Cet ouvrage apparaît comme un montage tout à fait singulier. Si, en premier lieu, il constitue un hommage collectif (35 auteurs) rendu au professeur Claude Courvoisier (Université de Bourgogne), au lieu de la seule et habituelle fanfare des enflures rhétoriques ; il offre, en second lieu, de nombreuses pistes d’analyse et de recherche pour ceux, politistes, sociologues ou historiens, qui souhaitent établir les occurrences du terme « utopie » et estiment nécessaire d’édifier une table des distinctions requises autour de ce terme. Si le lecteur nous suit dans notre lecture du livre, il comprendra vite que nous cherchons moins, dans son compte rendu, à qualifier ce livre (« bon », « mauvais », « grand », « petit ») qu’à en tirer des éléments pertinents pour une mise à plat des tenants et aboutissants de l’utopie.
Bien évidemment, l’ouvrage nous met à l’écart de l’opinion selon laquelle l’utopie reste vaine par essence, serait l’impossible même, condamnée à l’échec par son statut. Consultant Littré, il reprend là quelques lieux communs habituels : « pays imaginaire où tout est réglé au mieux », « plan de gouvernement imaginaire, […] et qui dans la pratique donne le plus souvent des résultats contraires à ce qu’on espérait ». Aussi chaque auteur rappelle-t-il, presque constamment, que l’Utopie (1513) de Thomas More décrit un pays de nulle part, soigneusement imaginé pour que, par un jeu de comparaisons tacites, le lecteur rectifie de lui-même les imperfections du monde réel dans lequel il vit.
Ce livre encourage alors à revenir sur une question d’actualité, pour tous les chercheurs. Qu’est-ce qu’un ailleurs du politique, ou un ailleurs politique ? Quelle signification conférer à l’interrogation sur l’avenir ? Comment analyser des propositions d’institutions qui n’ont pas (encore) de lieu […] parmi les hommes ? Faut-il confondre utopie et état idéal de l’humanité ?
Ce qui, du coup, ouvre devant cet ouvrage une piste de travail inattendue : sur l’imagination sociale et politique, sur l’imaginaire des chercheurs (fort bien mis en scène dans le premier article, tout à fait hors norme), sur la fabrication de la distance entre ce qui est et ce qui devrait être. Mais pourquoi pas aussi sur la part de la démarche utopique dans l’histoire, du moins si on se souvient des propos célèbres d’André Gide : « Comme si tout grand progrès de l’humanité n’était pas dû à de l’utopie réalisée ! Comme si la réalité de demain ne devait pas être faite de l’utopie d’hier et d’aujourd’hui » (Gide, 1984, p. 287).
Présentons brièvement le système de distinction que le lecteur de cet ouvrage pourrait glaner au fil des pages de ce livre, et qui pourrait, à d’autres égards, être complété encore….
L’utopie : un poème lyrique ?
On peut accepter ou refuser de suivre Gilles Deleuze lorsque, dans son analyse de l’utopie (Deleuze, 1991, p. 106) il affirme préférer le devenir à l’histoire, il n’en reste pas moins vrai qu’il a raison de relier utopie et histoire. L’utopie se réfère à l’histoire.
A contrario, c’est justement ce qui sépare et devrait séparer utopie et mythe. Beaucoup les confondent, et finissent par absorber trop de choses dans le terme « utopie ». Chez certains auteurs, par exemple, tout récit mythique relève aussi de l’utopie : l’Atlantide, la Callipolis de Platon, le Paradis, etc. Ce livre indique avec précision qu’on ne peut pas confondre un récit de l’âge d’or et une utopie. Les mythes de l’origine du politique sont rarement des utopies. D’ailleurs, le mythe de Prométhée, examiné de près, ne dessine pas un énoncé historique. Il ne dit rien de ce qui est devenu intolérable et rien de ce qui peut le remplacer.
Un certain nombre d’articles de cet ouvrage conduisent à un résultat identique en ce qui regarde la question de l’idée de nature. Là encore, certains la soumettent à la même perspective utopiste. Or ce n’est guère possible. D’autant que le recours à cette idée de nature, par exemple au 18e siècle, tend plus vers l’idéal d’une régénération de soi que vers une histoire. Y échapperait, cependant, probablement, le texte de Saint-Just portant sur le Tribunat, assez bien examiné dans l’ouvrage.
De toute manière, au sens moderne, l’utopie ne se départit pas d’une uchronie. Et donc cette forme de pensée est, dans son principe même, déroutante pour une philosophie grecque fondée sur le cycle, et une pensée de la décadence qui serait surprise de nos modernes certitudes portant sur l’infinie amélioration de l’homme et l’avènement de lendemains qui chantent.
La prémonition d’une cité radieuse ?
Deuxième distinction nécessaire : celle qui creuse l’écart entre l’utopie et la prémonition.
Un bon exemple : la guerre. Dans l’Antiquité, il n’existe pas de doctrine de la guerre. La guerre est naturelle. Expression normale des rapports entre États, elle est non moins inscrite dans l’ordre de la nature. Polémos, rappelons-le, est une divinité. Pour qu’un doute s’installe sur ce point, il faut attendre le christianisme. La perspective alors se renverse. La guerre est même prohibée (jusqu’à ce que Thomas d’Aquin théorise la guerre juste).
Encore la guerre est-elle alors enrobée dans un millénarisme. S’agit-il d’un mode de déploiement de l’utopie ? Les auteurs rassemblés dans cet ouvrage, en tout cas, ne le pensent pas. Même s’il existe cependant un impact du millénarisme chrétien sur les utopistes du 19e siècle, en tout cas sur des écrivains comme Victor Hugo, Alfred de Vigny et Gérard de Nerval. Le règne céleste approche. Dieu, semble-t-il, est pressé… Les idées sociales fondées sur le catholicisme et l’évangile, par exemple chez Pierre Leroux, Flora Tristan, Lamennais laissent se répandre des sources chrétiennes sur les cités idéales projetées.
La dynamique des fins dernières est convoquée pour accélérer l’histoire sociale et donner carrière aux rêves de libération.
La lutte pour les « damnés de la terre » ?
Une série d’articles, sur des thèmes plus classiques, vient compléter les distinctions relevées ici. S’attachant aux questions suivantes : le droit international (le droit des gens) est-il une utopie ? L’annonce de la paix perpétuelle (Pierre du Bois, Émeric de Crucé, l’Abbé de Saint-Pierre, Jean-Jacques Rousseau, Immanuel Kant) peut-elle passer pour une utopie, dès lors qu’on ne pense pas la paix comme une simple suspension de la guerre ? Les droits de l’homme donnent-ils corps à une utopie ? Ces articles examinent de près des textes très connus : Grotius, Hobbes, Kant, etc. La question est clairement posée : la paix entre les humains correspond-elle à un rêve, un mythe ou une utopie ?
Les auteurs le constatent : les différentes versions des utopies modernes ont en commun la projection vers un « autrement » porteur de bonheur ou de moins de malheur, de quelque chose en tout cas qui relève du mieux et en cela est annoncé comme un ailleurs.
S’agit-il pour autant d’un système visionnaire ? Et si tel est le cas, alors pourquoi parler de « socialisme utopique », pour ces modèles, parfois un peu « clef en main », qui de Phalanstères en Familistères, ont hanté les nuits de certains prolétaires. Pierre-Joseph Proudhon ne concevra-t-il pas une utopie, en dégageant une solution universelle de tous les problèmes économiques, sociaux, et politiques, la solution de l’Autogestion, si on traduit cela en des termes contemporains ? Telle est, en effet, en termes proudhoniens, l’an–archie, l’absence de gouvernement, ou encore « l’anarchie positive ». Loin de pouvoir passer pour un désordre, ce serait plutôt, aux yeux du penseur bisontin, l’ordre naturel par opposition à l’ordre artificiel étatique.
Utopie ou non ? En tout cas, pas au sens de Friedrich Engels. Car il est vrai que Proudhon décrit fort bien les mécanismes pour y arriver : le contrat synallagmatique.
« Quand vous en serez au temps des cerises ».
A côté des utopies, en tant que telles, il existe aussi des mouvements utopistes, dont on parle peu dans les ouvrages consacrés à ce thème. Certes, une utopie constitue une sorte d’expérience de pensée, un ouvrage philosophique traçant à l’aide de figures littéraires le tableau d’une société terrestre inédite (niant descriptivement les institutions existantes), quoique non réalisée dans l’espace et le temps. Et lorsque cette fiction se mue en un modèle du bonheur, même critique du présent, sans offrir pour autant les moyens de transformer ce dernier, elle risque d’entraîner dans des impasses. Mais il existe tout de même des mouvements politiques spécifiquement voués à la réalisation d’un projet utopique. Ici, quelques articles s’emparent de la question et dessinent des voies pertinentes. Mouvements internationaux culturels, mouvement des citoyens du monde, mouvements de recherche-action internationaux, en somme, certains acteurs sociaux se donnent la peine de donner une présence active à ces idées.
Parfois, ils ont besoin d’être soutenus par une utopie chansonnière. Cela nous vaut un bel article portant sur le Temps des cerises, ce poème écrit en réalité en 1866, et devenu, bien que chanson d’amour, une chanson sur l’agonie de la Commune. L’auteur insiste sur cette mutation du texte, et sur le transfert d’interprétation, au demeurant accepté par l’auteur (Jean-Baptiste Clément).
Une autre logique de lecture.
« Peut-être toutefois l’utopie n’est pas le meilleur mot, en raison du sens mutilé que l’opinion lui a donné » (Deleuze, 1991, p. 96). Cela étant, on peut tout de même préférer le maintenir.
Alors, deux voies se dégagent.
– Soit, on s’attache à renverser l’image traditionnelle de l’utopie : celle-ci n’est plus un non lieu, la description d’un ailleurs fantasmatique, mais la pensée de l’immanence radicale, l’ici-maintenant de la philosophie : « Le mot employé par l’utopiste Samuel Butler, “Erewhon”, ne renvoie pas seulement à Nowhere , ou Nulle part, mais à Now-here , ici-maintenant » (Deleuze, 1991, p. 96).
– Soit, en modifiant les utopies classiques. On peut alors donner à ces récits le sens suivant : l’utopie qui est aussi uchronie (nul temps) dessine moins un avenir déjà existant que le sens d’une lutte, le motif d’une critique du statu quo, la signification de ce que l’on est en train de transformer, dans la mesure où l’on ne se bat pas pour se battre, mais en vue de (quelque chose).
Par conséquent, si de l’utopie, au lieu de retenir les recettes de cité idéale, on retenait surtout l’effort de lecture, de suivi qui oblige le lecteur à s’interroger sur lui-même et soulève son imagination ? Alors, il faudrait conclure que, de l’utopie, ce qui importe, c’est sa lecture. Et la lecture devient le cœur de l’utopie, puisqu’elle devient affranchissement intellectuel.
L’ouvrage reprend aussi à son compte un propos tenu jadis par Miguel Abensour, à propos de l’utopie : « un masque dont se couvre une pensée nouvelle de nature à ébranler l’orthodoxie et à porter atteinte aux croyances, aux institutions sur lesquelles repose la société de son temps » (Abensour, 2000, p. 38). En un mot, référer à des utopies, c’est d’abord accepter d’apprendre à penser autrement, à poser des problèmes en lieu et place des solutions par avance promises.
Si à certains égards, il est nécessaire de remarquer le côté répétitif de certains textes utopistes, en revanche, l’accentuation de leur commentaire doit viser à souligner l’expression littéraire, à chaque fois mise en œuvre. Au-delà de l’idée d’un pays imaginaire, où un gouvernement idéal règne sur un peuple heureux (encore existe-t-il des contre-utopies), l’utopie désigne une manière de lutter pour la justice et une manière de poser le problème de la justice.
Patrick Charlot, (dir.) Utopies, Entre droit et politique, Études en hommage à Claude Courvoisier, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2005. 450 pages. 22 euros.