Par cet ouvrage, l’éditeur nous propose une publication nouvelle de la version française du Complexe de Narcisse, parue antérieurement chez Robert Laffont, en 1981, et largement tombée dans l’oubli. Le lecteur qui a quelques souvenirs de ses lectures de jadis verra avec plaisir revenir au-devant de la scène de la recherche sociologique et de la scène des débats politiques cette sorte d’admonestation fin de siècle. À l’époque, en effet, le 20e siècle tirait à sa fin, et les promesses du 21e siècle étaient encore dans les limbes.
Mais le lecteur et chercheur plus jeune doit aussi se rendre attentif à cette republication, dans la mesure où l’ouvrage, certes par certains traits de sa facture un peu dépassé parce que quelques recours à la psychanalyse, à la littérature, ou autres, sont mieux intériorisés de nos jours, dans la mesure donc où cet ouvrage rappelle que des notions aussi répandues que « individualisme » ou « repli sur la sphère privée », par exemple, doivent être interrogées précisément plutôt qu’utilisées sans analyses préalables. Le fait que cet ouvrage ne soit pas titré La culture de l’individualisme devrait contribuer évidemment à suggérer à ce lecteur l’existence d’un contexte polémique sur lequel nous allons insister dans ce compte-rendu.
Au demeurant, il convient d’être très attentif au mode de réception appliqué à cet ouvrage, couvert et largement surchargé désormais de commentaires réactifs. Selon certains, Christopher Lasch nous donnerait les moyens d’opérer la condamnation du laxisme de l’enseignement actuel, des mœurs indolentes, de la vie facile et apparemment sans règles de notre époque,… et d’autres thématiques toutes marquées au sceau d’une lecture un peu superficielle, et surtout au sceau d’une volonté de renverser d’anciens idéaux de gauche en en faisant la cause de nos malheurs actuels (c’est le cas des propos exprimés dans la préface signée par Jean-Claude Michéa et titrée déjà « Pour en finir avec le 21e siècle » ; aussi ne la commenterons-nous pas).
Car, on peut, à tout aussi bon droit, tirer de l’ouvrage une leçon plus vigoureuse. Une leçon plus précise aussi, portant notamment sur les confusions de concepts (en particulier la confusion entre « individualisme » et « narcissisme ») et leurs conséquences : les analyses récentes du nouveau narcissisme ― en vérité sous le titre de l’individualisme ― confondent cause et effet. Elles attribuent à un culte de la sphère privée une évolution qui tient à la désintégration de la sphère publique. Le plus souvent même, elles se trompent sur le sens à conférer à la notion de « narcissisme ». Le narcissisme, en effet, est plus proche de la haine que de l’amour de soi. De nos jours, ce narcissisme s’exerce d’ailleurs dans une société déréglée, violente et imprévisible, dans laquelle il importe de chercher à survivre presque à tout prix. Les conditions de plus en plus dangereuses et imprévisibles dans lesquelles vit la classe moyenne ont fini par lui inspirer la nécessité d’élaborer des stratégies de survie dans un monde qui, par ailleurs, homogénéise les conditions d’existence en formes prolétariennes. Aussi le narcissisme ne relève-t-il pas d’un défaut ou d’une faute voire d’une incompétence politique, ainsi qu’il en va avec la notion d’individualisme. Il décrit plus exactement une stratégie dont les traits méritent d’être relevés, une stratégie de protection.
Voilà ce qui nous semble désormais le plus important de ce que s’attache à montrer Christopher Lasch (1932-1994), en son temps professeur d’histoire à l’université de Rochester (Ny).
Un système de contrôle rigoureux inaperçu.
Avant de s’attaquer aux modèles de socialisation contemporains, du moins tels qu’ils se déploient aux Etats-Unis, l’auteur précise à nouveau que son optique ne tente pas de contribuer à renforcer la condamnation des attitudes rencontrées chez nos contemporains. Au lieu de muer le culte de l’intimité en une faute que l’on pourrait reprocher aux jeunes générations, ce culte doit être pensé comme le résultat paradoxal d’une crainte de ne jamais pouvoir découvrir une véritable intimité. C’est justement parce que les rapports personnels entre les concitoyens peuvent favoriser une véritable intimité, que la tyrannie de l’intimité publicitaire ou émotionnelle, telle qu’elle est cultivée par les médias, ne correspond à rien.
Or, justement, l’ensemble de ce processus est masqué. Les pratiques de l’intimité sont tombées sous un système de contrôle rigoureux mais inaperçu. Il n’est que d’observer le pessimisme largement répandu de nos jours chez ceux qui gouvernent la société américaine : pour eux, toutes les attitudes et les violences sociales tombent sous le coup d’une crise de confiance à l’égard de la société, d’un simple malaise passager. Ce pessimisme modèle l’opinion publique, tandis que la population devient méfiante, méprisante souvent, à l’égard de ceux qui exercent le pouvoir.
Néanmoins, analysé de près, ce pessimisme n’est pas consécutif à un simple manque d’assurance imputable aux Etats-Unis. Il convient de découvrir un ressort plus pertinent de ce genre de phénomène. Et, notamment, un ressort qui fasse sa part à des inventions que l’on a du mal à saisir, mais dont on pressent qu’elles sont centrales. Les commentateurs de la société bourgeoise, note Lasch, « semblent avoir épuisé leur réserve d’idées créatrices ». Ils ont du mal à « comprendre le cours de l’histoire moderne ou à le soumettre à une direction rationnelle ». Les philosophes eux-mêmes n’expliquent plus la nature des choses et renoncent à nous dire comment vivre.
Or, quelle que soit l’interprétation donnée de ces autres phénomènes, le mépris des politiques par les citoyens et l’invention parfois de coopérations dispersées, ils ressemblent à un commencement de modestes expériences de coopération destinées, de la part des hommes et des femmes, à défendre leurs droits contre les bureaucraties tentaculaires. D’ailleurs, « ce que les élites politiques et dirigeantes qualifient “d’indifférence à l’égard de la politique” pourrait bien signifier un refus grandissant des citoyens, de participer à un système politique qui les traite en consommateurs de spectacles préfabriqués » (pp. 23 et 61, deux pages à relire de près).
Le narcissisme ne serait-il rien d’autre que le début d’une révolte politique générale ? En tout cas, pour l’heure, il repose aussi sur des conditions objectives : une société qui ne bouge plus, un « ascenseur social » en panne, l’absence de chances de changer quoi que ce soit, la rupture avec un sens de l’avenir historique…
La description du narcissisme : Vivre dans l’instant (les années 1970).
Vivons-nous une révolution culturelle ? Personne ne semble plus vouloir ni changer ni comprendre la société ! La plupart des propos entendus montrent que le sens même de la politique a disparu.
Il est aisé de rapporter en premier lieu ce constat aux modifications profondes de la notion du temps dans les habitudes de travail, les valeurs et le but de l’existence. Ainsi que nous l’avons précisé ci-dessus, on peut réduire la description de la société contemporaine à quelques traits très simples : non seulement un pessimisme radical se serait instauré, mais l’individu se serait replié sur une culture du moi, et du développement personnel.
À cette occasion, les Américains du nord, entend-on dire partout, se sont enfermés dans des préoccupations purement personnelles. Nul ne cherche plus à améliorer sa vie. Chacun préfère se vouer à sentir et vivre pleinement ses émotions. Le souci diététique a pris le pas sur beaucoup de choses plus collectives ou interrelationnelles. Certains citoyens s’immergent dans les sagesses de l’Orient. En un mot, les contemporains semblent vivre dans l’instant, et l’instant est devenu la passion dominante de la société américaine.
Bien sûr, de ces phénomènes, on peut donner un peu plus aisément encore une interprétation religieuse. Tout en refusant une telle perspective, Lasch y fait allusion et en détaille les impasses. Il réfute les propos tenus sur ce thème. Et d’une certaine façon préfère, a contrario, justifier d’abord le narcissisme : « Puisque la société n’a pas d’avenir, il est normal de vivre pour l’instant présent » (p. 32).
Ainsi prend sens l’énoncé de la thèse centrale de l’ouvrage. Le narcissisme : une mentalité de survie ! En réalité l’atmosphère actuelle n’est pas religieuse, mais thérapeutique. Chacun ne cherche pas le salut, mais « la santé, la sécurité psychique, l’illusion momentanée d’un bien-être personnel, au cœur d’une société de contrôle et d’indifférence ». Le narcissisme constituerait donc une réaction normale aux conditions sociales (p. 219). Une réaction dont les conséquences psychiques sont fondamentales : elle donne naissance aux types psychologiques du narcissisme, dont on peut penser les déterminations par analogie avec le narcissisme pathologique.
L’individualisme ou le narcissisme ?
Partant de là, il devient rapidement clair que cet ouvrage se fonde sur une dimension plus réflexive et plus critique qu’on ne le croit au premier abord. D’une certaine manière, en effet, le projet du livre consiste à vouloir décrire une manière de vivre qui est en train de mourir et que l’on confond trop souvent avec le narcissisme : celle de la culture de l’individualisme compétitif. Cette (ancienne) culture ― désormais dépassée ― avait poussé sa logique jusqu’à l’extrême de la guerre de tous contre tous. Mais lorsque ce déploiement passe pour une apparente « révolution culturelle », une mode, il apporte son soutien au statu quo.
C’est donc aussi de ce point de vue qu’il convient de statuer sur l’obsession narcissique. Autrement dit, la discussion s’établit finalement sur le plan suivant : ne doit-on pas différencier complètement l’individualisme désintégrateur et le narcissisme, tous deux emportés habituellement trop vite dans des condamnations morales ?
Il est vrai, rappelle Christopher Lasch, que la figure de Narcisse ne coïncide pas avec la figure de l’individualiste. Narcisse a besoin des autres pour s’estimer lui-même. Il se complaît moins qu’on le croit en lui-même. Il vit plutôt dans l’insécurité qui le relie aux autres. Il a besoin d’être reflété dans l’autre. « Pour Narcisse le monde est un miroir ; pour l’individualiste farouche d’antan, c’était un lieu sauvage et vide qu’il pouvait façonner par la volonté. » (p. 37).
De ce fait, l’allié de Narcisse n’est plus le prêtre, ou le modèle de réussite du capitaine d’industrie. C’est le thérapeute. « La thérapie s’est établie comme le successeur de l’individualisme farouche et de la religion. » Narcisse a intériorisé complètement les normes sociales, mais se sent annihilé par l’ennui social et politique. Aussi les Narcisses sont-ils « à la recherche d’impressions fortes, susceptibles de ranimer leurs appétits blasés, et de redonner vie à leur chair endormie » (p. 39). Ce qui nous vaut, au passage, une belle remarque portant sur les œuvres autobiographiques, ce genre littéraire qui semble mettre en valeur l’intériorité. Selon Lasch, les meilleures autobiographies dévoilent précisément le moi, et permettent d’appréhender les forces historiques qui ont rendu le concept même d’identité de plus en plus problématique. Dans les meilleures autobiographies, non seulement on écrit (posant ainsi le problème de l’universalité, par fait de langue écrite), mais on s’adresse à d’autres, même si le voyage intérieur ne manifeste plus que le vide.
Enfin, ce moment de l’ouvrage se termine par une brillante discussion des thèses de Richard Sennett (Les Tyrannies de l’intimité). Certes, reconnaît Lasch à propos de Sennett, ce dernier insiste sur le fait que le « narcissisme est tout l’opposé d’un amour de soi vigoureux ». Mais il n’en constate pas moins que les conventions anciennement établies et qui réglaient les relations impersonnelles entre les citoyens en public ont disparu. Elles permettaient pourtant de créer des barrières de politesse entre eux, encourageant le cosmopolitisme et la courtoisie dans l’espace public. Or, dit Sennett, l’intimité nous sépare de cela. Elle a des effets pernicieux. Ceux de l’idéologie de l’intimité.
Mais justement, précise-t-il encore, Sennett oublie de porter aussi son commentaire sur les systèmes de domination. Il tend à exalter le libéralisme bourgeois de l’espace public comme la forme civilisée de vie politique. Dans son désir de rétablir une distinction entre vie publique et vie privée, il ignore la manière dont elles s’interpénètrent. Il rend l’invasion de la sphère publique par l’idéologie de l’intimité responsable du malaise contemporain, alors que l’intimité réalisée désormais, au lieu d’être choquante, témoigne d’un effondrement de la personnalité. Elle raconte la désintégration du moi : « Loin d’encourager la vie privée aux dépens de la vie publique, notre société fait qu’il est de plus en plus difficile pour un individu de connaître une amitié profonde et durable ».
Du malaise culturel à la recomposition d’une résistance.
Aussi convient-il de tisser derechef l’analyse globale de la société contemporaine, notamment afin d’en examiner les remises en cause potentielles. L’auteur se penche donc à nouveau sur la société capitaliste. Il redécouvre, mais en cela ne cherche pas l’originalité, que ce type de mode de production ne se satisfait pas de réguler à sa manière la production des biens. Il prend en charge la consommation. Et plus largement, il a des visées sur l’éducation des masses à la culture de la consommation. D’ailleurs, le système ne fonctionnerait pas sans cette dimension. Une dimension, enfin, qui est susceptible d’une amplification, en fonction des demandes travaillées par la publicité et la création de nouveaux désirs. Les systèmes d’organisation de la diffusion se chargent de fabriquer un être perpétuellement insatisfait, agité et anxieux. La publicité promeut la consommation comme mode de vie, jusqu’à affirmer la consommation comme solution de remplacement de la protestation et de la rébellion. À la désolation spirituelle du monde, elle substitue la consommation conçue comme remède.
Du côté de la politique, les choses ne vont guère mieux. Elles sont même, à certains égards, plus accentuées. Les gouvernements désormais n’opèrent qu’en jouant sur les formes du spectacle. Les hommes politiques n’ont plus d’autre idéal que de vendre aux citoyens leurs qualités de dirigeants. L’essence de l’art de gouverner est passée du côté de l’habileté à manier les crises. Ce que Lasch appelle ici une politique du spectacle, étayée sur des analyses de la politique de Nixon et de Kennedy, consiste en un art d’impressionner un public invisible.
Entendra-t-on ici la notion de spectacle, dans le sens même que lui prête Guy Debord. Pour une part oui. Lasch, d’ailleurs, réfère à ses œuvres. Mais il se contente pourtant de faire jouer ce concept banalement, en insistant sur l’idée selon laquelle la vie publique et la vie privée prennent aujourd’hui le caractère d’un spectacle, en oblitérant le rapport entre l’art et la vie.
Simultanément, il multiplie les analyses. Mentionnons brièvement qu’il s’inquiète effectivement : de l’éducation familiale, de l’enseignement (réduit à la propagation de l’abrutissement intellectuel, parce qu’il a renoncé à fournir des citoyens éclairés ; encore peut-il probablement servir de tremplin pour une certaine promotion), du sport (qui n’est plus un jeu, mais est placé sous une idéologie utilitariste et nationale) et de la réduction des pratiquants des activités sociales à de simples spectateurs. Certes, il y a bien de véritables admirateurs qui vouent aux sports un respect authentique. Mais la société est au spectacle.
Toutefois, à chaque fois qu’il entreprend une analyse spécifique, l’auteur précise qu’il convient de raffiner le regard que l’on porte sur les affaires sociales et politiques. Il importe, souligne-t-il à chaque pas, d’éviter de projeter sur tout cela, systématiquement, des valeurs réactionnaires et une simple théorie du divertissement, alors qu’une analyse plus fine peut réussir à montrer comment endoctrinement et socialisation ne doivent pas être confondus, et que ce qui est inculqué n’est pas systématiquement ce qu’on croit.
En un mot, et c’est là que nous voulions revenir, Lasch n’est pas sans remarquer de temps à autre, que : « Heureusement, les peuples ont tendance à résister à de telles exhortations » (p. 141). Serait-ce que nous pouvons sortir du narcissisme, si au contraire on ne peut sortir de l’individualisme ?
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Le lecteur raffinera les résultats que nous lui proposons en se plongeant ou se replongeant dans ce volume. De nombreuses pages retiendront son attention. Il est clair que Lasch appartient à ce groupe des commentateurs du contemporain qui ne se contentent ni de la version chiffrée de la sociologie ni du discours folklorique portant sur tel ou tel aspect des rapports sociaux.
Il reste vrai, néanmoins, que l’on peut pratiquer une lecture très réactive de Lasch. Non à son égard, mais à l’égard de la société contemporaine, dont on peut réclamer qu’elle retrouve des caractères disparus, avec un peu de nostalgie. Lasch finirait alors à justifier tous les appels aux retours aux repères et aux impératifs. Rien n’empêche d’extraire de cet ouvrage l’idée selon laquelle, pour un individu, l’absence de sur-moi (due à une société faussement permissive et libertaire) est aussi handicapante qu’un sur-moi étouffant développé au sein d’une société trop rigide.
Mais, il nous semble plus exact d’affirmer que ce que recherche Christopher Lasch, à travers les catégories de la philosophie politique, de l’histoire et de la sociologie, ce sont les conditions d’une démocratie autrement organisée et vivante. Les tyrannies du contrôle social, les transformations technologiques et l’éclatement de l’individualisme dans les sociétés contemporaines nous éloignent moins qu’on ne croit des conditions d’une vie qui vaut la peine d’être vécue.
Christopher Lasch, La culture du narcissisme, La vie américaine à un âge de déclin des espérances, Paris, Flammarion, [1979] 2006 (trad. Michel L. Landa).