Dans l’histoire du nucléaire français, les circonstances de la construction, du fonctionnement et de la fermeture de la centrale surgénératrice de Creys-Malville, dite Superphénix, sont tout à fait singulières. Construite sur une période d’environ dix années, connectée au réseau en 1986, la centrale était la première représentante de puissance d’une filière nucléaire au plutonium qui devait prendre le relais des réacteurs à l’uranium dès les années 1980. Le principe technique en était fascinant : le réacteur devait produire plus de plutonium qu’il n’en consommait. Bombardé par les neutrons rapides libérés par la fission du plutonium, l’uranium 238 fertile, présent dans le réacteur, se transformait à son tour en plutonium. Cette transmutation permettait au réacteur de produire son propre combustible, laissant entrevoir un futur libéré des incertitudes de l’approvisionnement en uranium de la filière nucléaire.
Cependant, dès l’annonce de sa construction, la centrale fut fortement contestée, devenant un symbole de la lutte antinucléaire. En 1997, le gouvernement Jospin fit le choix d’arrêter définitivement la centrale et de la démanteler. Scandalisés, les défenseurs de Superphénix virent dans cette décision le prix du ralliement des Verts à la « majorité plurielle » : l’installation aurait été une victime politique de la « marée verte » venue d’Allemagne (Bienvenu 1999). S’ensuivit une polémique sur la décision de fermeture, sa signification, sa légitimité, ses implications — au point qu’une commission d’enquête parlementaire fut créée (Bataille 1998).
Si Superphénix et la filière des neutrons rapides ont fait l’objet d’une vaste littérature de témoignage (Lebreton 1975, Comité universitaire et scientifique grenoblois pour l’arrêt du programme nucléaire 1976, Collectif 1977, Collectif d’enquête 1978, Groupement des scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire 1981, Vendryes 1997, Rivasi et Crié 1999) et d’un certain nombre d’études de sciences sociales (Finon 1989, Caradot 1995, Bataille 1998, Revol 2006, Jobert et Le Renard 2014), l’évolution de la place de l’installation dans le débat public après la décision de fermeture n’a pas été spécifiquement étudiée. Pourtant, le cas de Superphénix fournit un cas de « désaménagement » dont il existe peu d’exemples. La littérature s’est intéressée aux polémiques autour de la destruction des grands ensembles de logements (Veschambre 2008), mais il existe peu d’aperçus sur l’effacement de grandes infrastructures techniques. Ce sont surtout les conflits liés à leur création qui ont concentré l’attention : la construction d’une nouvelle piste d’aéroport (Faburel 2003, Lecourt et Faburel 2005), les impacts prévisibles de grands ouvrages hydrauliques (Bravard 1982), l’effet de l’implantation d’éoliennes (Nadaï et Labussière 2009) ou de lignes à haute tension sur le paysage (D’Alessandro-Scarpari, Rémy et November 2004, Labussière 2009).
Cet article se propose d’analyser l’évolution du débat public autour de Superphénix après la décision de fermeture. Nous faisons l’hypothèse que cette décision de « désaménagement » a modifié les termes et la trajectoire des débats antérieurs en remettant au premier plan l’inscription territoriale de l’infrastructure technique. Mais surtout, nous argumentons que le débat autour de la fermeture de Superphénix prend le triple aspect d’une polémique (sur l’opportunité et les modalités de la décision), d’un conflit (sur l’accompagnement social et économique de la fermeture) et d’une controverse (sur les effets induits sur le territoire par la disparition de la centrale). Ces trois termes sont d’usage courant en sciences sociales, mais leurs champs d’application respectifs sont souvent peu explicités. Le cas de Superphénix permet de proposer une clarification de l’usage et de la signification de ces termes, et surtout, une approche méthodologique explicite pour décrire les différentes formes et modalités du débat lui-même. En effet, pour éclairer le débat public à propos de la fermeture de Superphénix, nous analysons un corpus d’articles parus dans un titre de la presse régionale de 1997 à 2013 avec deux logiciels de textométrie. L’approche textométrique permet d’éclairer de manière systématique et inédite les trois aspects du débat public sur la fermeture de l’infrastructure, car elle permet de mettre en évidence à la fois les actions entreprises dans le conflit, les positions respectives des acteurs de la polémique, et les trames argumentatives qui alimentent la controverse. La contribution qu’espère faire cet article est donc double : d’une part, éclairer les enjeux publics nés des débats de « désaménagement » ; d’autre part, asseoir méthodologiquement l’usage de la presse pour l’analyse de ces débats. Cette étude a été complétée par les résultats d’un travail de terrain collectif d’une semaine, mené avec un groupe d’étudiants de l’École normale supérieure de Lyon en novembre 2012.
Après une présentation du cas et du cadre théorique, l’article présente les données (produites de 1997 à 2013) et les méthodes analytiques retenues. Les résultats sont présentés dans une troisième partie, avant la discussion de la quatrième partie.
Le territoire d’une controverse.
Une centrale ultramoderne et critiquée dans une région rurale.
Située au bord du Haut-Rhône, entre les « Terres Froides » et les premières parois du Bugey auxquelles elle fait face, la centrale de Creys-Malville apparaît comme un étrange objet dans cette région rurale (Figure 1). Ses dimensions, ses couleurs, la singularité de son architecture la placent à mi-chemin entre la construction sacrée et l’infrastructure industrielle (Bergé 2010). Le site est très beau (Figure 2) : tout autour, ce sont des champs, une petite polyculture ponctuée çà et là d’activités plus intensives — céréaliculture ou aviculture. Dans tout le canton de Morestel, on compte moins de 30 000 habitants, dont 4200 au chef-lieu et 1500 environ à Creys-Mépieu, la commune qui accueille la centrale. Pays de petits bourgs ruraux et de villages épars et soignés, le « pays des couleurs » (nom de la communauté de communes créée en 1986) semble un environnement bien improbable pour l’objet de haute technologie que constituait la centrale. On ne trouve guère alentour d’autre grande industrie que la cimenterie Vicat à Montalieu.
Dès le moment de sa création (décidée en 1974), la centrale a suscité des critiques nourries, qui appartiennent à trois registres distincts. Le premier registre portait sur la prise de décision : décidée de manière largement autoritaire et construite « à la hussarde » (Bataille 1998), sans concertation avec les élus locaux ni les populations résidentes, la centrale est rapidement devenue un symbole de l’exceptionnalité et de l’arbitraire des choix publics en matière de nucléaire. La mort d’un manifestant tué par la police en juillet 1977 a marqué de manière indélébile l’histoire de la centrale et du mouvement antinucléaire (Touraine et al. 1980). Au niveau local et dans les associations écologistes, cela a été d’autant plus vivement ressenti que la technologie utilisée par la centrale était largement expérimentale et à ce titre, présentait un certain nombre d’incertitudes, voire de dangers. Le registre de la critique technologique était particulièrement employé par les associations de scientifiques grenoblois opposées au projet. Enfin, la localisation de la centrale elle-même, à proximité des villes de Lyon, de Grenoble et de Genève, sur un fleuve Rhône déjà puissamment nucléarisé, prêtait le flanc à la critique. Était-il raisonnable d’exposer ainsi des populations plus ou moins lointaines à une infrastructure décidée autoritairement, malgré les incertitudes qui entouraient sa technologie ?
Dans les dix années de son fonctionnement effectif, la destination et la fiabilité de Superphénix ont continué à susciter de fortes critiques. Fréquemment arrêtée pour des questions techniques ou administratives, l’installation n’a en définitive fonctionné qu’une cinquantaine de mois sur dix années (Figure 3).
Conflits, polémiques, controverses.
La complexité des débats et des enjeux autour de l’installation rend toute appréciation définitive très difficile, a fortiori quand le débat s’étale sur une période d’une trentaine d’années (Jobert et Le Renard 2014). Une des raisons de cette complexité tient à ce que les débats mobilisent des éléments qui appartiennent à la fois au conflit d’aménagement, à la controverse socio-technique et à la polémique locale et nationale. Nous prenons le soin de distinguer ces éléments souvent confondus, car leur mode d’expression et leur signification sociale sont très différents.
Les conflits territoriaux ont fait l’objet d’un intérêt marqué des chercheurs à partir des années 2000, avec les travaux menés à Tours (Melé, Larrue et Rosemberg 2004) et à l’Institut National de Recherches Agronomiques (Kirat et Torre 2008, Torre et co-auteurs 2014). Le conflit est généralement défini comme l’expression physique d’un antagonisme : il matérialise et actualise des tensions entre acteurs sociaux. Jean-Marc Dziedzicki propose une typologie des conflits territoriaux : il distingue les conflits fondés sur des incertitudes, les conflits « substantiels » qui contestent les conséquences d’une décision ou d’une action, les conflits « de procédure » liés au processus décisionnel lui-même, et enfin les conflits « structurels », qui contestent le fondement, la motivation d’une décision ou d’une action (Dziedzicki 2004). Les conflits prennent des formes extrêmement variées : actions en justice, voies de fait, médiatisation, protestations publiques… Toutes ces formes conflictuelles, expressions matérielles des antagonismes, constituent des « engagements » (Pham, Kirat et Torre 2013) ou des « manifestations » (Melé 2004) qui modifient les situations établies, changent les rapports de force, subvertissent les relations de pouvoir. Les recherches récentes ont introduit l’idée que les conflits territoriaux ne sont pas une expression sociale pathologique qu’il faudrait à tout prix éviter, mais qu’ils sont au contraire l’un des moteurs du changement territorial. De ce fait, ce sont moins aujourd’hui les causes de conflit qui intéressent les chercheurs que leur caractère « instituant » (Lemieux 2007), c’est-à-dire leur contribution à la vie collective « en train de se faire » et par là même, à la production de territoires.
Le conflit s’accompagne souvent de polémiques, comprises comme des antagonismes verbaux, souvent violents, marquant un désaccord fondamental et durable (Amossy et Burger 2011). La polémique oppose publiquement deux positions tranchées et inconciliables. Elle ne vise pas à convaincre l’adversaire, à faire naître la possibilité d’un accord entre les parties, mais à enrôler des tiers sous la bannière d’une position. La polémique entretient donc un rapport compliqué à l’argumentation « rationnelle » ou à la « réalité des faits », puisqu’elle est souvent une manière d’atteindre des objectifs stratégiques — par exemple, donner de la visibilité à une situation habituelle, mais jugée inadéquate ou scandaleuse par certains acteurs sociaux (Baisnée 2001).
Les incertitudes scientifiques et techniques sont au cœur des controverses qui constituent un autre type de débat public (Lemieux 2007). Mise sur l’agenda des sciences sociales dès le début des années 1980 (Callon 1981, Mazur 1981), les controverses socio-techniques se nourrissent des incertitudes qui entourent l’établissement des faits scientifiques et la parole des experts. Elles portent sur la possibilité de tenir un discours « vrai » (au sens de scientifiquement fondé) sur le monde et de se prévaloir de cette véridiction pour asseoir une décision présentée comme « juste », « rationnelle » ou « optimale ». Dans une perspective de sociologie pragmatique, l’étude des controverses socio-techniques permet d’éclairer les tensions sociales liées au développement des sciences, des techniques et des objets matériels et conceptuels qu’elles produisent.
Ces trois dimensions sont présentes dans le débat public historique autour de Superphénix. Mais pour notre propos, il est important de rappeler que conflits, polémiques et controverses sont ouverts à l’interprétation, c’est-à-dire qu’ils peuvent faire l’objet d’une analyse qui concerne à la fois leur phénoménologie, leur trajectoire, leurs effets et leur signification. Patrice Melé précise que
les conflits nous intéressent car, pendant ces manifestations, les acteurs développent des stratégies, proposent des discours, des visions du monde, des définitions de la situation qui permettent de construire un corpus susceptible d’être analysé. (Melé 2004, p. 14)
De ce fait, les chercheurs ont proposé des approches méthodologiques qui permettent de rendre compte des conflits, des polémiques et des controverses. L’une des sources régulièrement utilisée est la presse, qui présente l’avantage de donner des faits et de présenter des points de vue dans leur séquence chronologique.
Le débat public au filtre de la presse quotidienne.
L’empreinte de Superphénix dans la presse quotidienne régionale a attiré l’attention des chercheurs, particulièrement entre 1977 et 1999 (Revol 2006). Il faut y voir la reconnaissance que la presse quotidienne régionale constitue une ressource importante, mais sous-exploitée et souvent sous-problématisée, pour documenter la carrière des débats publics territorialisés.
Le Progrès de Lyon, un titre de la presse quotidienne régionale.
Pour appréhender le problème public de la fermeture controversée du réacteur Superphénix, notre choix s’est porté sur Le Progrès dont la diffusion quotidienne moyenne s’élève à 206 000 exemplaires, pour une audience de 901 000 lecteurs. Largement lu dans le Nord-Isère, ce titre et ses archives sont d’un accès facile par la plateforme de presse Europresse. L’autre journal local est le Dauphiné Libéré (879 000 lecteurs), qui ne propose pas d’accès en ligne globalisé à ses archives. Il aurait été idéal, dans une perspective comparée des traitements de la controverse, de pouvoir travailler sur les deux corpus. Néanmoins,
afin de satisfaire aux besoins de leurs différents publics, de rallier et de captiver un auditoire qu’ils souhaitent sans cesse croissant, et pour faire face à la concurrence effrénée qu’ils se livrent entre eux, les médias se font un devoir de parler de tout. (Chartier 2003, p. 29)
Les différents points sont relayés dans la presse régionale. Aussi faisons-nous l’hypothèse que les différences politiques sont actuellement peu marquées entre les deux titres potentiels et que le traitement de la controverse y est vraisemblablement homogène. Au moyen de requêtes simples, portant sur les noms propres (Superphénix et Creys-Malville), tous les articles mentionnant la centrale nucléaire ont été collectés, puis les doublons supprimés. Le corpus comprend l’ensemble des articles publiés de janvier 1997 à décembre 2013, soit pendant 17 années. Les premiers suivent immédiatement l’arrêt programmé de la centrale (le 24 décembre 1996), consistant à entamer la mutation du surgénérateur en sous-générateur. Le corpus se compose ainsi de 337 articles et compte 120 263 mots.
Pour l’analyse des débats publics, la presse présente de nombreuses caractéristiques intéressantes. Premièrement, elle se fait l’écho de situations complexes (relatant des événements et des actions) et rapporte les discours de nombreux acteurs. Dans les articles de presse, la parole est donnée aux différents collectifs impliqués : politiques, experts, journalistes, industriels, associations, etc. (Moirand 2007). Analyser la couverture d’une situation débattue dans la presse régionale permet d’en restituer la « trajectoire » à la fois chronologique et argumentative (Downs 1972, Mazur 1981, Cefaï 1996, Neveu 1999, Chateauraynaud 2011). On peut donc dire que la presse fonctionne comme une arène publique, dans la mesure où elle contribue à formuler et à définir collectivement des problèmes sociaux (Hilgartner et Bosk 1988). Deuxièmement, si la presse révèle la pluralité des points de vue défendus sur le « même » problème, elle donne aussi à penser au lecteur, voire infléchit ses attitudes (Marchand 2004). Porteuse de messages médiatiques qui apportent au grand public des connaissances sur son environnement (Smith et Joffe 2009), la presse a donc une importance centrale dans la formation des publics. Troisièmement, le rôle de la presse n’est pas dépourvu d’ambiguïtés (Lits 2008), car celle-ci présente de nombreux biais : entreprise éditoriale et commerciale, la presse sélectionne et exagère certains aspects des situations qu’elle rapporte (Chartier 2003, Boholm 2009, Torre et al. 2014). L’interprète doit donc toujours adopter un regard critique vis-à-vis du récit médiatique, en confrontant ce dernier aux autres sources, notamment à l’enquête de terrain et aux publications scientifiques.
L’archivage de la presse dans des séries numérisées, sans lacune et d’accès facile permet ainsi d’éclairer le commencement, la coalescence, l’institutionnalisation, la fragmentation et la disparition des débats publics, pour peu que cet éclairage soit appuyé sur des méthodologies rigoureuses d’analyse du discours.
L’analyse lexicométrique du corpus journalistique.
Les corpus textuels numérisés en général et les corpus journalistiques en particulier proposent au chercheur un discours qu’il peut analyser de différentes manières pour appréhender la société qui l’a produit et au sein de laquelle il s’est diffusé. Norman Fairclough (1995) conçoit ainsi le discours comme une forme de pratique sociale ; il invite à l’étudier selon une triple approche micro-analytique des textes (en décrivant leurs propriétés linguistiques), méso-analytique de la pratique discursive (en interprétant les relations qu’entretiennent les processus de production, de distribution et de consommation avec les textes) et macro-analytique des pratiques sociales (en expliquant dans quelle mesure le discours est socialement constitué et comment il contribue aussi à le (re)produire). Le parti est pris ici de mettre la focale sur les textes, de recourir aux outils lexicométriques (Polo de Beaulieu 1987, Lebart, Salem et Berry 1998, Minvielle 2001) et d’interpréter les résultats à la lumière des contextes spatiaux, temporels et actoriels des textes. D’une manière plus qualitative, quelques extractions de citations rendront les analyses et les interprétations plus concrètes[1]. Les logiciels textométriques favorisent désormais la complémentarité des approches qualitative et quantitative en donnant la possibilité à l’analyste de revenir très facilement au texte (Pincemen 2011). Tout en suivant une route différente fondée sur l’analyse de l’argumentation, Francis Chateauraynaud (2003) a également montré quels bénéfices les chercheurs en sciences sociales peuvent tirer des outils informatiques lorsqu’ils étudient les controverses et les crises.
Le corpus journalistique a été analysé ici au moyen de deux logiciels libres. D’une part, il a été importé dans la plateforme modulaire et open-source appelée TXM (Heiden, Magué et Pincemin 2010) qui propose des fonctionnalités textométriques. L’import des sources — le corpus (au format TXT) et une table des métadonnées (au format CSV) — implique des opérations de découpage des unités lexicales (tokenization) et d’identification des limites de phrases. Une lemmatisation[2] et l’annotation morphosyntaxique sont proposées au moyen du plugin de Traitement Automatique des Langues (TAL) TreeTagger. Une fois l’import effectué, TXM permet de structurer le corpus sous différents angles (sous-corpus, partitions) et d’observer méthodiquement les mots et constructions employés dans des concordances, des index ou des lexiques. Mais il permet aussi d’analyser les co-occurrences, les spécificités, les progressions, et de réaliser des analyses factorielles des correspondances (AFC) et des classifications ascendantes hiérarchiques (CAH) (Lebart et al. 1998). De plus, la plateforme permet d’exporter commodément des tables qui peuvent ainsi être traitées au moyen des logiciels classiques d’analyses statistiques et de production graphique. Quelques études ont déjà utilisé TXM dans le champ des sciences sociales (par exemple, Comby 2013, Le Lay et al. 2013).
D’autre part, le corpus a été importé dans le logiciel open-source IRaMuTeQ (Loubère et Ratinaud 2013). Cette interface de R pour les analyses multidimensionnelles de textes et de questionnaires est fondée sur une nouvelle implémentation de la « Classification Méthode Reinert » (Reinert 1990, Loubère et Ratinaud 2013), employée déjà par de nombreuses études de sciences sociales (par exemple Guérin-Pace et Collomb 1998, Kah 2001). Le corpus a d’abord été lemmatisé, notamment pour réduire la taille de son lexique, puis segmenté en segments de texte d’une quarantaine de caractères. Ces derniers ont fait l’objet d’une classification descendante hiérarchique (CDH). Pour faciliter l’interprétation des classes, chacune a donné lieu à une analyse de similitude basée sur une matrice des co-occurrences qui permet de dégager des réseaux de mots associés (Marchand et Ratinaud 2012). Un seuil de fréquence a été établi pour ne conserver que les lemmes dont le nombre d’occurrences est supérieur à dix : cette stratégie permet aux productions graphiques de gagner en lisibilité.
Les trois dimensions du débat public.
Les analyses quantitative et qualitative des trois modalités du débat public permettent d’appréhender son évolution (comme conflit), de dégager les principaux discours qui le nourrissent (comme polémique) et d’envisager ses implications territoriales (comme controverse).
De la mobilisation sociale au défi technique : chronologie du conflit.
Composé d’articles publiés sur une période de 17 ans, le corpus se prête bien aux analyses diachroniques. La Figure 4a indique le nombre d’articles écrits chaque année et donne une première idée de la trajectoire du débat. Les principaux événements politiques, juridiques et techniques sont précisés afin d’en faciliter la lecture. Deux périodes peuvent être distinguées. Pendant trois ans, la fermeture de la centrale donne lieu à des discussions intenses au cours desquelles les partisans et les opposants s’efforcent de se faire entendre : de nombreux articles du Progrès véhiculent leurs points de vue contrastés. Puis, à partir de 2000, le débat s’essouffle et le quotidien se contente le plus souvent de faire le point sur le démantèlement de la centrale.
La condensation du débat et les revendications socio-économiques.
Le débat tel qu’il se déploie en 1997 réactive les lignes esquissées dans les années 1970 et 1980 (politique, technique et localisation), mais en changeant les positions de force et le poids respectif des critiques.
Pendant la campagne des élections législatives de 1997, la sûreté et la sécurité de Superphénix étaient apparues comme des questions vives — le point de départ d’une relance de la controverse. Lionel Jospin, premier secrétaire du PS, se prononce pour son arrêt, relayé par des voix politiques locales. Un maire socialiste de l’agglomération lyonnaise dénonce « la menace que le surgénérateur fait peser sur les populations voisines, les risques aggravés et les incertitudes technologiques » (LP, 7 mars 1997). Des élus écologistes se méfient de « ce prototype ultra dangereux » à proximité de communes urbaines. Tous les opposants à la centrale raillent la chronologie des incidents techniques, notamment le « cocasse effondrement du toit des machines… sous le poids de la neige » (LP, 21 juin 1997). Ils évoquent quelques références historiques, notamment les crises de Tchernobyl (sept occurrences) et de Three Mile Island (deux occurrences). A contrario, pour crédibiliser leur discours et leurs actions, les partisans de la centrale « comptent engager à leurs côtés des sommités scientifiques telles que le physicien Georges Charpak » (LP, 25 juin 1997). De plus, ils rappellent les trois objectifs de Superphénix et les présentent comme autant d’atouts technico-scientifiques : étudier l’aptitude de la centrale à brûler du plutonium et des déchets radioactifs à vie longue, « maintenir une veille technologique sur une filière de réacteur intéressante pour l’avenir », voire produire de l’électricité (LP, 1er mars 1997). Il s’agit donc d’une « démonstration du génie français » (LP, 6 juin 1997) en ayant recours à « une technique de pointe parfaitement maîtrisée dans laquelle la France a une position de leader » (LP, 7 juillet 1997). Dans tous ces débats, EDF, « statutairement contrainte à la neutralité et au silence » (LP, 17 juin 1997), reste discret. En revanche, les mouvements antinucléaires et écologistes insistent sur l’inutilité de la centrale et la brièveté de son temps de fonctionnement depuis 1985. Ils rappellent que la critique technologique est ancienne : « à plusieurs reprises, en 1977 puis 1981, plusieurs centaines de scientifiques, spécialistes de l’atome, avaient demandé au Président de la République, par écrit, l’arrêt des travaux de Creys-Malville » (LP, 13 juin 1997).
L’annonce de la fermeture de la centrale, en juillet 1997, tranche dans ces discussions. Alors que les acteurs locaux favorables à la centrale appelaient de leurs vœux « un débat transparent et approfondi » (LP, 27 juin 1997), la forme de la décision, « trop politique, trop rapide, trop unilatérale » (LP, 15 octobre 1997) provoque de vives réactions, dont le courrier des lecteurs se fait l’écho : « Je suis complètement ahuri que des personnes politiques aussi haut placées soient-elles, ayant pour la plupart une formation administrative, puissent émettre un avis sur la marche d’un tel ensemble industriel. […] Alors seuls, je dis bien seuls les grands spécialistes peuvent trancher mais absolument pas les hommes politiques, ne mélangeons pas tout » (LP, 2 février 1998). D’une manière plus nuancée, plusieurs Conseils municipaux et le Conseil général de l’Isère adoptent des vœux en faveur du redémarrage de Superphénix. Le débat se structure selon des clivages politiques et syndicaux. Si le parti socialiste et ses alliés écologistes se réjouissent de la fermeture de la centrale, les partis de droite et le parti communiste plaident en faveur de son redémarrage. De même, la CGT s’oppose à la fermeture. En 1997-1998, le débat s’invite dans toutes les arènes publiques à caractère politique, comme les campagnes électorales.
Mais surtout, la période 1997-1998 transforme les discussions autour de la localisation, en mettant au premier plan les enjeux financiers, économiques et sociaux de la fermeture. L’annonce de la fermeture intervient en 1997 alors que, l’année précédente, la centrale n’avait jamais été aussi fiable et disponible, fournissant 3,5 milliards de kWh. Surtout, la fermeture serait « une catastrophe pour la Région et notamment le Nord-Isère » (LP, 6 juin 1997). Elle compromettrait de nombreux emplois, l’écrêtement de la taxe professionnelle au profit de communes et le remboursement des emprunts contractés lors de la construction de la centrale. Les lemmes « emploi » et « salarié » restent très présents dans les articles jusqu’en 2000 (Figure 5). Les défenseurs du site se structurent au sein d’un Comité de soutien à Superphénix qui rassemble notamment du personnel de la centrale, des élus et des riverains. Sur ce qui fut « un haut lieu de la contestation antinucléaire » (LP, 13 juin 1997), ils mènent de nombreuses actions dont les correspondants et les journalistes du Progrès rendent compte. Des manifestations sont organisées à Paris, à Lyon (Préfecture), à La Tour-du-Pin (Sous-préfecture) et à Dole (où Dominique Voynet, ancienne ministre de l’environnement, est élue). Le lemme « manifestation » est très représenté en 1997 (Figure 5). L’autoroute A43 fait l’objet d’opérations escargot et ses barrières de péages sont ouvertes ; des trains sont bloqués. Le 20 juin 1997, la commune de Morestel ferme tous ses commerces et se transforme en ville morte, mettant les drapeaux en berne. Tous les instruments classiques des mouvements revendicatifs sont mobilisés dans le conflit : pétition, tracts, affiches, banderoles (y compris lors d’une étape du Tour de France), grève des employés de la centrale dont l’entrée est bloquée et les locaux administratifs occupés, assemblée générale. Des actions plus spectaculaires garantissent une visibilité médiatique, par exemple les séquestrations du directeur adjoint de la centrale puis du médiateur du gouvernement, le murage des portes des ANPE de La Tour-du-Pin et de Bourgoin-Jallieu, l’installation d’une stèle funéraire à proximité de la sous-préfecture ou encore le « déménagement » de la cellule de reclassement.
Les partisans de la fermeture restent plus discrets. Certes, dès les années 1980, ils estimaient que « l’intérêt économique de la filière à neutrons rapides devenait de moins en moins évident avec la baisse des prix du pétrole et de la consommation d’énergie » (LP, 13 juin 1997). La lutte des milieux écologistes a été « incessante mais cependant pas vraiment intense » (LP, 21 juin 1997). Bien représentés par Dominique Voynet, les Verts soutiennent les décisions de l’État et leur point de vue est appuyé par la Fédération Rhône-Alpes pour la Protection de la Nature, les Européens contre Superphénix, Greenpeace et le WWF. Des soutiens proviennent également de la Suisse, toute proche, avec par exemple celui du canton de Genève ou celui de Jacques Neirynck (auteur d’un roman intitulé Les cendres de Superphénix). À plus grande échelle, un Comité local pour l’arrêt définitif de Superphénix est organisé et l’Association des élus contre Superphénix réactivée. La commémoration de la manifestation antinucléaire de juillet 1977 — marquée par le décès de Vital Michalon — donne lieu à quelques articles en 1997 (et en 2007).
L’extinction du conflit et le démantèlement de la centrale.
En décembre 1998, les opposants à la fermeture ont engagé un recours en excès de pouvoir contre la décision d’arrêt de février 1998. Rejeté par le Conseil d’État en mars 1999, ce recours entérine la fermeture. À partir de 1999, la fermeture de la centrale devient surtout une « affaire technique » (LP, 1er janvier 1999), qui doit aboutir à son démantèlement et à sa déconstruction. Sur la Figure 5, les lemmes « démantèlement » et « déconstruction » s’avèrent ainsi particulièrement utilisés à partir des années 2000. Symboliquement, Bernard Magnon laisse la direction de la centrale à Bruno Coraça, à qui revient la responsabilité de gérer un chantier dont la complexité tient à son envergure, à sa nouveauté, à sa durée et à son coût : plus de dix milliards de francs à la charge d’EDF (LP, 3 février 1998). Surtout, les interrogations sont nombreuses, « aucun mode de déconstruction n’ayant été prévu pour un éventuel démantèlement » (LP, 28 décembre 1997). Le constructeur est-il capable de se faire « déconstructeur » ? Face à la polémique, EDF reprend la parole pour expliquer qu’elle est à même de mener le chantier à son terme : ses responsables « s’insurgent contre les affirmations des adversaires du surgénérateur selon qui ils ne sauraient pas démanteler. Ils savent » (LP, 4 février 1998). Mais il reste vrai que « chaque étape sera en quelque sorte une occasion d’innover » (LP, 12 juillet 1999).
Le désaménagement est décrit dans sa composante technique, son irréversibilité étant maintes fois soulignée. La mise hors service définitive (MHSD) de certains matériels commence dès 1999. La première opération, la plus spectaculaire, consiste dans le déchargement des cœurs du réacteur (Figure 4a). La deuxième étape est celle de la vidange et du traitement du sodium, le fluide caloporteur contenu dans la cuve du réacteur et les circuits secondaires (Figure 4a). La vidange des 5500 tonnes de sodium liquide s’avère délicate : non seulement la majorité du métal est radioactive, mais celui-ci a aussi un caractère inflammable au contact de l’air et explose en présence d’eau. La phase de neutralisation du sodium nécessite l’installation d’une unité de traitement dans la salle des machines, préalablement vidée. L’objectif est de transformer le sodium en soude, un produit chimique stable, « grâce à un process consistant à injecter une faible quantité de sodium dans une solution de soude aqueuse » (LP, 9 novembre 2004). La soude est ensuite utilisée comme eau de gâchage pour fabriquer des blocs de béton. Enfin, le démantèlement du bloc réacteur constitue la troisième étape qui durera encore une dizaine d’années.
Les opérations les plus spectaculaires ont été couvertes par la presse. Il s’agit de la déconstruction des 48 cheminées situées sur le toit des quatre générateurs de vapeur. Elles ont marqué le paysage de Creys-Malville pendant 25 ans. En 2002, « accrochés à 95 mètres du sol au bout d’une corde, comme des araignées à leur fil, ils saucissonnent, au chalumeau, les cheminées métalliques en tranches de sept tonnes, qu’une grue dépose au sol avec précaution » (LP, 17 septembre 2002). Le dôme du réacteur, une cloche de 270 tonnes, a également été découpé et évacué. De même, le démantèlement de gros composants, notamment huit pompes et huit échangeurs de chaleur, est décrit en détail.
La question des déchets se pose régulièrement. Les 14 tonnes de plutonium ne sont pas considérées comme des déchets : sept tonnes sont à moitié usagées et peuvent encore resservir, et sept tonnes restent neuves. L’ensemble constitue donc une réserve énergétique : ces assemblages pourraient être retraités puis réintroduits « dans le cycle de combustible à base d’oxydes de plutonium et d’uranium utilisé dans des centrales à eau pressurisée » (LP, 04 février 1998). Il faut néanmoins gérer 518 000 tonnes de déchets produits par la déconstruction de la centrale. D’une part, 80 % sont des déchets conventionnels non irradiés (423 000 tonnes) : acier, béton, tuyauteries, câbles électriques, produits chimiques… Ils sont destinés aux filières de valorisation agréées. D’autre part, « le volume des déchets irradiés est de 95 000 tonnes […], surtout du béton […] » (LP, 17 avril 2007). En effet, le traitement des 5500 tonnes de sodium implique la production de 24 000 m3 de soude, puis de 36 700 m3 de béton sodé (soit 70 000 tonnes). Ce dernier est entreposé sur le site de la centrale. Mais, la décroissance radioactive du sodium étant relativement rapide, « en 20 ans, la radioactivité des blocs de béton […] sera équivalente à celle du granit » (LP, 26 février 2008). Il reste donc 25 000 tonnes de déchets nucléaires faiblement ou moyennement actifs à vie courte. Ainsi une pompe primaire (124 tonnes) est-elle « découpée et conditionnée par colis de 5 m3 pour être ensuite envoyée à Soulaines (Aube) sur le site de l’ANDRA » (LP, 15 avril 2010). D’autres produits pourraient être stockés dans la région, dans l’Installation de conditionnement et d’entreposage de déchets activés (Iceda) à Saint-Vulbas, au grand dam du canton de Genève qui s’en plaint vivement (LP, 11 août 2012).
Quelques projets ont été proposés pour revaloriser le site de la centrale. Malville a vainement candidaté pour accueillir le prototype d’European pressurized reactor (EPR). Dans le même temps, plusieurs associations du Réseau « Sortir du nucléaire » ont poussé en faveur d’une reconversion dans les énergies renouvelables, prônant de « faire de la recherche sur l’éolien, le solaire et la biomasse sur le site même de Creys-Malville » (LP, 5 février 2004). Mais EDF va rester implantée à Creys-Malville pour longtemps. La déconstruction ne sera pas terminée avant 2026 et, surtout, le site conserve une « localisation stratégique : à proximité du poste d’interconnexion au réseau électrique, d’une source abondante de refroidissement (Rhône) et au carrefour des axes rhônalpins » (LP, 31 janvier 2011).
La polyphonie dialogique dans la polémique : la prise de parole des acteurs.
La Figure 4b révèle l’évolution du nombre de mentions pour les plus importants d’entre eux : quelques membres des gouvernements, Électricité de France (EDF), le Comité de soutien à Superphénix, le ministère de l’Environnement, les Verts, le ministère de l’Industrie, la Société centrale nucléaire européenne à neutrons rapides (la NERSA, gestionnaire de Superphénix), le préfet et le sous-préfet, le Comité local pour l’arrêt définitif de Superphénix et les Européens contre Superphénix.
La classification descendante hiérarchique des segments de texte a permis de distinguer trois classes qui peuvent être décrites comme trois espaces lexicaux (Figure 6a). Cette méthode met en valeur trois composantes dialogiques qui caractérisent respectivement les discours revendicatif, entrepreneurial et étatique. Leur équilibre dans le corpus est remarquable.
La classe 1 rassemble 36 % des segments de texte (Figure 6a). Parmi les 100 lemmes qui en sont les plus représentatifs, elle ne compte que 11 % de verbes (Figure 6b) [3]. Mais ces derniers sont particulièrement significatifs : recevoir, bloquer, venir, manifester, licencier, organiser, lire, rencontrer, sentir, interdire, rassembler. L’analyse des similitudes montre que ce monde lexical, centré sur la centrale nucléaire, est celui des revendications locales (Figure 7). Au cœur du graphique, la plus grosse communauté réunit le « personnel » de la centrale, les « prestataires », les « employés », les « commerçants », les « élus » ou encore les « habitants ». Plus ou moins directement menacés par la fermeture, ils se réunissent, se donnent des « représentants », cherchent des relais, bref s’organisent pour « comprendre » et agir. De plus petites communautés de lemmes permettent de caractériser ce mouvement social. Le comité de soutien à Superphénix appelle à la mobilisation. Lors des manifestations, les banderoles et les habits ont leurs couleurs de prédilection : le « jaune » est la couleur de l’énergie, le « rouge » celle des drapeaux de la CGT. Une telle activité invite à négocier avec les « forces » de l’ordre et la « préfecture ». Le territoire est bien pris en charge par cette classe : la défense du site de Creys-Malville s’explique par des enjeux à l’échelle du canton de Morestel. Trois thèmes principaux peuvent ainsi être repérés dans le discours des opposants à la fermeture : la publicisation d’actions marquantes, la dénonciation d’une décision politique descendante et la défense des intérêts des travailleurs.
La classe 2 regroupe 32 % des segments de texte (Figure 6a). Voici ses verbes les plus représentatifs : rester, fonctionner, produire, payer, construire, représenter, réaliser, brûler, coûter, lier, employer, exploiter, acquérir et naître (Figure 6b). Cet espace lexical est structuré par l’installation nucléaire comme infrastructure technique (Figure 8). Certes, cette production énergétique implique la gestion de « déchets » et de « sûreté », mais la pérennisation du « fonctionnement » de la centrale « nucléaire » a été présentée comme essentielle pour l’« économie » et la « recherche » en « France », sur le « long terme ». EDF apparaît comme l’acteur principal de cette classe. Cette « entreprise » s’est efforcée de tirer le meilleur de son « réacteur » pour produire de l’« électricité ». Puis les « agents » se sont attelés à un grand « chantier », celui du « démantèlement » de la centrale. EDF a insisté sur sa volonté d’exemplarité sur deux impératifs : non seulement le défi technique, mais aussi la dimension sociale de l’arrêt de la centrale.
La classe 3 réunit 32 % des segments de texte (Figure 6a). Quelques verbes en sont particulièrement représentatifs : demander, confirmer, redémarrer, autoriser, annuler, souhaiter, annoncer, préciser, prononcer, réclamer, arrêter, fermer, adopter et accuser (Figure 6b). Le discours y est volontiers performatif, caractéristique du monde de la prise de décision juridique et politique. Le réacteur « Superphénix » s’affirme comme l’enjeu principal de ce monde lexical (Figure 9) et y structure la plus grande communauté de lemmes. Hésitant d’abord entre « arrêt » et « redémarrage », le « gouvernement » a attisé la polémique. La centrale s’est aussi trouvée au cœur de la « campagne électorale » de 2007. Les autorités ont fini par se « prononcer » pour la fermeture. L’impersonnalité des dispositifs juridique et administratif (« décret », « procédure ») n’a pas favorisé la réception locale de cette « décision ». Les « conseils municipaux » et l’« Assemblée nationale » ont servi de charnière entre l’échelle nationale et celle des collectivités territoriales. De nombreux élus ont longtemps dénoncé le manque de « concertation » et réclamé un véritable « débat démocratique ».
Un territoire au risque de la fermeture ? Désaménagement et controverse.
D’un point de vue géographique, le débat autour de Superphénix met en lumière les relations complexes entre une infrastructure industrielle et le territoire qui l’accueille. Après la décision de fermeture, ce sont les conséquences territoriales de la disparition de l’infrastructure qui animent le débat. Comment alors sont décrites ces conséquences territoriales ?
Le premier point saillant est l’insistance sur la contribution économique et fiscale de la centrale aux territoires d’accueil. En 1996, la NERSA a versé 57 millions de francs au titre de la taxe professionnelle et de la taxe foncière (LP, 23 janvier 1997). Voilà un véritable « gâteau financier » (LP, 8 novembre 1997), une « filière miracle » (LP, 4 février 1998). Un système de péréquation géré par une commission interdépartementale de répartition permet de faire profiter de la manne certaines communes proches, dans l’Isère et dans l’Ain. Les communes sont classées en deux catégories : d’une part, les communes « concernées » (19 en Isère et 15 dans l’Ain) qui subissent des préjudices ou des charges en raison de la présence de la centrale et de ses salariés, d’autre part les communes « défavorisées » moins touchées, mais qui pâtissent de faibles potentiels fiscaux (LP, 8 novembre 1997). Le maire de Creys-Mépieu insiste en des termes directs sur le rôle majeur des
six millions versés par la centrale à sa commune, la moitié du budget municipal. « Grâce à la centrale on a tout fait » : l’assainissement, le réseau d’eau, le groupe scolaire, la salle des fêtes, les tennis. Grâce à la centrale, la population de la commune avait quasiment doublé et affichait une moyenne d’âge de 35 ans. Mieux encore, si le district a pu se réaliser c’est parce que Creys-Mépieu acceptait de mettre son pactole dans le pot commun. (LP, 6 mai 1999)
Pour anticiper les conséquences économiques générées par la fermeture de la centrale, la portion attribuée au premier groupe de commune a été gonflée de 50 à 60 % fin 1997. En effet, la perspective du tarissement de cette manne financière — indispensable à l’équilibre du budget de nombre de collectivités territoriales — pose le problème du remboursement des emprunts qu’elles ont contractés et suscite des propos amers sur l’endettement des municipalités :
L’État a appelé les communes de la région à investir dans des équipements scolaires, culturels ou sportifs pour subvenir aux besoins de la population nouvelle drainée par Superphénix. La taxe professionnelle devait soi-disant payer les emprunts. On s’est moqué de nous. (LP, 13 juin 1997)
De fait, suite à la fermeture de la centrale, des communes annoncent recevoir moins d’argent. Par exemple, en janvier 1999, le conseil municipal de Lagnieu cherche à équilibrer son budget malgré la perte de 260 000 francs. C’est pourquoi l’État et EDF s’efforcent d’intervenir « pour que soient annulés les remboursements restant dus par les collectivités locales au titre des avances Caisse nationale de l’énergie (32 millions estimés) et des prêts Grands Chantiers (21 millions estimés) » (LP, 30 mai 1998).
L’évaluation du nombre d’emplois induits fait l’objet de discussion. Des élus locaux clament que les chiffres annoncés restent sous-évalués : « Le surgénérateur emploie encore 1200 salariés et procure du travail à près de 3000 personnes dans la région » (LP, 13 juin 1997). D’autres, impliqués dans l’Association des élus contre Superphénix, relèvent de 1000 à 1200 emplois induits, « en comptant vraiment large » (LP, 3 février 1998). Une étude de l’INSEE estime que 2100 emplois apparaissent fortement liés au fonctionnement de la centrale nucléaire et qu’autour de Creys-Malville, « 1800 emplois et plus de 5000 habitants seraient concernés par l’activité de la centrale » (LP, 30 mai 1998). De fait, au-delà de la quantification, la nature des emplois est discriminée et hiérarchisée pour mieux appréhender leur précarité. La situation des salariés d’EDF semble meilleure dans la mesure où ils peuvent bénéficier d’une réaffectation. Fin 1996, la NERSA employait « 710 agents dont 689 EDF, 17 ENEL (Italie) et 4 SBK (Allemagne) » (LP, 23 janvier 1997). En revanche, le réseau des entreprises sous-traitantes se montre plus inquiet. Aussi le Comité de soutien à Superphénix est-il présidé par le patron d’une entreprise locale « qui travaille à 100 % » pour la centrale (LP, 17 juin 1997). En 1996, la NERSA a passé 187 millions de francs de commandes à des entreprises extérieures, dont près de la moitié sont régionales (LP, 23 janvier 1997). La perte de ces contrats mécontente également d’importants groupes : chez Framatome, « 140 emplois seraient menacés au sein de l’établissement lyonnais par la fermeture de Superphénix » (LP, 13 juin 1997). Cette dernière est ainsi présentée comme « une véritable catastrophe économique » (LP, 3 février 1998) et nourrit un discours alarmiste au sujet des commerçants et des artisans des communes environnantes : « les commerçants de Morestel sont sûrs de [la] subir de plein fouet » (LP, 4 février 1998). Le contenu plus nuancé d’une étude d’impact réalisée par l’INSEE est également mentionné : « en dehors des commerces et services de la population, l’INSEE estime que le tissu économique local apparaît peu lié à l’activité de la centrale […] » (LP, 30 mai 1998). Peu d’entreprises réalisent plus de 30 % de leur chiffre d’affaires avec la centrale.
Le discours journalistique souligne également la dimension émotionnelle de l’événement : « le prix à payer pour “les enfants de la centrale” sera aussi et avant tout affectif » (LP, 12 juillet 1997). L’activité a attiré des migrants : « Ils étaient venus de l’Ardèche, du Midi, de Lorraine ou des Ardennes, des quatre coins de la France, appelés pour travailler dans ce qui devait être “une filière d’avenir” » (LP, 12 juillet 1997). Avec leurs familles, ils se sont installés dans les pavillons des cités locatives d’EDF, celles de l’Oiselet et Champfleuri à Bourgoin-Jallieu, de La Croze à Domarin ou encore à Morestel. Ils ont participé à l’activité communale, animé le tissu associatif, contribué à la vie scolaire. « La perspective d’un déracinement de plus » (LP, 12 juillet 1997) ne les réjouit pas.
La question de la « reconversion » du personnel et du territoire devient rapidement brûlante (Tableau 1). Le lemme « reconversion » est mobilisé une cinquantaine de fois (Figure 5). Suite à sa décision de fermer la centrale, le gouvernement annonce plusieurs mesures compensatoires économiques et sociales pour soutenir les collectivités territoriales — dont le journal se fait l’écho dès 1998 — et signe dans cette perspective une charte de partenariat avec le Conseil général de l’Isère, en mai 1999. Pendant cinq ans, un fonds de développement économique local est doté de dix millions de francs par l’État et de cinq millions par EDF. Entre autres annonces, des facilités bancaires sont également prévues. L’objectif est de favoriser la création d’entreprises et de soutenir le commerce et l’artisanat. Une demande est formulée pour que la zone bénéficie de la prime d’aménagement du territoire. D’autre part, un Relais emploi aide les salariés à partir du 1er avril 1998. Dans le deuxième semestre de 1998, les articles couvrant les mouvements sociaux dénoncent moins la fermeture de la centrale que les conditions insuffisantes de l’accompagnement des licenciements, des mutations et des solutions de reclassement proposées.
Mais la thématique de la reconversion s’essouffle rapidement. De moins en moins d’articles en parlent, et quelques-uns expliquent même que le désastre annoncé n’a pas eu lieu.
Située à une heure de Lyon, dans le nord-Isère, la pimpante petite ville de Morestel en est à ne pas croire à sa chance. Elle, que l’on disait condamnée suite à la fermeture de la centrale nucléaire de Creys-Malville, vient de vivre cinq années de croissance sans précédent — la population bondissant de 3000 à 3500 habitants — qui laisse le maire partagé. (LP, 19 août 2005)
Et de fait, le problème majeur aujourd’hui est la gestion de l’étalement urbain.
Temps du conflit, acteurs de la polémique, espace de la controverse.
Les analyses textométriques détaillées que nous avons réalisées permettent de mettre en évidence une série de phénomènes intéressants à propos de la trajectoire des débats sur la fermeture tels que la presse les évoquent. Nous voudrions insister ici moins sur la logique du discours journalistique en tant que tel (et donc, sur sa contribution à la carrière des débats) que sur l’évolution de leurs thèmes et en particulier la place qu’ils font au territoire.
Le premier point intéressant est la chronologie du conflit lui-même, qui voit son intensité monter en puissance entre 1996 et 1998, avant de décroître progressivement. Le point nodal est la décision de fermeture elle-même. Son intensité provient du fait que, pour reprendre les analyses d’Albert Hirschman (1995), mises à profit par Yannick Barthe, le conflit autour de la centrale a échoué à se transformer en conflit « divisible ». Alors que les tentatives pour modifier la mission de Superphénix avaient été invalidées par le Conseil d’État, l’issue de la décision se réduisait à une alternative : continuer l’exploitation ou l’arrêter. La nature « indivisible » de ce conflit « booléen » explique son intensité. Les solutions alternatives avaient été rendues impossibles par les recours juridiques et les deux solutions restantes étaient mutuellement incompatibles. En ce sens, la centrale a été prise dans une polarisation puissante du champ du débat, caractéristique des situations de polémique. Les opposants rappellent à dessein que la même indivisibilité polémique de la décision avait été appliquée lors de la construction de la centrale. Un premier enseignement de ce cas est que conflits, controverse et polémiques prospèrent sur les débats passés, comme l’avait identifié Karen Bickerstaff (2012).
Un deuxième enseignement provient de l’analyse de la structuration des champs lexicaux. En effet, il est très apparent qu’un même objet (la centrale nucléaire appelée Superphénix) fait l’objet de trois constructions différentes : en tant que « centrale » (dans le discours revendicatif local et syndical), en tant qu’« infrastructure nucléaire » (dans le discours technique porté par EDF) et enfin, en tant que « Superphénix » dans le discours juridique et politique national. Le débat prend en écharpe ces trois constructions et prospère sur l’incompatibilité des significations attachées à chacune de ces dénominations : là où le discours revendicatif insiste sur les collectifs créés par le travail en commun et l’insertion locale de la « centrale », le discours technique légitime une autre approche, celle d’une infrastructure performante, sûre et utile. Au contraire, le discours administratif et juridique procède par une nomination explicite (« Superphénix »), chargée d’un puissant sens symbolique et d’une forte capacité performative. De ce fait, les débats, même s’ils semblent se référer au même objet, portent en définitive sur des formes d’interprétation de ce que signifie l’infrastructure, et de sa légitimité à exister. La décision tranche dans ce concours des légitimités.
Cette analyse permet d’éclairer les débats sur la place des infrastructures techniques dans les territoires. En effet, la littérature géographique insiste sur la multiplicité des constructions d’un même « lieu » au sein des controverses. Cristina D’Alessandro-Scarpari, Elisabeth Rémy et Valérie November (2004) rappellent que les conflits suscités par la création d’aménagements techniques prennent une coloration spécifique par l’invocation d’arguments spécifiquement spatiaux qui construisent des visions antagonistes des « lieux » :
le lieu avec lequel se déroule la controverse — la controverse a besoin de lieux autant que les lieux pour se fabriquer ont besoin de controverses — peut être considéré comme une potentialisation constante et continue des problèmes d’environnement et des situations de controverse. (p. 8)
Le cas du désaménagement de Superphénix permet de compléter l’argument, car ce n’est pas le lieu en tant que tel qui fait l’objet de constructions divergentes, c’est le lien entre l’infrastructure technique et le territoire. La centrale se pose comme un complément circonstanciel du lieu. La qualification et la compréhension de ce lien varient d’un groupe d’acteurs à l’autre et s’inscrivent dans une stratégie de concurrence. En quelque sorte, le sens du lieu conflictuel est le lieu des conflits de sens. Ainsi, il est tout à fait cohérent que le discours revendicatif insiste sur la dimension territoriale de la centrale et conteste la rupture biographique que constitue sa fermeture pour les personnels, les habitants et les collectivités territoriales affectés. Là où les opposants voient dans le territoire de Superphénix un territoire du risque, ses défenseurs insistent au contraire sur la contribution positive de la centrale au territoire vécu des habitants. Il est à ce titre fascinant de voir à quel point la centrale, sur le terrain, est sortie des mémoires : sollicités par les étudiants de l’ENS de Lyon pour comprendre leur relation contemporaine à la centrale et à son histoire controversée, la majorité des habitants et des élus interviewés ont confié qu’ils n’y pensaient pas. Le débat s’est effacé avec la centrale.