À l’heure où les sciences sociales sont encore ici ou là qualifiées de « sciences molles » et doivent faire la preuve du caractère scientifique de leur démarche, l’ouvrage de Gérard Chouquer, directeur de recherche au Cnrs [1], nous propose une belle leçon de rigueur et de démarche scientifique, leçon jubilatoire à plusieurs titres. D’abord par la finesse du raisonnement, ensuite par l’érudition et la richesse des exemples, références bibliographiques mis au service d’une problématique [2] qui interroge l’« historicité des catégories » (p. 8) autrement dit des objets ou modèles chers aux géographes (le territoire, l’openfield, le paysage), historiens (la paroisse, le domaine royal), archéologues (la villa et la voie romaines, les « fermes indigènes »), mais aussi anthropologues (la communauté primitive), ethnologues, sociologues…En effet, l’archéogéographie n’est pas une nouvelle discipline académique mais une démarche, nourrie des apports et confrontations de diverses spécialités, qui prolonge ou renouvelle les questionnements et construit en même temps un recul critique particulièrement exigeant.
Un apport majeur de l’ouvrage réside dans la méthodologie qu’il développe et la rigueur salutaire de la démarche. On ne dira jamais assez combien l’interrogation des sources et le doute sur les choix méthodologiques de tri, d’organisation des données sont le cœur même d’une approche scientifique et la condition première à la production de résultats honnêtes et pertinents, dépassant la portée d’une étude de cas.
Cet apport méthodologique de l’ouvrage de Gérard Chouquer passe par une analyse précise du contexte dans lequel la science s’élabore. Contexte intellectuel, culturel, philosophique, religieux, économique, politique, social…mais aussi poids des héritages rarement discutés. Cette étude contextuelle de l’élaboration des « objets » de la recherche apparaît comme la forme ultime d’approfondissement des « sources » (historiques, mais aussi antérieures à l’histoire). Cette déconstruction/recomposition des objets devenus des évidences modernes intériorisées par les chercheurs eux-mêmes (p. 62 ; p. 154 [3]) apparaît finalement comme l’ultime exigence de « l’honnête chercheur » du 21ème siècle. Gérard Chouquet aborde ainsi de front le problème de l’anachronisme, des choix implicites des chercheurs qui conduisent à distordre la réalité. Les processus intellectuels mis en œuvre pour « échapper à la description de la réalité » sont finement analysés : comment un chercheur en conflit de loyauté entre ses analyses et le schéma dominant sa discipline (cette « structure anthropologique de l’espace-temps moderne qui habite les esprits », p. 34) choisit le second non sans « pirouette », « pas de clercs » voire « falsification ».
Par exemple, le territoire clairement délimité devient un « objet fétiche » de la géographie historique (p. 25) au prix de beaucoup d’anachronisme dans la manière d’aborder les réalités antiques ou médiévales telle que la paroisse et surtout le domaine royal (pp. 32-38). Cet anachronisme est lié à « l’excès de fixisme prêté aux limites » (p. 31) et à la croyance en une continuité et une progressivité aboutissant aux réalités territoriales contemporaines : il faut bien que le domaine royal médiéval soit territorial puisqu’il importe de rendre évidente la filiation avec le territoire national tel que nous l’entendons aujourd’hui (p. 37). Et Gérard Chouquer, non sans humour, de proposer une carte intitulée « le domaine royal d’Hugues Capet, tel qu’il est certain qu’il n’a jamais existé »… Les géographes regretteront l’absence de légende, d’échelle et d’orientation…
L’auteur n’entend pas par « objet » des éléments matériels d’étude mais des « élaborations plus ou moins fondées, présentées comme des objets historiques avec lesquels on écrit d’ordinaire l’histoire de l’espace-temps » (p. 7). Cela va de la voie romaine à la paroisse, du domaine antique aux grands défrichements du Moyen Âge en passant par l’openfield, l’atlas cartographique ou les toponymes. L’auteur ne conteste pas que ces « objets » aient été construits à partir d’éléments réels (restes archéologiques, textes anciens…), mais il pose la question de l’écart entre l’objet tel qu’il a été (est encore) défini par les chercheurs et sa réalité (à la fois physique, sociale, perçue ; parfois complexe et floue…) à l’époque où il existait.
Le préfixe « archéo » dans le terme « archéogéographie » signifie archéologie du savoir géographique sur les périodes passées. L’auteur estime qu’il est maintenant temps « d’engager une critique rationnelle et progressive du corps de doctrine [moderne] et refonder le récit sur de nouvelles bases, plus proches de la concrétude [4] et d’une préoccupation dynamique et écouménale [5][…] » (p. 10). Contrairement à une démarche moderne qui affirme la possibilité de tout connaître et cherche à identifier (en forçant parfois cette identification pour préserver son schéma de pensée) des objets « à bords francs » (tels que ruptures historiques, frontières géographiques…), l’auteur s’inscrit délibérément dans un « prolongement » et non dans une « rupture épistémologique » avec les recherches passées, seule attitude, selon lui, qui permette de renouveler les approches grâce à davantage de « délibérations, de controverses, de réflexions, de prises en compte des savoirs multiples » (p. 11).
Le plan même de l’ouvrage est en cohérence avec la démarche de l’auteur : loin de la norme de l’argumentaire en trois parties, il manifeste, en dix-neuf chapitres/étapes, que le cheminement est aussi important que le but poursuivi, « chemin » de déconstruction de certitudes académiques issues de l’époque moderne. La dimension polémique du propos et l’inconfort que peut représenter cette position de recherche en équilibre dynamique (et jamais achevée ! [6]) rebuteront sans doute certains lecteurs épris du cadre stable de cette modernité interrogée par l’auteur. En effet, ce réexamen critique s’avère très dérangeant dans ses conséquences, car il touche à nos pratiques de recherche et aux liens qu’elles entretiennent avec nos systèmes intellectuels, systèmes de valeurs, héritages idéologiques, ruinant ainsi notre prétention fréquente à « l’objectivité scientifique » (directement issue des Lumières). Ainsi de la question du territoire (p. 22) : combien de géographes aujourd’hui illustrent – inconsciemment ou non – dans leurs travaux, « cette conception selon laquelle les peuples [groupes sociaux…] sont destinés à se développer dans un territoire qui leur est fondamentalement propre » (p. 22) ? Ce qui justifie une définition/cartographie a priori du cadre territorial de l’étude et l’adaptation de la problématique de recherche à ce cadre… réduisant ou faussant l’étendue de la question. De même, Gérard Chouquer démontre magistralement combien l’approche centre/marges est liée à la figure de l’Utopie de Thomas More (1516). S’appuyant notamment sur les travaux de Françoise Choay et Henri Galinié, il souligne combien la figure de l’utopie baigne le cadre de la pensée moderne à travers la coupure entre réalités et représentations, humanité et nature…). Son rôle est majeur en « instaurant un espace-temps original » (p. 48) caractéristique de la modernité et en irriguant par le biais de représentations puissantes non seulement l’architecture et l’urbanisme, mais aussi l’histoire, la géographie et l’archéologie.
La présentation de la démarche de réexamen critique va de pair avec la mise en place des notions utiles à sa compréhension : mais là encore, que l’on ne se s’attende pas à une présentation formelle comparable à des pièces de puzzles « à bords francs » parfaitement emboitées en un « pavage » jointif et homogène, pour reprendre des expressions de l’auteur. À la manière des ouvrages de philosophie allemande, l’introduction présente sa pensée de manière extrêmement dense et c’est après avoir lu la totalité de l’ouvrage – et des notes – que l’on comprend les premières pages dans toute leur profondeur, toute leur complexité et toute leur portée. La manière dont les propos de l’auteur se répondent et s’articulent d’un chapitre à l’autre, d’une note à l’autre avec parfois plusieurs emboîtements successifs matérialise ainsi dans l’ouvrage son projet d’une démarche scientifique réflexive, délibérative et multiple.
Plusieurs notions sont présentées en introduction puis enrichies et déployées dans la suite de l’ouvrage. L’auteur s’attache au processus complexe par lequel les chercheurs modernes creusent un écart de plus en plus grand entre les réalités passées qu’ils étudient, analysent et la « forme », « l’objet » utilisé pour en parler. Cela passe par une opération de sélection, de tri des informations [7] dont les limites ne doivent pas conduire à la rejeter, mais à l’utiliser en toute connaissance de cause et nécessitent ensuite de s’interroger sur les liens qui existaient dans la réalité et qui ont été perdus au cours du processus. Gérard Chouquer définit ce qu’il appelle le processus de rétroprojection spéculaire, en trois cônes emboîtés de réduction. Les vicissitudes d’un objet dans le monde scientifique ont généralement pour effet de creuser l’écart entre lui et les réalités qu’il est/était censé représenter fidèlement : en devenant un « emblème », un lieu commun disciplinaire, il absorbe d’autres réalités autour de lui, et non seulement déforme leur sens, mais peut en arriver à stériliser la recherche sur certains thèmes (c’est ainsi que le « privilège exorbitant » accordé à la voie romaine empêche d’enquêter sur les routes et le parcellaire autochtone non romain considéré comme moins intéressant, voire comme inexistant, p. 158). Ces collecteurs hypertrophiés, comme les appelle l’auteur, sont par exemple le territoire national, le paysage, l’utopie, la ruralité, l’openfield, la centuriation, l’environnement, le patrimoine : « on masque sous ces appellations commodes des réalités diversifiées, voire des disparités criantes » (p. 15).
À travers cette notion de collecteur hypertrophié et l’analyse de la manière particulière dont il fonctionne pour plusieurs objets (exemple très démonstratif de la grande propriété antique, pp. 79-80), l’auteur précise peu à peu les « caractères originaux de l’espace-temps moderne » en revenant constamment à ce qui nous semble être un fondement des sciences humaines : analyser et interroger les liens entre les humains et l’espace, les humains et la terre. C’est mettre « l’hybridation » au cœur d’objets aux contours rénovés afin de reformuler sur un autre mode les problématiques de recherche :
La critique [du domaine royal] ne signifie évidemment pas qu’il faille refuser toute dimension territoriale aux domaines du roi. Il faut comprendre comment on passe de la discontinuité des biens et des revenus […] à des ressorts de plus en plus stables et géographiquement délimités (p. 38).
Cette question des liens est au cœur de la démarche géoarchéologique et explique aussi largement l’inconfort de la posture proposée : tenir un équilibre dynamique entre plusieurs chaises est plus passionnant mais toujours plus difficile que de se poser fermement sur l’une d’entre elles en oubliant les autres…
La première partie propose en dix chapitres un réexamen de dix « objets » (les ethnotypes nationaux, la formation du territoire national, le paysage, les utopies, la ville, la ruralité, la grande propriété antique, le patrimoine, l’environnement et la complexification de l’organisation sociale des sociétés au cours de l’histoire), qui se révèlent être des représentations de l’espace-temps moderne, elles-mêmes susceptibles de produire à leur tour d’autres objets (types, emblèmes, catégories…). L’auteur souligne combien des problématiques (« méta-objets ») ont été générées par ou en fonction de ces objets (moyen efficace d’être sûr que les pièces du puzzle s’assemblent !) qui, dans un second temps, ont eux-mêmes été réadaptés pour mieux s’insérer dans d’autres problématiques voisines, d’autres périodes historiques.
La seconde partie (neuf chapitres) porte aussi sur le réexamen critique d’objets (tels que l’atlas cartographique, les toponymes, les mesures, les vestiges archéologiques), mais les présente différemment, en les regroupant au sein d’ensembles qui s’avèrent être des « outils [de la modernité] pour réduire les réalités et les dynamiques passées ». Ainsi, le bocage et l’openfield (objets qui auraient pu faire individuellement l’objet d’un chapitre en première partie) participent de la « surdétermination des types agraires » (chapitre 15). Cette seconde partie propose un réexamen critique des objets à un niveau différent de ce qui était envisagé en première partie, en mettant l’accent sur les liens entre objets. La formulation des titres des chapitres en témoigne, souvent construits autour du « et », de la mise en relation entre plusieurs éléments (six sur neuf). L’efficacité de ces outils et processus de la modernité est d’autant plus grande qu’elle est discrète, implicite, intériorisée inconsciemment par les acteurs (chercheurs, lecteurs…). Les représentations passent pour des réalités objectives, extérieures au regard du savant et entrainent « à la fois une série de jugements de valeur rétrospectifs sur les sociétés prémodernes et une transformation de leur passé » (p. 103).
Il ne faut donc pas comprendre l’enchaînement entre les deux parties selon un schéma (moderne, justement !) de progression linéaire de la pensée, ou un plan thématique au sein duquel le lecteur pourrait aborder tel ou tel chapitre indépendamment des autres, mais bien comme la mise en pratique de ses propres principes par l’auteur : cela peut être déroutant pour le lecteur contemporain qui baigne précisément – et le plus souvent sans s’en rendre compte – dans une pensée moderne. Paradoxalement, cette cohérence entre le propos de l’auteur et la forme de son ouvrage complique, pour le lecteur non initié, l’entrée dans sa pensée et la compréhension de la forme argumentative : il est nécessaire de revenir plusieurs fois à l’introduction après avoir lu tel ou tel chapitre pour en comprendre toutes les implications, tant les propos s’éclairent les uns les autres au fil des exemples et des développements (renvoi explicite au chapitre 13 dans le chapitre 2). La compréhension des notions clés nécessite des va-et-vient entre plusieurs chapitres et plusieurs notes : ainsi pour le couple historicisme/naturicisme, modes d’épistémisation précisés en plusieurs étapes (historicisme : note 3 appelée p. 9 et complétée par les propos sur le naturicisme note 14 appelée p. 28 et renvoyant elle-même à la note 25, appelée p. 117).
Une autre complexité de l’ouvrage tient au vocabulaire employé, au niveau de langue. Là encore, la critique est « hybride ». En effet, cette complexité du vocabulaire tient d’abord à la cohérence et à la profondeur du propos de l’auteur : le décryptage des réductions opérées par la modernité et la rénovation des objets d’étude ne peut se faire sans interroger le vocabulaire lui-même, car cette modernité qui imprègne largement les mentalités imprègne aussi le vocabulaire des sciences humaines (et pour cause : elles se sont mises en place sous la modernité et ont crée en même temps leur vocabulaire, ou ont chargé de sens divers les anciens mots). Ainsi, pour éviter les ambiguïtés, de nouveaux termes désignent les réalités à étudier débarrassées autant que faire se peut de l’héritage épistémologique disciplinaire qui les entoure, ou désignent les processus qui créent cet écart entre objets-collecteurs hypertrophiés et réalités anciennes. Mais, revers de la médaille, la densité du propos de l’auteur, sa maîtrise de nombreux champs disciplinaires en géographie, archéologie, histoire, l’emploi de termes rares, d’un vocabulaire spécialisé (pp. 78-82, dans le chapitre sur la grande propriété antique notamment), le renvoi à des ouvrages précédents ou « à paraître » de l’auteur font regretter l’absence d’un glossaire (même si cela constituerait une concession au prisme moderne) et ralentissent la lecture. Avoir lu Aux racines du temps de Stephen Jay Gould (1990) a grandement facilité notre compréhension du chapitre 13 sur la naturalisation de l’espace par la géologie (pp. 115-119 en particulier).
Au milieu de la rigueur dont l’auteur fait preuve, quelques raccourcis « modernes » détonnent parfois, comme, p. 27, la manière de « réduire » implicitement les chrétiens aux seuls catholiques [8] ou l’ambiguïté utilisée pour désigner les humains. Le terme « homme » doit-il être compris comme englobant toute l’humanité (genre Homo, et dans ce cas une majuscule — même contraire à l’usage — ou une reformulation lèverait le doute) ou comme le pôle masculin du couple homme/femme (explicite p. 64) ? On ne peut s’empêcher de penser là à un de ces héritages modernes, où le mot « savant », par exemple, s’interprète implicitement au masculin. Il est d’ailleurs frappant de constater combien les éléments du « schéma anthropologique de l’espace-temps moderne » proposé en conclusion par l’auteur conviendraient à un schéma genré de la modernité dans lequel l’homme (masculin) est au « centre ‘légal’ » (du côté des lois, de l’expérimentation, du raisonnement par déduction/induction, de la culture) et la femme du côté des « marges de réprobation » (du côté de la contingence, de l’expérience vécue, de l’analogie, de la nature). Cet axe de réflexion n’est pas l’objet du livre de Gérard Chouquer, mais nul doute que les directions de réflexion et de réexamen critiques qu’il propose seraient applicables avec profit à l’étude des liens entre science et genre.
C’est donc une véritable somme épistémologique et une remarquable synthèse que propose Gérard Chouquer tout en amenant le lecteur à réfléchir à sa propre pratique de chercheur, d’enseignant, de citoyen et à sa propre vision du monde. Il questionne chez chacun les éléments d’un « fondamentalisme intellectuel » (p. 178) hérité des caractéristiques de l’espace-temps moderne mis en place sur une durée de six siècles (de la Renaissance au 20ème siècle, p. 11), et dont nous pouvons tous être porteurs à notre corps défendant.
Gérard Chouquer, traité d’archéogéographie. La crise des récits géohistoriques, Paris, Errance, 2008.