière et collective, sans trop s’attarder sur l’expérience religieuse en soi dont on pourrait se passer pour ne discuter que l’entour et l’armature matériels [23] alors que le fait de « reprendre » — la réparer, la reconstruire — l’église produit des énonciations, qui elles aussi se donnent dans le régime de la vérité (Balibar 2020), de ce qu’est une pratique religieuse, ou plus largement une pratique habitante d’un édifice religieux. C’est comme s’il fallait vite reconstruire, rapidement appeler des exemples extérieurs et si possible présentables comme exemplaires, et convoquer la population là aussi sur les marges du projet c’est-à-dire convoquer les formes plus que le sens. Certains experts ont d’ailleurs pu contester le principe de l’inscription spatiale d’une pratique religieuse : « Mais ils ont si peu confiance en leur communauté pour dire : “il n’y a plus d’église je n’existe plus” ».

 Esthétique 1. Le cimetière interdit.

Par esthétique il faut entendre ici une activité de codification du sensible, la façon dont des choses, des évènements sont pourvus d’un sens et deviennent ainsi intelligibles [24].

« Je veux voir si mon papa il va bien ». L’histoire de cette petite fille qui se présente, avec son grand-père, au cimetière, ou plutôt à ceux qui en interdisent l’accès, nous a beaucoup été racontée. On pourrait y voir une opération d’amplification narrative de la douleur représentée par l’interdiction, appuyée sur le motif qu’il s’agit d’une enfant d’une part et d’un père tragiquement décédé de l’autre. Mais aussi, devant la douleur des autres, la difficulté qu’a été la décision de l’interdire, ou encore des tactiques d’évitements personnels de la narration de ses propres relations avec les morts.

« Je veux voir si mon papa il va bien » dit simplement, de façon paradigmatique, l’une des modalités des relations avec les morts ; il s’agit de prendre soin d’eux et pour cela de leurs nouvelles. Petite-fille et grand-père entreront dans le cimetière, ce qui ne suscite aucune critique contrairement à d’autres que l’on juge venus davantage pour récupérer des objets — des ornements funéraires — que pour s’informer des êtres qui y sont présents.

 Une centralité.

À propos du cimetière de Menton cité par Michel Foucault [25], Alain Brossat revient sur deux points de la fonction hétérotopique du lieu : point d’inversion des normes et des conduites, excentration du point de vue des logiques de territoire (Brossat 2010). Le cimetière doubiste, contrairement à l’azuréen et plus généralement à ceux qui ont été mis hors des villes, est une centralité topographique, au cœur du village, autour de l’église, tout près de la mairie, de la fromagerie. Entre ces deux dernières, le monument aux morts [26]. Montant la rue depuis les ruines cultuelles et la collection de sépultures, un poilu apparaît sur le fond du ciel, en marche et le fusil en bandoulière. Tout est là affaire de relation entre le visible et l’invisible, encore. Alors que des vaches, ce jour-là de terrain, tranquillement poussées par un Fendt 411 vert, descendent la Rue de l’église.

« Le cimetière fait le tour » ou « tout le tour » de l’église. Ou c’est l’église qui est « au milieu du cimetière ». Cet emplacement, pour certains, suffit à justifier une reconstruction là et une opposition à son déplacement à l’extérieur de l’emprise du champ funéraire, par exemple sur un terrain communal, de l’autre côté de la rue. Peu importe même que l’église soit refaite plus petite, qu’elle soit bâtie à l’aide de nouveaux matériaux, que la charpente soit en lamellé-collé ou en béton comme celle, ininflammable, des cathédrales reconstruites de Reims et de Nantes, que ce soit « un style d’église autre » ou même qu’elle soit modulable selon l’affluence. Son sort topographique est comme scellé et si elle n’avait pas été au milieu de restes humains, il aurait été envisageable de la déplacer. Elle est comme capturée par le cimetière devenu centralité dans des opérations discursives de qualification des lieux et de leur devenir. Ils sont désormais indissociables.

Pour l’Église catholique, du point de vue théologique et de la réflexion ecclésiologique, la situation est quasi-idéale, en ce que le cimetière fait partie de la chaîne d’associations entre l’église terrestre et l’église céleste, les corps sont « sur terre » et « les morts sont au ciel ». La conjonction topographique permet de « faire le lien », elle est l’un des connecteurs qui construisent la communauté des croyants, morts ou vifs, tout comme l’église l’est pour ceux d’entre eux qui sont vivants [27]. Et c’est du réaménagement du cimetière dont ces derniers peuvent alors parler : installation de bancs, construction d’un columbarium, proposition de planter différentes espèces végétales. Bref en faire un lieu agréable où venir, d’autant que c’est dans les enterrements futurs que la nouvelle église risque de trouver son usage principal. C’est à l’aune de leur public et de son importance que la jauge du bâtiment est discutable. Et puis le cimetière sert à tous, croyants ou non croyants, on y finit ou l’on y vient, il est un espace public, aussi un état-civil à ciel ouvert.

Plus que l’Église, c’est lui qui a pu et peut être l’objet premier de l’émotion causée par l’incendie, et du côté de la réunion décembriste il y aurait comme un défaut d’adressage (Latour 2012, p. 196). L’interdiction de son accès, bien sûr pendant, mais aussi après l’incendie, a provoqué de l’inquiétude s’agissant de l’état physique des tombes, touchées par le feu, aux lettres dorées fondues et à l’éclat perdu, aussi plus tard quand des pierres se détachant des ruines seront pensées comme une menace pour l’intégrité du mobilier funéraire. Mais plus que des cadavres ce sont bien des morts dont il est question, avec lesquels l’on entretient des relations, non seulement dans le cadre de pratiques religieuses qui engendrent une communauté de croyance, mais aussi avec lesquels il est possible de faire commerce, en allant régulièrement les « voir », seul ou en faisant des sépultures le lieu ou l’étape d’une promenade familiale dominicale. Certains y vont plusieurs fois par semaine. La visite aux morts contribue à faire tenir leur part vivante. Même si l’on reconnaît aisément qu’il est possible d’y penser sans y aller, elle est une opération d’intensification de leur présence comme des intentions, des émotions ou des désirs qu’on leur prête. « Les morts en appellent aux vivants pour qu’ils réveillent les morts » écrivait Daniel Bensaïd dans un livre sur Walter Benjamin (Bensaïd 1990, p. 23).

 Une surface d’inscription.

La fermeture du cimetière a été à l’origine de tensions et d’incompréhensions, un aménagement temporaire — un escalier de bois qui permet de franchir l’un des murs — parfois critiqué pour son peu de praticité, particulièrement pour les personnes âgées. « Ça a frustré les gens ». Aller voir si un mort va bien, le visiter alors que l’on n’était pas en si bons termes avec lui, passer sur une tombe à la fin d’une réunion de famille, tout cela ne demande pas explication, cela se fait, s’agence et se pense à partir des effets, mais ne peut s’expliciter tout comme s’éprouve ce que font faire des bâtiments sur l’acte de croire.

Il s’agit de maintenir un lien complémentaire à ceux que l’on peut percevoir dans l’organisation de l’emplacement des morts et qui par là même se trouvent actualisés. Les tombes se voisinent, les parents et un enfant, un fils sur son père, des caveaux de famille où s’empilent des générations. Paul, Jeanne, Roger. Édouard, Marie, Gaston. Des noms accolés au-dessus de prénoms… Parfois une photo qui vient comme spécifier l’individu disparu. Des patronymes circulent et viennent relier entre elles les tombes, certains dominent — cinq d’entre eux regroupent 98 des 232 morts enterrés dénombrés en 2011 par un habitant — entre lesquels se devinent, à la lecture des stèles, des entrelacements matrimoniaux. Là se lit la partition d’appartenance et la bilatéralité des épouses. Aussi, pour certains habitants, la désignation d’un entre-soi et d’un impossible détachement du lieu. « Pour beaucoup de gens du village dont les morts sont enterrés, c’est une surface qu’il ne faut pas toucher. » Et en contre point : « Je ne me sens pas forcément d’ici au point à vouloir être enterré ici ».

De l’autre côté de l’église, dans « l’allée gauche », une série de croix à la peinture blanche écaillée, chacune plantée dans un rectangle de gravier délimité par un muret de ciment, blanc lui aussi. Des attributs de tombes d’enfants, de rares accessoires funéraires usés par le temps et qui peuvent dire une relation — « notre loulou » —, des angelots, un crucifix brisé, parfois l’absence criante de noms, voire des occupants inconnus. Aussi quelques soldats morts en 1918. Dans le nord du cimetière s’est inscrite l’histoire d’un sanatorium soignant des blessés de la Première Guerre mondiale, devenu préventorium pour jeunes filles puis institut médico-pédagogique. Bref des malades et des étrangers aux réseaux de parenté et histoires familiales du village, des sans-patronymes, des cadavres plus que des morts. Sur les registres de recensement de la population du début du XXe siècle, seul figure le personnel soignant de l’établissement médical et les tombes semblent être l’objet de peu ou de pas d’attentions. Lu comme une archive, un cimetière « ça raconte les gens du pays », autant s’agissant des structures familiales que des opérations de départage [28] d’appartenance. Comme la précipitation d’une histoire, il confère de l’historicité à un groupe d’habitants.

Source : F. Herman, 2020.

 Un lieu d’articulation.

Alors que pour certains des experts mobilisés pour la reconstruction, le cimetière est une contrainte ou un contexte ; rétabli dans une centralité et permettant de faire collectif avec des êtres invisibles [29], il devient convertisseur de programme architectural, dans le sens où, au moment de configurer l’église à venir, l’emplacement même détermine ses futurs fonctions et usages. Le mode d’engagement de ce qui est à venir est articulé au collectif formé avec les morts. Comment en faire un lieu où des activités profanes pourraient se dérouler au risque de venir les offenser et troubler les relations que l’on entretient avec eux ? Du moins faut-il réguler ces activités profanes, on ne peut faire dans le bâtiment à venir, à titre d’images convoquées, « un garage, un cinéma, un court de tennis », même si une polyvalence du lieu à venir peut être acceptée. « Ce n’est pas un lieu où tu fais la fête. » [30]

 L’opérateur d’un départage.

L’incendie de l’église est un évènement d’intensification de la présence des morts qui alors prolifèrent et il crée un milieu favorable à certaines formes de commerce avec eux, par lesquelles ils se voient doter d’un pouvoir d’attestation et de légitimation. Ici le cimetière est l’opérateur d’un départage par certains des habitants de Villeneuve d’Amont entre ceux qui sont d’ici et ceux qui n’en sont pas, c’est-à-dire entre ceux qui « ont des morts » au cimetière et ceux qui en sont démunis. La présence des siens dans le champ funéraire vaut certificat d’autochtonie, et l’éventuelle appartenance au lieu passe par les alliances matrimoniales pour ceux qui n’ont pas d’ancêtres propres enterrés là.

Le thème du cimetière et des morts est connu, et il a pu dans son histoire être sinistre, transformé en point d’appui de la production du « français raciné » [31] et d’une conscience nationale (Barrès 1899, Brossat 2013) [32]. Localement, ou quasi localement, le thème du cimetière comme centralité n’est pas propre à cette commune, il s’inscrit dans une matrice discursive [33], manière d’une conjonction logique dans une fondation et une existence que l’on fait reposer sur le processus de sa propre genèse (Détienne 2003).

En 2020, à Villeneuve, un groupe social et territorialisé opère donc un départage entre ceux qui sont d’ici et ceux qui n’en sont pas, en prenant appui sur un objet, menacé par l’incendie et au final peu touché, mais central topographiquement et dans la matrice discursive de l’appartenance. Loin d’être un point d’inversion des normes et des conduites, le cimetière se voit confier le rôle d’attestation. À ceux qui, au nom de la modernité, s’en étonnent, il convient de rappeler qu’un tel départage entre « ceux qui, dans nos sociétés, occupent fantasmatiquement la place de l’autochtone et tous les autres est l’un des plus décisifs, les plus efficaces et fonctionnels parmi ces “gestes” du gouvernement des vivants » (Brossat 2012, p. 75). Ceux qui se disent être d’ici et vivent dans le même pays que leurs ancêtres revendiquent la vérité, l’authenticité, la légitimité de la narration de l’évènement de l’incendie, de ce qui a été affecté dans les intériorités comme dans les extériorités, des moyens d’y remédier et des modalités matérielles de la réparation. Ceux qui n’en sont pas sont réputés incapables d’un accès à la vérité de l’incendie. « Il y a des gens qui n’ont pas de défunts au cimetière et ça joue énormément. » Un régime de véridiction se construit donc en parlant à partir du cimetière, devenu un véritable laboratoire soit « un lieu bien situé pour extraire les propriétés “attribuées” aux objets » (Thévenot 1993, p. 86), précisément à ce que fait une église qui brûle, aux savoirs nécessaires pour l’expertiser et la reconstruire.

Cette revendication peut être jugée brutale en ce qu’elle produit des êtres défectifs — ceux qui « ne peuvent comprendre » ce qui s’est passé — et des dispositifs de conviction qui peuvent s’inscrire dans une forme de violence qui affecte la civilité des espaces de débat. « Ils mettent tellement de doute qu’on n’ose plus y aller… » La rupture d’une communauté des affects et d’une forme de cognition vient briser ce qui serait de l’ordre d’un état de paix et de félicité (Lordon 2013), à moins qu’elle ne vienne entériner l’inexistence préexistante de ce mode de régulation des rapports sociaux. Pour autant tous ceux qui se revendiquent être d’ici n’ont pas la même version de l’église à venir.

 Une brèche dissensuelle.

L’incendie ouvre comme une « brèche dans l’opposition entre l’être et le non-être » (Bloch 1993), ou du moins l’amplifie et la rend visible. Évidemment une telle demande vient heurter de plein fouet le positivisme comtien et son culte du souvenir substitué à l’au-delà, comme la prescription de l’obligation d’un travail de deuil devenue une doxa de la nécessité de se séparer des morts, appuyée sur la diffusion de la conception freudienne du deuil comme sur la privatisation de la mort (Molinié 2006). Mais ce qui s’invite dans le débat autour de la reconstruction de l’église, au grand désespoir de l’ingénierie sociale, ce sont bien les morts et les relations construites avec les défunts. Soit leur existence comme être sociaux alors que celle-ci « reste suspendue dès que le regard de l’ethnologue porte sur notre ancien monde » (Fabre 1987), qu’elle est réservée aux sociétés dites exotiques et que depuis le XIXe siècle c’est plutôt la conversion des morts en cadavres qui est à l’œuvre (Foucault 1963).

 Esthétique 2. L’incendie.

Si l’esthétique du cimetière révèle ici du dissensus, avec la scène originelle, et finale de ce texte, soit l’incendie, elle se fait plus commune.

 Motifs narratifs.

Si les mises en récits de l’évènement sont à la fois singulières, propres à chacun de ceux que nous avons rencontrés, pour autant, il y a entre elles des parentés, des régularités, des récurrences qui finissent par dessiner l’espace organologique de l’édifice disparu entre singularité du jour de l’incendie, surgissement d’une nouvelle scène, variations d’intensité des affects et recherche des causes.

La première de ces récurrences consiste en la temporalité de ce jour caractérisé comme singulier avant l’incendie déjà. Quelques instants auparavant l’église avait été utilisée pour célébrer une messe, ce qui est devenu rare, et un baptême, ce qui n’était pas arrivé depuis longtemps. Hormis les offices particuliers à l’occasion de baptêmes, de mariages et d’enterrements, et à côté de la célébration pour la Saint – Antoine, saint patron du village, le nombre de messes dites là est jugé minime. « Trois ou quatre », « une par trimestre », « tous les 36 du mois ». Enfin cette messe – ci a été jugée très belle et à son terme, une pratiquante a pris en photo l’église et la bannière de Saint-Antoine désormais disparues.

Peu de temps sépare célébrations et incendie et ils s’enchaînent rapidement en une seule unité temporelle. À cela il faut ajouter la chaleur au dehors de l’église, mais aussi dans le bâtiment, avant et durant la messe. Pour autant celle-ci est relativisée, rapportée à la chaleur extérieure et comparée aux températures d’autres bâtiments religieux récemment fréquentés, église ou abbaye. « Il y avait la fête au village, la ferme juste à côté et il y en a qui ont commencé à dire : l’église commence à brûler. On est tous sortis. On mangeait à peine, les tuiles craquaient de partout. » La messe est célébrée à l’occasion d’une opération organisée annuellement par les Jeunes Agriculteurs du Doubs, « Dimanche à la ferme ». Dans une ferme, donc, à proximité de l’église un barbecue est installé. Chaleur et sécheresse conduisent à prendre des précautions et anticiper d’éventuels risques d’incendie. Le sol est régulièrement arrosé. En réponse à des instructions préfectorales, l’église reste ouverte pour offrir la possibilité de venir y « trouver du frais » et se mettre à l’ombre.

Usage liturgique de l’église, situation météorologique, tenue d’une fête et comme une prémonition viennent caractériser cette singularité du jour, tout à la fois précédant l’évènement et énoncée après lui.

Avec l’incendie surgissent une nouvelle scène et des êtres originaux. D’abord l’incendie lui-même caractérisé par son intensité, sa rapidité et le danger de son expansion aux maisons voisines, ce qu’il a fini en partie par faire. L’embrasement rapide et l’impact produit, la vitesse avec laquelle les flammes, avec pour alliées le vent et la chaleur, gagnent en intensité font que le feu semble avoir toujours un temps d’avance sur ceux qui le combattent au point que les pompiers auraient envisagé de lui laisser le quartier pour reprendre l’avantage.

La qualité dont alors les humains se dotent est celle de l’impuissance — « le feu à un moment donné c’est vrai qu’on le regarde », « il n’y avait plus rien à faire » — et le quartier de l’église se voit pensé du point de vue de l’incendie qui arrive, vulnérable : plus haut que l’église, sous le vent, et aux maisons mitoyennes.

Les humains apparaissent alors passibles, c’est-à-dire susceptibles d’être troublés et affectés, comme d’entrer en transaction avec l’évènement de façon à en faire une expérience (Quéré 2006). Celle-ci peut s’exprimer sous le vocabulaire du choc — c’est un coup que l’on reçoit — et du chaos produit par la violence de l’évènement, son caractère inattendu et irruptif, le contraste avec la fête déjà là et l’usage immédiatement précédent de l’église, la proximité dans laquelle on se trouve avec lui. Aussi la peur en relation avec le danger d’extension et la perte — quelque chose qui s’en va — que l’on anticipe par le geste de vouloir sauver, parfois dans une tension avec les pompiers que l’on juge inefficaces. Le mot traumatisme est assez peu employé, il l’est surtout par ceux qui n’y étaient pas ou se construisent comme des observateurs de la situation. Le choc est doté d’une permanence, il continue à travailler au-delà de l’évènement, et à diverses occasions : à la vue des ruines qu’on les ait quotidiennement sous les yeux, que l’on passe devant ou les aperçoive depuis la route départementale, à la recherche de l’heure et des sons habituels, à la visite d’autres églises parfois vues à l’aune de leur vulnérabilité. Le trouble dépend du sens donné à l’incendie [34].

Raconter l’incendie est l’occasion de subjectivations i.e. de façons progressives par lesquelles se construit un rapport personnel et intime à la surnature, une existence croyante à laquelle le pouvoir ecclésial ne répond pas entièrement — en suscitant un « désir d’individualité » (Foucault 2004, p. 237) — comme l’expérience religieuse semblait aux pourtours de la réunion décembriste. La question des causes et raisons divines peut alors se poser ou introduire des doutes, et le dogme de l’indéfectibilité du Christ pour l’Église remis de fait en cause ou discuté : « Pourquoi Dieu a-t-il permis cela ? », « Pourquoi il n’a pas protégé son église ? » ou bien « Dieu n’aurait pas permis cela ! ». Mais aussi, à l’inverse, des certitudes peuvent se renforcer, le déclenchement de l’incendie dans un moment postérieur à une présence humaine devient alors le signe de la protection divine. Il peut aussi être pensé comme une épreuve envoyée par Dieu.

Ces opérations de subjectivation ne sont pas le seul fait des croyants ou ne touchent pas seulement à l’espace du croire. La narration de l’incendie est l’occasion de dessiner le système de coordonnées dans lequel il y a installation comme sujet, sur les différents plans que sont le groupe social territorial, l’écoulement du temps et ses scansions, le rapport à la « nature »…

Au cours de l’évènement même, l’intensité a pu varier atteignant son paroxysme avec la disparition de l’orgue, mais plus encore avec la chute du clocher alors caractérisé par sa hauteur « impressionnante » et sa « beauté », et celle consécutive du coq posé sur un pivot surmontant une flèche sur la route devant l’église. Le sort de la girouette qui, dans les récits, peut être associée aux gestes humains de sa pose ou de sa réparation à la suite d’une chute antérieure, semble sceller celui de l’église. Dans la dynamique de l’incendie, le mouvement de « décapitation » en est une métonymie. Le débat sur l’état des murs, et ce qui peut être conservé, se concentre d’ailleurs sur les ruines du clocher qu’il a fallu araser pour des raisons de sécurité. Comme s’il était tout à la fois, l’ultime reste possible — « L’église en elle-même d’accord, mais le porche et le clocher sont en très bon état au niveau pierres » —, le lieu d’investissement d’une contre-expertise revendiquant une place hors du champ rétributif et pensée dans la mobilisation de savoirs issus de la familiarité locale et de l’action durant et après l’incendie, de la fréquentation des choses patrimoniales et de l’expérience concrète de savoirs d’expérience comme légitimité d’un contre-programme d’actions — « Moi je suis persuadé que la partie la plus abîmée c’est l’église derrière, là d’accord, mais nous on a étudié les murs du porche, la structure porche et clocher est saine, c’est certain » —, ou encore la raison de la construction d’un rapport de force — « Les habitants de Villeneuve s’ils voyaient leur clocher dans un tas de déblais, je pense que ça se passera mal, pour vous élus aussi ».

Certaines images, prégnantes, ont largement circulé ou ont été mises en avant par les paroles ou les clichés. Ainsi celle de la chute du clocher, plus tard mise en rapport avec celle de la flèche de de Notre-Dame de Paris qui commence par pencher avant de tomber, créant un instant jugé particulier. L’incendie parisien est postérieur, mais joue comme l’embrayeur d’une remémoration quasi obligée de l’incendie local — « l’incendie de Notre-Dame a un petit peu ravivé tout ça ». Des photos de l’un et de l’autre sont conservées, comparées.

L’incendie est aussi un « spectacle » qui pourrait bien toucher au sublime, mêlant horreur et plaisir (Burke 1973, p. 31). « Je suis venu voir » dit un habitant d’une commune proche. De « belles photos » sont faites. Dans le temps de l’incendie, tandis que le correspondant du journal régional se pressait pour aller envoyer ses cliches au journal, des images de l’église en feu et des messages avaient déjà circulé.

Le quatrième motif narratif de l’incendie consiste en la recherche ou la désignation de ses causes. « Un incendie détermine un incendiaire presque aussi fatalement qu’un incendiaire allume un incendie » écrivait Gaston Bachelard (Bachelard 1949, p. 31). L’état général des installations des églises du diocèse et le non-respect des normes concernant les établissements accueillant du public peuvent être pointés, mais aussi des signes avant-coureurs de l’incendie comme un tableau électrique et un système d’éclairage qui prennent feu, l’impossibilité de faire sonner mécaniquement les cloches le matin de l’incendie, un vitrail dont on a remarqué durant l’office qu’il a changé de position, l’odeur de la chaleur ou de la poussière qui brûle. L’hypothèse de la foudre, alors tombée sur les maisons alentour quelque temps auparavant, est posée. Au-delà la répétition des malheurs [35] est interrogée puisque se sont succédés en quelques mois, non seulement l’incendie de l’église, mais aussi celui d’une grosse ferme, ainsi qu’une mini-tornade qui traverse la Rue de l’église en découvrant les toits et faisant, comme l’incendie, voler les tuiles. « Ça fait beaucoup ». L’hypothèse criminelle est évoquée s’agissant des feux, d’autres suggérées ou dites comme des questions posées depuis l’extérieur — « à Villeneuve, qu’est-ce que vous faites pour mériter cela ? » —, prennent les trois évènements sous le regard de l’incendie.

 Rétentions.

Avec les récits par lesquels se produit un engagement comme locuteur, mais aussi celui de parents ou d’autres encore qui y sont convoqués, l’église est la surface d’inscription de souvenirs personnels : les rites de passage dans la vie d’un catholique, le rôle qu’on a pu tenir dans le culte ou les bêtises qu’enfant on y a faites, la beauté de certaines cérémonies qui viennent scander l’année liturgique, l’entremêlement de la vie rituelle et de la vie sociale… Sur le plan organologique, l’objet de la perte est la béquille et l’instrument de la rétention d’évènements et d’humains, de moments passés et d’êtres morts. L’église est inscrite dans les histoires familiales et personnelles. Plus que disparition d’un bâti, l’incendie a affecté l’histoire du village. D’abord il fera date bien sûr, mais aussi parce que plus généralement le bâtiment incarne ou renvoie à cette histoire dont il est l’un des éléments. En cela parfois il est rapporté ou conjoint avec un monde perdu où l’interconnaissance et l’intensité des relations sociales locales étaient la règle.

En ce sens l’église, comme le cimetière, avec qui elle a partie liée et qui dans cette fonction l’absorbe, est archive, inscription externe au même titre que l’imprimerie, l’impression, l’encre et le papier. Ils sont rétentions tertiaires soit des hypomnémata [36].

Les récits provoqués par l’incendie font faire et opèrent des passages entre rétentions secondaires (les souvenirs) et rétentions primaires (ce qui arrive à la conscience dans le moment qui passe) (Stiegler 1994, 1996 et 2001). De l’église on bifurque aux vies qui l’ont traversée. Alors, l’église d’avant l’incendie ne sera jamais retrouvée et le registre de la présence est mis en faillite [37], celle à venir aura perdu tout caractère historique parce que des vies humaines ne l’auront pas patinée.

Au regard de certains pour qui le bâtiment incarne « le travail des ancêtres », ne pas le refaire à l’identique serait les « trahir ». Il y a là comme un désir d’effacement de l’évènement et de réparation d’une continuité avec ceux-ci. Ce fil de la permanence, à moins qu’il ne s’agisse de sauvetage du passé, peut se montrer ou s’illustrer à travers des photos de parents disparus prises devant l’église qui, malgré le temps passé, est « exactement la même ». C’est ce qui était encore, reste le cimetière et le devenir-primaire des rétentions, la possibilité de leurs inscriptions dans l’édifice à venir.

L’objet émotionnel peut être aussi de l’ordre de la fonction religieuse perdue soit celle du rassemblement de ceux qui croient et font pour cela communauté, qui ont besoin d’un bâtiment consacré dont la configuration matérielle et esthétique permet ou favorise, par les effets qu’elle produit, l’exercice spirituel et la présence d’une surnature. C’est la communauté des croyants qui là est première, l’église étant le moyen de la connexion et le lieu d’une expérience de croire, tout comme l’endroit où l’assemblée de ceux-ci se constitue et se produit. L’identification entre les pierres de l’église et les paroissiens comme pierres vivantes réunies est convoquée, parfois rapportée au rituel de dédicace des églises, ou simplement à l’idée de communauté et de « maison commune ».

Pour autant, le collectif affecté par l’incendie est plus large que celui de ceux qui croient. L’idée que l’église disparue constitue un « patrimoine du village » ne renvoie pas tant à l’idée d’une ancienneté matérielle ou à l’élaboration d’une datation du bâtiment qu’aux relations avec une portion d’espace qu’un collectif juge nécessaire pour exister et à la conception d’une église comme une composante incontournable de ce qui « fait » un village. Sans cette partie constituante, il n’existe pas ou ce n’en est pas vraiment un. La chute du clocher a valu décapitation de l’église, mais plus que cela, là aussi par métonymie, du village. Alain Corbin pointe, pour une période historique antérieure, la relation entre les cloches, leur importance et les phénomènes de marquage communautaire (Corbin 1994, p. 79). Il souligne la « force de l’attachement à un objet sacré, symbole de l’identité et de la cohésion de la communauté » (Corbin 1994, p. 267). La disparition de cet objet, et la tristesse qui l’accompagne, viennent redoubler la perte d’autres instances d’une « ruralité » jugée abandonnée par les institutions de pouvoir ce dont témoigne la disparition de services publics — « Il n’y a déjà plus guère d’école alors plus d’église… » — ou le déplacement et le changement d’échelle des institutions d’un gouvernement « au territoire ». La chute de l’église, si elle n’était pas reconstruite, viendrait corroborer celle d’un modèle social.

Ce sont donc les historicités de mondes sociaux qui viennent désigner celle du bâtiment. Dans ce régime ce n’est pas tant ce dernier qui est touché ou perdu, ou en jeu, ce sont plutôt des formes de leurs constitutions et leurs instruments. Par une opération de concentration fonctionnelle, la perte peut affecter une topographie religieuse qu’il constituait en relation avec un calvaire et la statue d’une vierge. Elle peut plus particulièrement consister en une partie du bâtiment, ainsi du clocher dont la disparition physique vient affecter la quotidienneté de son existence c’est-à-dire ce que l’on repère dans un après-coup. L’absence, tant physique que sonore ou d’une fonction de mesure du temps, vient dire la présence passée du clocher dans le paysage. Plutôt que de mesure du temps faudrait-il d’ailleurs parler d’indication de l’heure pour des habitants qui ont un travail « orienté par la tâche » pour reprendre E.  P. Thompson (Thompson 2009). Parfois la lecture du temps se faisait depuis une fenêtre dont l’emplacement avait été choisi pour cela. Certains, machinalement, regardent encore l’église. « Oh il n’y a plus d’heure » ou « Oh ne plus entendre l’angélus le matin ! ». D’autres consultent leur téléphone portable, ou ont acheté une montre ou encore installé un coq dans leur jardin.

 Mesures d’équivalences.

« D’une certaine manière moi j’ai relativisé vu qu’il n’y avait pas de victimes, pas de blessés, pas de morts, ça reste du matériel même si ce n’est pas un matériel normal. » Dans les récits de l’incendie se dessine un espace moral — dont l’organologie est plus l’incendie que l’église — qui s’institue par la comparaison des êtres et la gravité de leur affectation, ou non, par l’incendie. L’objet émotionnel d’abord se déporte vers le vivant, et l’essentiel de l’évènement consiste en l’absence de mort humaine. Il n’y avait personne dans l’église et il n’y a pas eu de victimes. L’opération est de relativisation et/ou d’interrogation morales ou éthiques sur le rapport entre les êtres et les choses, et leurs valeurs respectives. Parfois elle s’appuie sur l’incendie postérieur d’une autre ferme d’où il a fallu sortir quelqu’un. Une fois la comparaison entre humains et objets passée, l’opération peut se poursuivre à propos de la valeur respective des objets, et alors est discutée la singularité du bâtiment au regard des autres. Si pour certains il est celui d’un bâtiment ordinaire, pour d’autres, d’un usage collectif, il affecte un collectif d’humains. Enfin pour ceux qui croient, il s’agit d’un édifice avec qui et par lequel sont engagées des relations spécifiques.

« L’émotion était palpable ce jour-là il n’y a pas de doute. Ça touche au sacré, ce n’est pas un incendie quelconque, un incendie ça touche toujours, mais là c’est quand même particulier. » Dans cette singularité caractérisée par le sacré, il faut certes comprendre une dimension symbolique et ritualiste, mais plus généralement, pour paraphraser Clifford Geertz, la disparition partielle d’un vecteur de mise en forme de l’expérience quotidienne, sa routinisation et la production qu’il opère de la réalité (Geertz 1972, p. 22).

Dans les récits de l’incendie, ce sont des opérations de vectorisation qui sont à l’œuvre. Alors, le cimetière, épargné par les flammes, mais interdit de fréquentation, se voit désigné comme une centralité et l’opérateur d’un départage entre vivants dont les qualités sont indexées sur la présence des morts. Disons une “homotopie” par laquelle une partie du village produit, dans l’actualisation d’un geste politique banal, son extérieur. L’incendie fait surgir de nouveaux êtres, il produit de la passibilité et l’évènement devient surface d’inscription d’un espace moral. Enfin la dimension organologique de l’église réside dans la représentation de mondes sociaux présents ou passés, dans de multiples dimensions, comme dans les effets spirituels qu’elle produit.

Restent les encodages qui, d’un autre ordre, opèrent par épistémisation moderne soit par la grammatisation des situations i.e. la transformation en unités discrètes de la continuité des comportements et affects humains [38] — fonctionnalisme, traduction pauvre… —, par une extériorisation prédominante des enjeux — leur nationalisation, une expertise « qui vient de l’extérieur […] que ça plaise ou pas à ceux qui sont enterrés là-bas trois générations ou plus » [39] —, pour certains par le placement du passé de l’église après son présent et son futur.

Alors que recomposer l’église, i.e. une instance matérielle disparue, pourrait être une recomposition politique soit travaillant plutôt par les liens entretenus avec elle que par nationalisme architectural [40] soit un biais qui prend l’architecture à venir pour unité d’analyse et d’action.

Résumé

Alors que s’engage le processus de sa reconstruction à la fin de l’année 2019, il s’agit ici de saisir les registres et dispositifs par lesquels l’incendie d’une église au cœur de l’été 2018, dans le département du Doubs, se trouve converti en un problème public où opèrent des manières de le problématiser comme évènement et autorisation d’une reconstruction, et où surgit une série d’épreuves dans le cours desquelles les qualités des uns et des autres — l’église passée, le bâtiment à reconstruire, le cimetière, l’incendie, les habitants — sont incertaines et réactualisées. L’incendie, évènement singulier à plusieurs égards, engendre des humains passibles qui parfois s’engagent dans des processus de resubjectivation, de recherche en causes ou encore configurent une dimension organologique de l’église qui résidait dans la mise en présence de monde sociaux présents ou passés, et de mise en forme de l’expérience quotidienne. Dans le temps de l’indécision et de l’attente, avant même tout établissement de projet de ce qu’il va advenir des ruines, l’église à venir se trouve saisie par différents régimes (représentationnel, dispositionnel, à visée démocratique) d’identification de la perte que représentent les effets de l’incendie et de ce que doit être le bâtiment à venir. Le cimetière qui entourait l’édifice est objet premier de l’émotion. L’interdiction de sa fréquentation, pour des raisons de sécurité, vient rompre la continuité des relations entretenues avec les morts, et empêcher leur visite qui contribuait à faire tenir leur part vivante. Pour autant l’incendie, et les débats autour de la reconstruction, correspondent à des moments d’intensification de la présence de ces êtres invisibles, leur donnant une part première dans l’établissement d’une légitimité à dire ce qui est survenu, ce qui a été affecté comme ce qui doit advenir. L’espace cimetérial se voit désigné comme une centralité, l’opérateur d’un départage entre vivants et point de passage obligé d’un programme architectural de réparation.

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Notes

[1] Le travail de terrain a été mené avec Flavie Ailhaud. Je remercie pour leur relecture Jean-François Bert et Nayeli Palomo. Selon la formule consacrée, je suis seul responsable des lignes qui suivent.

[2] En septembre 2018, la municipalité l’a sollicité pour « l’accompagner dans la gestion du projet » et la direction régionale des Affaires culturelles lui a confié un rôle de « management » de celui-ci, pensé de son côté, dans un dépassement de la seule « reconstruction de l’église » disparue pour engager « la reconstruction d’une nouvelle église ».

[3] Si certains experts peuvent être plutôt identifiés comme mandatés et d’autres comme instituants, cette qualification doit plutôt être comprise en termes de polarités.

[4] Les trois sens du mot église, du moins dans le monde sémantique du christianisme, sont ainsi parcourus à tour de rôle.

[5] La loi de 1905 prévoit dans son article 17, que la visite des édifices et l’exposition des objets immobiliers classés seront publiques (Dieu 2016).

[6] Ce sont les propos d’un représentant du diocèse dans le cadre de la réunion, objet de cette première partie. Sauf mention contraire, les propos cités sont ceux d’habitants de Villeneuve dans le cours d’une enquête ethnologique réalisée sur le lieu. Nous sommes aussi revenus vers la plupart des participants de cette réunion pour des entretiens individuels.

[7] La question de l’exclusivité là avancée est discutée : « l’exclusivité de l’affectation cultuelle est une obligation pesant sur l’affectataire de l’édifice cultuel, c’est-à-dire l’association cultuelle et son desservant, et non sur le propriétaire de cet édifice, c’est-à-dire la personne publique (commune, ou État en général). Cette dernière peut en conséquence décider d’un usage non cultuel de l’édifice cultuel » (Dieu 2016).

[8] On s’interrogera sur l’expression « à perpétuité ».

[9] Un parallèle pourrait être dressé avec la littérature (Rancière 2007, p. 23).

[10] Le prêtre affectataire.

[11] Le prêtre affectataire.

[12] Là où dans le culte protestant un rôle central est attribué au chant (Lautmann 2000, Barbe et Sevin 2016).

[13] L’église Saint-François de Molitor, à Paris, est un bon exemple de la configuration de l’assemblée par l’autel.

[14] La bibliographie portant sur les relations entre le catholicisme, l’art et les images est particulièrement fournie. Nous n’en ferons pas ici une recension, nous contentant de renvoyer à quelques articles essentiels (Chazal 1974, Hameline 1996, Bœspflug 2004, Saint-Martin 2009) et à deux ouvrages (Hameline 1997, De Clerck 2005).

[15] Faisant du cas grec un cas privilégié, Vernant porte attention au moment « où, dans la culture grecque, la version est accomplie qui mène de la présentification de l’invisible à l’imitation de l’apparence », à la transformation du symbole qui actualise un être invisible à l’image qui entre dans la catégorie générale du « fictif ».

[16] Le vitrail a été un objet privilégié de l’intervention artistique en milieu ecclésial.

[17] Cf. par exemple Thibault 2004 et Flicoteaux 1999-2000.

[18] Encore que la question touristique puisse être posée d’un point de vue pastoral.

[19] Cf. par exemple Dufour 2004.

[20] C’est l’un des items du questionnaire.

[21] Dans son sens le plus restreint l’organologie désigne les opérations de classement et de description des instruments de musique. Nous inspirant de Stiegler (2013 par exemple), nous l’employons dans le sens d’une actualisation de relations entre des aspects physiologiques, sociaux et matériels, ici de la mise en présence d’une surnature et plus bas de l’incendie par le moyen de la narration.

[22] Soit la préparation d’objectifs en fonction de moyens et de ressources (Thévenot 2006).

[23] On pourrait faire ici le parallèle avec ce que dit M. Foucault de l’éthique sexuelle et des relations entre armature codificatrice et discours d’accompagnement de cette codification. (Foucault 2014, p. 232 sq.)

[24] Au sens donc de Jacques Rancière.

[25] Dans un texte et une émission célèbres, Foucault faisait du cimetière une hétérotopie (2009 et 2001, p. 1576).

[26] Soit les ancêtres, la surnature, le politique et la nation, la production de la plus-value économique.

[27] On pourrait aussi convoquer ici l’Épître de Paul aux Corinthiens qui, pour Latour renvoie à un rapport de révélation mutuelle entre Cité terrestre et Cité céleste (Latour 2015, p. 265).

[28] Soit un geste qui place en dehors du commun.

[29] Ce qui est incompréhensible pour les premiers (Latour 2015, p. 189).

[30] Une telle précaution n’est pas le propre de Villeneuve, en 1973 des préventions similaires étaient avancées à Minot par exemple où lors d’une année le bal monté à l’occasion de la fête patronale ouvrait ses portes sur le cimetière : « ce n’est pas bien, il faut respecter ». Ou encore par rapport au projet de transformation d’une halle en salles des fêtes : « C’est trop près du cimetière, cela ne va pas » (Zonabend 1973, p. 9).

[31] Sur cette question on se reportera avec bonheur à Détienne (2003 et 2010).

[32] On pourrait là dresser un fil avec Lavisse ou, d’une autre manière Braudel (Barbe 2011) ou Nora (Schrader 1994, Chouquer 2007a).

[33] Cf. par exemple Barbe 2009, Barbe et Blondeau 2006.

[34] « L’individu contribue à la définition de la situation à travers son système de valeurs, sa logique mentale. L’affectivité déployée en est la conséquence. Le sens est fondateur de l’émotion ressentie et non l’évènement. » (Le Breton 2004, p. 140).

[35] Cette question de la répétition du malheur peut s’inscrire dans l’interprétation, désormais classique, que Jeanne Favret-Saada fait de la sorcellerie (Favret-Saada 1977). La différence essentielle réside dans le fait que c’est ici un groupe qui est affecté et non un individu.

[36] Sur l’externalisation cf. Bernard Stiegler 1994, 1996 et 2001. Ainsi que Jacques Derrida 1995, p. 20-21 et 2003, p. 18.

[37] Un courrier de la commission diocésaine d’Art sacré le dit d’ailleurs. Il inscrit l’église dans le registre des souvenirs et invite la municipalité à engager une collection de photos. « Nous n’aurons plus que les souvenirs photographiques pris par les uns et les autres lors de fêtes religieuses. Nous vous suggérons de faire appel aux habitants […] pour vous adresser ces quelques photos reconstituant en partie l’histoire de cet édifice », Lettre à la municipalité, 12 août 2019. On remarquera, dans l’écriture, les effets de minorations : « quelques photos », « en partie ». Elle souligne le vide de l’empreinte.

[38] C’est le sens que donne Sylvain Auroux (1993) à ce terme : une analyse qui opère par discrétisation du continu. Il est repris par Bernard Stiegler s’agissant en particulier de la question de l’individuation.

[39] Un expert. Il y a là comme un condensé du grand récit habituel, du passage de l’obscurantisme — comment peut-on entretenir des relations avec des êtres qui seraient absent et dont il faut s’absenter — aux Lumières — la réalité et la nécessité de l’adaptation.

[40] J’emploie ici le terme nationalisme dans le sens où le fait, s’agissant de l’histoire du paysage, Gérard Chouquer (Chouquer 2007b).

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