Le passé connaît un recentrage au sein des problématiques de recherches actuelles, comme l’évoque Michel Rautenberg dès l’introduction de La rupture patrimoniale : « depuis une vingtaine d’années, les sciences sociales se sont souvent intéressées au passé ». […] (p. 17). Ce constat peut être enrichi par le fait que la densité de ce genre de travaux s’est elle aussi accrue. Ce livre s’inscrit donc dans cette lignée d’ouvrages qui tentent de comprendre la signification du passé pour la société en le soumettant à analyse. La société connaît une accélération d’un profond mouvement qui s’adonne à conserver certains objets du passé « depuis le dernier quart du 20e siècle » (p. 104). Rautenberg suggère dans ce livre, l’idée que « le passé se construit dans le présent, mais aussi par le présent » (p. 17) ; en ce sens, il tente d’actualiser la construction du rapport au temps de la société contemporaine. En effet, son intérêt grandissant pour le passé et pour son corollaire, le patrimoine, est symptomatique de son attention actuelle portée vers son histoire dans une version optimisée. On ne peut par conséquent qu’observer que le patrimoine évolue et qu’il quitte son statisme. Il « n’est plus un « dépôt général de l’histoire » (p. 104 citant Chastel), mais une ressource politique au sens large de l’acception. Un intérêt ambivalent pour le passé est à l’origine de l’appétence prolifique pour le patrimoine. D’une part, le patrimoine correspond à la matérialisation du passé que les institutions déploient, sous couvert d’un outil de conservation. Les politiques en font un véritable cheval de bataille, étant donné l’importance du syndrome patrimonial touchant la société en son cœur. D’autre part, les citoyens se l’approprient en le centrant davantage au sein de la vie politique.
Rautenberg dénude donc avec précaution le patrimoine et bouscule subrepticement les idées reçues galvaudées sur celui-là. Pour cela, l’ouvrage se construit en quelque sorte sur une mise en intrigue autour du concept de patrimoine. Sa structure est composée de deux parties. La première — intitulée « la mémoire entre élaboration et transmission » — explore les dimensions mnésiques sociétales. Chaque catégorie de mémoire définie, l’auteur s’y arrête plus longuement et l’assortit d’exemples issus de la région Rhône-Alpes (à Lyon, dans les monts du lyonnais ou dans la banlieue grenobloise). La seconde partie — « figurer le temps et les lieux par le patrimoine » — particulièrement les derniers chapitres, dévoile ce qu’est le patrimoine et pénètre finement son processus de construction. On parvient alors à établir dans quelles conditions la mise en place du processus de patrimonialisation se réalise et à comprendre in fine la manière dont est constitué le concept de patrimoine.
Déconstruire le processus de patrimonialisation.
L’auteur s’attache à éclairer intelligemment les relations entretenues entre la mémoire et le patrimoine. Ces deux concepts sont, de manière dommageable, trop souvent assimilés. Rautenberg tente par conséquent de débusquer les différentes étapes qui conduisent à la structure du patrimoine. De ce fait, il gravit à contresens les phases de construction du patrimoine qui font basculer la mémoire dans la sphère du patrimoine. Il nous les dévoile ainsi à travers un travail déconstructif. Dès lors, cette lente avancée permet au lecteur de découvrir à un rythme progressif le processus relatif à la constitution du patrimoine — la patrimonialisation — en plaçant bout à bout les éléments-clefs laissés par son auteur, dans chaque chapitre. Les transformations graduelles entre la mémoire et le patrimoine relèvent bien d’une construction. Le patrimoine n’est pas quelque chose de supposé a priori. Au-delà de la découpe binaire du livre, on peut se laisser aller à dire que l’efficacité de sa composition déconstructive réside dans l’envergure du champ théorique qui est sollicité initialement, pour accéder au final au patrimoine. L’auteur guide donc le lecteur vers le processus qui conduit à sa constitution. Un premier temps du livre laisse donc place à un ratissage conceptuel autour de la notion de mémoire et de son traitement dans la phénoménologie, la sociologie et la psychanalyse. Dans un second temps, il systématise son approche pragmatiquement en spatialisant le couple érigé précédemment. Dès lors, la (dé)construction du patrimoine se tisse petit à petit.
Patrimoine en construction.
Le patrimoine est constitué comme tel de deux façons différentes. On peut essayer de construire les phases que l’auteur examine méticuleusement lors de la déconstruction du processus de patrimonialisation. Rautenberg débute en ratissant large autour de la question du patrimoine. Il entreprend ainsi d’adroites relectures de Maurice Halbwachs, de Sigmund Freud, de Paul Ricoeur et dans une moindre mesure, de Henri Bergson, mais sans ouvrir concrètement la porte au patrimoine. Ce passage par ces grands noms lui permet d’établir un socle puissant constitué du couple — mémoire collective / mémoire sociale — dans lequel les chapitres suivants se trouvent incisés. Le livre poursuit ainsi sa quête en puisant toute son énergie directrice dans ces deux catégories construites par Halbwachs. Ce binôme est présenté longuement et finement afin d’abroger la confusion régnant entre mémoire et patrimoine, fermement installée depuis l’imposante publication dirigée par Pierre Nora Les lieux de mémoire. Dès lors, ce couple s’impose comme catalyseur, qui permet à l’auteur un positionnement efficace de sa propre démarche. L’origine du patrimoine se cristallise dans la mémoire et ne peut être réduit à une forme de mémoire appropriée. Il ne se comprend que dans les termes d’une construction faisant suite à un état de rupture, par analogie à la (re)construction de la mémoire après une phase d’oubli nécessaire. Ainsi, la rupture s’apparente à une étape de transformation de la mémoire initiale dans le processus de construction du patrimoine. À cet égard, on peut suggérer que le patrimoine affronte le passé par un effet de miroir déformant, grâce au truchement de la mémoire. L’ultime étape de la constitution du patrimoine se concrétise au niveau de l’appropriation sociale ou institutionnelle du passé. À l’instar de la mémoire se scindant en deux formes distinctes, le patrimoine connaît deux types d’appropriation avant de pouvoir être considéré comme tel. Le patrimoine est effectivement soit l’apanage de la société soit le propre des institutions politiques. Rautenberg souligne l’existence de nombreux décalages se perpétuant entre les attentes de la population locale et la manière de constituer le patrimoine grâce à une politique élaborée par les institutions. Les éclairages de l’auteur à ce sujet construisent un jugement sans appel. Les institutions compétentes en matière patrimoniale ont tôt fait de transformer la mémoire en patrimoine, mais elle subit lors de cette opération des modifications qui induisent une conservation qui ne peut être targuée de fidèle. Effectivement, les institutions « interfèrent avec l’évolution naturelle de la mémoire. » (p. 80) L’exemple de l’usine de gâteaux Brun illustre clairement cet argument. Le livre de la municipalité de Saint-Martin-d’Hères rappelle amplement l’odeur de vanille qui flottait dans l’air lors de la conception des gâteaux, alors qu’elle omet le souvenir des ouvrières, davantage tourné vers leur dur labeur. La distorsion entre mémoire sociale et mémoire collective est ici éclatante. Le projet institutionnel sélectionne et transforme la mémoire lors de l’opération de métamorphose en patrimoine. Il peut changer la nature des représentations collectives et peut même transmuer le souvenir en mythologie. L’autre décalage subsistant entre le projet institutionnel et la construction du patrimoine par la société réside dans une construction totale et alieuitale. En cela, elle diffère de l’opération de construction de la mémoire collective des habitants qui non seulement est parcellaire, mais surtout qui est « territorialisée » (p. 67), c’est-à-dire émanant spécifiquement des lieux. Cette deuxième distorsion nous permet d’établir une transition évidente avec le deuxième élément qui cristallise fondamentalement la construction du patrimoine : l’espace. Les lieux constituent le cadre de prédilection dans lequel se fixe l’attention patrimoniale. On peut pousser ce constat en admettant qu’il existe une certaine spécificité urbaine. Les villes entretiennent un rapport spécifique avec leur passé. En témoigne l’intérêt grandissant des touristes partant en quête de villes dont le passé contient une épaisseur hautement symbolique. Les nombreuses questions que suggèrent les exemples choisis par l’auteur nous le rappellent vigoureusement. À partir de lieux précis, Rautenberg décortique différentes formes de mise en patrimoine, initiées par des institutions ou par des groupes sociaux. Il expose, par exemple, le phénomène de spatialisation mémorielle de la communauté algérienne lyonnaise, où la mémoire s’institue justement sans institution : seule, la place du pont, lieu emblématique de rencontres de la communauté algérienne, fédère la mémoire de ce groupe. Par ailleurs, les politiques de Saint-Martin-d’Hères et d’Échirolles — deux communes de la périphérie grenobloise sont analysées avec finesse. Ces deux communes sont intéressantes à double titre car elles sont dépourvues de ce que la pensée ordinaire classe d’emblée dans une catégorie patrimoniale. C’est justement l’absence de « bâti prestigieux » qui règne, on ne trouve « ni quartier ancien, ni tradition artisanale particulière » (p. 61) dans ces petites villes de banlieue. Le patrimoine comme l’entend le truisme ordinaire brille par son absence. Il s’agit alors pour la municipalité de broder autour d’un lieu récupérable quant à une mise en patrimoine, afin d’épaissir la politique patrimoniale. Deux constats se dégagent de ces cas intéressants à travers leur exemplarité ordinaire. D’une part, ce sont bien ces caractéristiques qui invalident l’antinomie banale et stéréotypée de banlieue sans patrimoine. D’autre part, le patrimoine ne se classe pas d’emblée dans une catégorie définie de manière idéelle. Il résulte bien d’un processus de construction qui fonctionne de manière identique pour tout lieu. Enfin, le troisième et dernier élément qui relève de la construction du concept de patrimoine annihile l’idée reçue que cette notion serait systématiquement associée à l’idée de conservation dans le sens où elle signifierait « conservation à l’identique ». Rautenberg évite donc cet écueil. Il appert que le patrimoine n’existe pas d’emblée, en tout cas, pas avant que la société dans son ensemble ou qu’un ou plusieurs groupes sociaux ne décident qu’il le devienne. C’est véritablement le changement de regard sur un espace — remarquable pour ceux qui le circonscrivent ainsi, alors qu’il peut rester anodin pour d’autres — qui est à l’origine du processus de patrimonialisation, lui-même aboutissant en plusieurs phases correspondant à plusieurs vitesses de la constitution du patrimoine. Le patrimoine n’est pas un objet distinguable d’emblée comme on tend à l’avancer de plus en plus facilement. Il faut se délester des définitions a priori et des convictions concernant le patrimoine, qui serait synonyme d’une conservation respectueuse. L’auteur démonte ces présupposés avec rigueur. Dans certains cas, le patrimoine s’incarne dans une figure de conservation, c’est-à-dire que la conservation est expressément voulue par la société, mais elle se retrouve dans l’incapacité formelle de le conserver tel quel puisque par essence elle évolue sans cesse… Conserver s’approche davantage d’une situation spatiale relevant de l’ordre du fantasme que de la possibilité réelle. Le patrimoine n’est donc pas exclusivement synonyme de conservation. On peut dire qu’il en est seulement une modalité. Il faut s’atteler à ne pas employer ce terme galvaudé sans l’avoir préalablement défini.
La forme de l’ouvrage s’apparente bien à une déconstruction du patrimoine afin de mieux saisir les rouages de sa construction. Au-delà de ces questions particulières et relatives à un cas précis il existe une véritable interrogation concernant le processus de patrimonialisation. Le patrimoine n’est pas la caractéristique d’un espace particulier, mais couvre l’espace sociétal dans son ensemble. La notion de patrimoine s’est tellement banalisée qu’un nouveau paradigme serait utile pour peser et repenser notre relation au temps et à l’espace.
Michel Rautenberg, La rupture patrimoniale, À la croisée, Bernin, 2003. 173 pages. 20 euros.