Le 1er mai 2009, les trois prisons de Lyon sont fermées et vouées à la destruction. Seule la prison Montluc est sauvée et inscrite à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques. Un mémorial a ouvert ses portes au public en septembre 2010, centré sur la période 1943-1944, celle dite de la « prison allemande ». Désormais considéré comme un haut lieu de la mémoire nationale, le Mémorial est géré par le Ministère de la Défense. Cet article retrace l’activité publique et le jeu d’acteurs qui accompagnent un processus de patrimonialisation, tel que nous l’avons suivi dans le cadre d’un projet de recherche intitulé « Lieux à mémoires multiples et enjeux d’interculturalité. Le cas de deux lieux en cours de patrimonialisation : la prison Montluc (Lyon) et le centre de rétention d’Arenc (Marseille) » [1].
Si la question de la différence de reconnaissance institutionnelle des histoires et des mémoires est une question largement étudiée — en particulier à propos des mémoires de l’immigration ou des mémoires ouvrières (Chavanon 1997, Peroni et Roux 2000, Tornatore 2004, Battegay 2008, Boubecker et Galloro 2013) —, il est plus rare que cette question se pose sur un même lieu où se croisent différentes histoires et mémoires. Qui plus est quand celui-ci est reconnu par l’État comme l’un des neufs hauts-lieux de la mémoire nationale [3], et placé à ce titre sous la responsabilité du ministère de la Défense. Or, son histoire et ses mémoires sont plus larges et certaines périodes de cette histoire, telle celle de l’incarcération et de l’exécution d’indépendantistes algériens entre 1958 et 1961, ont également à voir avec la mémoire nationale. Si la question se pose en termes de reconnaissance d’une mémoire qui serait celle des Algériens et de leurs descendants, dont ceux qui vivent en France sont Français pour la plupart, elle s’impose également du point de la vue de la connaissance à destination de tous les visiteurs de ce qui fut aussi une part de l’histoire de l’Algérie et de la France ; ce qui en fait autant un objet d’histoire que de mémoires. Ces deux modes distincts mais complémentaires de rapports au passé, entre visée universaliste et objective de l’une et subjectivité et singularité de l’autre, ont tout à gagner dans leur « articulation » (Traverso 2005) et leur « alliance » (Joutard 2013). Or, le discours actuel, tel qu’il est présenté sur les lieux, souffre autant « d’oublis » d’histoire que d’un déficit de reconnaissance des mémoires.
Ainsi, la prison Montluc, qui a été construite en 1921, est porteuse d’autres histoires et d’autres mémoires que celles de la Seconde Guerre mondiale, lesquelles cependant ne sont évoquées que très marginalement dans la forme actuelle de patrimonialisation du Mémorial. L’usage le plus ancien de la prison, connu et documenté, remonte à l’année 1921, date de la création de cette prison militaire [5] (Wang 2002) qui demandaient à être admis dans le tout nouvel institut franco-chinois de Lyon pour y suivre des études. Certains d’entre eux ont alors été retenus à la prison Montluc avant leur expulsion vers la Chine. La participation à cette marche de futurs dirigeants de la République populaire de Chine, tels Deng Xiaoping, Zhou Enlaï, Chen Yi, qui a été interné à Montluc puis expulsé vers Shanghaï, en fait un événement de la mémoire nationale chinoise.
Ensuite, et avant la « prison allemande », elle est réquisitionnée par l’armée française en 1939 pour l’internement des insoumis, déserteurs ou soldats coupables de délits, mais également des premiers condamnés politiques des juridictions d’exception, essentiellement des communistes. De l’été 1940 à février 1943, le gouvernement de Vichy y a interné les opposants à sa politique de collaboration, des communistes mais également les premiers résistants jugés par ses tribunaux d’exception. C’est de février 1943 à août 1944 que la prison fut réquisitionnée par la Wehrmacht et les services de la Gestapo. Plus de 9 000 personnes, résistants, juifs et raflés, y ont alors été internées. Beaucoup d’entre eux ont été torturés au siège de la Gestapo, fusillés ou massacrés dans la région lyonnaise, ou encore déportés vers les camps de concentration et d’extermination. À la fin de la guerre, ce sont des collaborateurs, des miliciens et des criminels de guerre allemands qui ont été emprisonnés dans l’attente de leur procès, dont celui de la Gestapo en 1954.
La période de la guerre d’Algérie de 1954 à 1962 représente également une couche d’histoire de la prison Montluc. Elle a alors été à la fois un lieu d’emprisonnement et d’exécution d’Algériens condamnés à mort ayant participé à la guerre d’indépendance en métropole entre 1958 et 1962 (André 2014 [7] portant sur l’exécution par guillotine des condamnés à mort algériens du FLN (Front de libération nationale) sur les lieux désormais dédiés aux mémoires des victimes de la répression nazie.
Ainsi, si des « arènes » publiques (Strauss 1991, Céfaï 1996) s’étaient bien sûr déjà constituées avant la recherche et indépendamment des chercheurs — qui n’ont d’ailleurs pas toujours été invités à y participer —, nous avons pu indirectement contribuer à les multiplier ou à les croiser. Ces arènes ne se limitent ni au lieu de mémoire ni à ses dispositifs institutionnels, mais se forment et se configurent dans une gamme étendue d’interactions mettant aux prises la diversité des acteurs et des rapports qu’ils entretiennent avec ce lieu, son histoire, ses mémoires et son devenir. Enfin, le choix de publier les matériaux et les éléments d’enquête sous la forme numérique est précisément une façon de constituer une de ces arènes et de nous inscrire en cela bien moins dans une sociologie des publics que dans une sociologie publique, au sens que lui donne Michael Burawoy quand il propose de penser les publics non pas « comme des formes toujours déjà là », mais comme « des formes en flux, des flux mouvants que nous pouvons contribuer à créer et à transformer » (Burawoy 2006, p. 126). Burawoy définit la sociologie publique comme une sociologie qui entre en conversation avec des publics eux-mêmes engagés dans des conversations et il en distingue trois formes : une forme classique, qui écrit pour des publics et dans des médias non académiques sur des questions d’intérêt public ; une forme organique, qui travaille en étroite relation avec des collectifs de la société civile ; quant à la troisième forme — dans laquelle nous nous reconnaissons —, elle considère que les sociologues peuvent contribuer à la création de publics, générer des débats publics et se constituer eux-mêmes en public.
C’est cette dernière option qui distingue nos travaux de ceux de nombreux autres chercheurs également soucieux de prendre en compte la dimension publique de la mémoire. Nous pensons en particulier à Cédric Terzi (2003) et à son analyse du traitement politique et médiatique de la question des fonds juifs en déshérence, qui s’est accompagnée, en Suisse, d’un intense débat public. Dans ce cas, on se trouve face à une question connue et débattue dont il s’agit de décrire comment elle se construit, se transforme et se redéfinit dans l’expérience et le cours de la publicisation ; comment les définitions de ce problème public « entre champ d’expérience » et « horizon d’attente” » (Koselleck 1990) en passent par des réorganisations de versions multiples, qui mettent l’accent sur des dimensions différentes de l’affaire, selon qu’elles s’appuient sur des composantes à caractère historique, moral, financier ou diplomatique et politique et qui, se faisant, proposent des définitions variées de la collectivité nationale helvétique et des réévaluations des rapports qu’elle doit entretenir à son passé [9] ; des conditions dans lesquelles ils se sont effectués. Comme nous l’a dit et répété le procureur Viout lui-même : « Voilà comment ça s’est passé. Tout ça a été fait vraiment d’une manière empirique ». Ainsi, si nous n’avons pas participé aux réunions et si tous ne tenaient pas toujours à nous communiquer les comptes-rendus ou à nous donner accès aux archives, en revanche les acteurs pris individuellement — le préfet, le magistrat, les représentants d’associations, les professionnels des lieux de mémoire et du patrimoine, le président de l’Université Jean Moulin Lyon 3 — étaient tout à fait disposés à nous rencontrer et à évoquer la nature et les raisons de leur engagement dans ce dossier qui dépassait, pour certains, l’ordinaire de leurs activités ou de leurs missions. De sorte que, à l’instar de ce que suggèrent Cefaï et Terzi (2012), on peut considérer que ces institutionnels se sont constitués en public en sortant du caractère routinier de leur travail institutionnel pour inventer et expérimenter de nouveaux montages.
Vidéo n° 1 : 1-1-3 le pilotage par le préfet de la sauvegarde de Montluc 2007-2010. Source : Montluc, un lieu d’histoires et mémoires multiples (site Internet en cours de construction), Alain Battegay et Marie-Thérèse Têtu, 2014, 7 mn 23.
Depuis 2000 déjà, date à laquelle le projet de déménagement des prisons a été connu, mais sans rencontrer encore un grand écho, les associations de résistants et de victimes — en particulier l’association des rescapés de Montluc [11]. Le préfet s’est particulièrement engagé, suivant personnellement le dossier, puis le montage et la réalisation du projet, pesant de tout son poids, le faisant bénéficier de ses relations et de ses pouvoirs. Il a d’abord obtenu l’inscription à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques de la prison. Jugée sans grand intérêt architectural au regard des deux autres prisons de Lyon par ceux que l’on appelle dans le milieu « les patrimoniaux », il a argué de son intérêt historique et de sa valeur pour la transmission de la mémoire nationale. Le préfet est ensuite venu lui-même devant la commission défendre le dossier, ce qui est rare, et ce dernier est passé avec neuf voix favorables et 11 abstentions ! Probablement, nous a dit Brigitte Bardisa [13] et connaissant bien, de ce fait, les itinéraires de diverses catégories d’internés de Montluc ainsi que les associations — qui s’étaient alors constituées en parties civiles. Il était susceptible d’orienter les choix d’exposition des biographies d’internés, prévues dans les cellules, et le cas échéant d’instruire des arbitrages. « Mais il a fallu faire vite, très vite, trop vite », avec un budget réduit et des connaissances historiographiques lacunaires, ont jugé d’autres acteurs, en particulier les professionnels de la conservation et de la restauration du patrimoine et ceux des lieux de mémoire. Restaurer un bâtiment pour l’ouvrir au public, concevoir et réaliser en une seule année une exposition avec 600 000 € et peu de connaissances historiques du lieu, tout cela relevait de la prouesse ! La conservatrice se souvient d’un programme « qu’il fallait conduire tambours battants parce que… on le faisait dans le cadre du Plan de relance de 2009, et qu’il fallait dépenser cet argent dans l’année, hein, on n’avait pas le choix, il fallait que les choses aillent très vite ».
Un autre objet de discorde est apparu : le périmètre de classement. Pour que le projet soit financièrement réalisable, proposition fut faite de n’inscrire à l’inventaire supplémentaire qu’une partie de la prison : les bâtiments cellulaires et non l’ensemble du mur d’enceinte. Ainsi pouvait-on vendre « le reste » à l’Université Lyon 3, toute proche, qui avait été sollicitée et qui s’était déclarée intéressée par cette opportunité foncière pour construire de nouveaux bâtiments afin d’abriter des activités de formation continue et des logements étudiants. Ce qui en faisait un acquéreur sans doute plus enclin à composer qu’un promoteur immobilier, mais dont les projets risquaient tout de même d’empiéter largement sur le site mémoriel. Une perspective que Brigitte Bardisa jugeait fort dommageable : « Disons qu’en tant que conservateur, ce qui m’aurait paru intéressant, c’est qu’on puisse clôturer, qu’on ait au moins la clôture totale pour qu’on ait une véritable image de l’emprise de ce qu’était la prison ».
Isabelle Doré-Rive, directrice du Centre d’histoire de la Résistance et de la Déportation (CHRD) de la Ville de Lyon, à qui a été confié le contenu historique du Mémorial en l’absence d’un comité scientifique, explique ainsi son point de vue [15].
Alors le comité de pilotage est constitué d’associations d’anciens résistants et déportés non juifs, de l’association des filles et fils de déportés juifs de France et d’un certain nombre de personnalités individuelles, je pense à Claude Bloch [un ancien interné déporté juif], par exemple, et donc assez rapidement ce qui va être demandé à ces associations, c’est d’établir des listes de personnes passées par Montluc, ou de groupes de personnes passés par Montluc et ces listes sont débattues au cours des réunions avec un décompte très strict entre les personnalités juives et résistantes. Et puis un troisième groupe de personnalités, que l’association des rescapés tente de faire émerger, pas forcément avec succès d’ailleurs, sont les raflés, donc des gens qui sont ni résistants ni juifs mais qui sont quand même passés par Montluc… Donc effectivement y a des débats très longs sur les listes de noms avec des questions métaphysiques sur ces personnes qui sont parfois à la fois juives et résistantes. Donc… où faut-il les compter ? Et puis la question se pose aussi sur les groupes qu’on va faire figurer, je pense par exemple aux 44 enfants d’Izieu donc arrêtés tous ensemble donc c’est évident qu’il faut les faire figurer non pas individuellement mais en tant que groupe, est-ce que ça compte pour 44 juifs ou une cellule ? Donc vous voyez c’est des discussions qui sont très… très comptables, c’est assez terrible d’ailleurs parce que les uns et les autres ont des petites grilles où ils comptent les différentes cellules attribuées, et je crois qu’on en arrive à un équilibre arithmétique juste…
Vidéo n° 3 : Le Comité de pilotage et les équilibres mémoriels. Source : Montluc, un lieu à histoires et mémoires multiples (site Internet en cours de construction), Alain Battegay et Marie-Thérèse Têtu, 2014, 8 mn 24.
L’équilibre tant souhaité par le préfet Gérault et le procureur Viout, dans un lieu qui rassemblerait et la mémoire des Résistants et la mémoire des juifs, était réalisé et renforcé dès l’ouverture au public par la présence aussi bien de témoins juifs que de témoins résistants.
Montluc, c’est en France le lieu d’expression du paroxysme de la répression nazie. Pourquoi ? Parce que c’est un lieu où l’ensemble des victimes du nazisme trouvent en une unité de temps et de lieu, une communauté de destin. Montluc, c’est pas la propriété des résistants, c’est pas la propriété de la communauté juive, c’est la propriété des deux, et aussi de tous les anonymes, simples raflés qui se sont retrouvés un jour à Montluc,
résumait lors de notre entretien le procureur Viout [17].
Les résultats de cette activité publique condensés sous la forme actuelle du Mémorial et de son exposition pouvaient dès lors être rendus publics. Ce fut chose faite lors de l’inauguration en septembre 2010 et lors des journées du patrimoine, dont nous avons pu filmer, en septembre 2012, les visiteurs à la sortie de leur visite. La mise en scène de cette activité publique rassemblant tous ses protagonistes autour d’une mémoire nationale fut renouvelée le 21 juin 2013, à l’occasion de la commémoration du 70e anniversaire de l’arrestation de Jean Moulin, en présence du Premier ministre Jean-Marc Ayrault, que nous avons également pu filmer.
Cependant, dans le même temps et dès avant l’ouverture aux visiteurs du site, cet équilibre est apparu comme un choix de mémoire remarqué et signalé qui, en contraste, mettait en exergue des déséquilibres mémoriels.
Certains des acteurs engagés dans l’opération, à l’extérieur, mais également à l’intérieur de celle-ci, ont posé très rapidement la question des autres histoires et mémoires de Montluc et, en particulier, celles liées à la guerre d’Algérie, événement lui aussi marquant de l’histoire et de la mémoire nationale. « L’Algérie est vite venue sur le tapis, mais le préfet nous a recadré très vite », nous a-t-on dit. Chacun avait bien sûr connaissance de ces événements, mais le choix avait été fait de centrer le propos sur la période 43-44, et le comité de pilotage avait d’ailleurs été ainsi constitué que seules des associations liées à la Seconde Guerre mondiale y sont représentées. Avec cette idée qu’un jour, on pourra, peut-être, évoquer la période d’après 44 ou d’avant 42, dans les bâtiments non investis par le mémorial, ainsi que nous en assure le procureur Viout lors d’un entretien :
– Le message national que veut délivrer Montluc, c’est le message « répression nazie, Seconde Guerre mondiale ». Mais ça ne veut pas dire que le visiteur de Montluc demain dans sa configuration définitive, puisqu’on ne visite que la moitié du centre de détention, devra être laissé dans l’ignorance de l’incarcération d’opposants chinois dans les années 20 et 30, de l’incarcération d’opposants algériens, y a eu 11 condamnations à mort [19]. Venu en France et dans la région lyonnaise pour commémorer à Vaulx-en-Velin — ville dont il est citoyen d’honneur —, les massacres qui ont été perpétrés lors de la marche des Algériens à Paris du 17 octobre 1961 et présenter son livre Rescapé de la guillotine, il est accueilli par une association vaudaise, l’EPI (Espace Projets Interassociatifs), qui l’accompagne à Montluc. Pour Boudina, devenu sénateur algérien et président de l’association nationale des anciens condamnés à mort, Montluc est la prison où ont été guillotinés 11 de ses compagnons. Il se donne pour mission d’entretenir leur souvenir en demandant l’inscription de leurs noms et de dénoncer ce qu’il nomme « l’injustice coloniale ». Depuis, il se rend chaque année à Montluc pour renouveler sa demande. C’est avec sa venue que des Français et des descendants d’Algériens, dont beaucoup sont aujourd’hui Français, ont appris cette histoire. En Algérie, cette mémoire des condamnés à mort en Algérie et en France est vivace. Elle fait l’objet de films pour le cinéma et la télévision, mais aussi de demandes de reconnaissance pour ces combattants de l’ombre par la mémoire officielle algérienne et les autorités de ce pays [21]. On y voit Mostefa Boudina interpeller le directeur de Montluc, Philippe Rive, qui est aussi le directeur de l’ONAC du Rhône, sur l’absence d’informations concernant cette période qui fait partie de l’histoire répressive du lieu et se déclarer disposé à fournir les noms et photos des guillotinés qui, selon lui, sont des héros et des martyrs [23].
Les avocats qui ont eu à plaider à Montluc et la commission Histoire du barreau de Lyon sont ainsi de ces collectifs qui cherchent à s’affirmer comme acteurs de la patrimonialisation. La commission « Histoire du barreau » a été créée en 1990, en partie pour faire l’histoire du barreau et du comportement de la profession pendant les périodes difficiles de l’histoire et tout particulièrement celles où les avocats ont été amenés à plaider devant les juridictions d’exception (sous Vichy et après la Libération) et devant les tribunaux militaires pendant la Guerre d’Algérie. Bien avant le projet Montluc, cette commission a publié des livres et des revues visant à écrire l’histoire pas toujours très glorieuse du barreau et à recueillir les témoignages d’avocats ayant vécu dans ces périodes sombres de l’histoire. Ugo Iannucci, ancien bâtonnier et fondateur de cette commission, est membre des instances de plusieurs lieux de mémoire. À ce titre, c’est lui qui est intervenu, nous a-t-il dit, pour que soit rappelé, dans l’exposition de Montluc, qu’ont aussi été détenus des Algériens et guillotinés des membres du FLN. Mais quelques avocats ne s’en sont pas tenus là et ont demandé à organiser eux-mêmes des visites à destination de leurs confrères et des élèves avocats. Ils tenaient à visiter et faire visiter non pas la partie restaurée, mais celle, fermée au public, où se trouvaient le bâtiment des femmes au moment de la fermeture en 2009, et auparavant le couloir de la mort des détenus dans l’attente de leur exécution après les procès de l’épuration ainsi que pendant la guerre d’Algérie. L’un d’eux, Maître Georges Cochet, a vécu l’expérience particulière de commencer sa carrière en 1954 comme avocat commis d’office d’un milicien français jugé dans le cadre du procès de la Gestapo, dit « Premier procès Barbie » [25]. Un mur en parpaings qui n’existait pas à l’époque de ses visites cache en effet, selon lui, aux yeux des visiteurs, le « couloir de la mort ». Il est vrai cependant que celui-ci avait depuis lors bien changé puisqu’il avait été occupé par les femmes pendant cette autre période sensible et non évoquée de la prison, plus contemporaine. Depuis notre rencontre, les choses ont évolué : une porte vitrée remplace le mur de parpaings pour faire office d’issue de secours, en attendant l’aménagement et l’ouverture au public de ce qui fut le quartier des condamnés à mort, puis l’aile dite des femmes.
Ainsi en venons-nous aux évolutions de Montluc et de ses missions. Il apparaît que toutes les périodes significatives de l’histoire de la prison devraient être présentées avec des précautions particulières et des « garanties historiennes », particulièrement pour la période de la guerre d’Algérie, pour laquelle les enjeux demeurent très sensibles et les politiques de mémoire de l’État certainement insuffisamment claires et déterminées. Il ne fait pas de doute que l’activité publique autour de la patrimonialisation de cette prison y aura contribué et aura produit des effets. Ce que l’on mesure moins, c’est dans quelle mesure cette dimension publique de la patrimonialisation a été et sera prise en compte au-delà de cette annonce. Un comité scientifique, composé d’historiens à même d’apporter des connaissances sur les différentes périodes d’usage de la prison, a été constitué, mais n’a pas pour mission de prendre en charge les débats et les différences de points de vue que pourrait susciter leur présentation au public. Si des controverses devaient advenir, devraient-elles être contenues entre pairs ou exposées à des publics plus larges (Lemieux 2007) ?
Vidéo n° 5 : Les évolutions annoncées en 2013 et la nouvelle feuille de route. Source : Montluc, un lieu à histoires et mémoires multiples (site Internet en cours de construction), Alain Battegay et Marie-Thérèse Têtu, 2014, 5 mn 54.
Après la recherche.
Ces processus et ces débats sont rarement racontés, exposés publiquement et se résument bien souvent à une plaque avec les noms de ceux grâce à qui et par qui le mémorial a été inauguré à telle date. C’est ici que notre projet de publication numérique et multimédia [27]. D’autres, à caractère à la fois théorique et pratique, portent sur le numérique et les nouvelles pratiques de lecture, d’écriture et de contribution [29].
Ce projet vise à rendre publics et accessibles aux publics les termes ainsi que la dynamique des choix et des débats qui ont été opérés dans la patrimonialisation de cette prison. Partant, nous avons fait l’hypothèse que le choix du numérique comme mode de publication pourrait apporter dans cette enquête une plus-value dans la fabrique du patrimoine à trois niveaux : en permettant la prise en compte de mémoires marginalisées ou négligées dans l’exposition actuelle du Mémorial ; en rendant possible l’invention d’outils de dialogues permettant d’élargir — voire de recadrer — des débats jusqu’ici confinés aux décideurs et aux « autorisés », concernant des perspectives différentes sur les histoires et les mémoires du lieu ; enfin, en permettant d’élargir les publics et de faire se rencontrer des cercles de contributeurs d’habitude distincts : experts, décideurs, professionnels, acteurs de l’histoire et de la mémoire reconnus et non reconnus, amateurs, visiteurs, étudiants de diverses disciplines. L’élaboration de cette publication numérique est donc à la fois l’essai d’une forme de publication et l’expérimentation de formes de contributions.
Au titre de la publication, nous nous essayons à une écriture numérique, qui conduit à distinguer les données et leurs interprétations et qui permet une pluralité de lectures. Comment ? Il y a bien une architecture des données que nous proposons aux internautes. Selon une structure que nous avons établie, nous avons fragmenté puis monté des discours filmés émanant d’acteurs aussi différents que l’historien, le professionnel, le politique, l’acteur de l’histoire ou de la mémoire, ou encore le visiteur, auxquels nous avons associé des documents de nature différente, comme des images de scènes ou de fiction, de courts films, des lectures théâtrales de témoignages, des photographies, des articles de presse, des cartes, des plans, une bibliographie-filmographie et webographie ainsi qu’une chronologie et un index. De courts textes présentent chaque vidéo ou document, et des liens permettent de naviguer dans cette structure, de passer d’un discours à un autre ou de lire simultanément deux vidéos, et enfin de visualiser au fil de la lecture des documents associés. Mais cette architecture prévoit et facilite aussi des lectures non linéaires et multiples. Plusieurs entrées sont possibles : par l’enquête des chercheurs, par les lieux à partir d’un plan stylisé du site Montluc et des cartes géographiques, par des sujets et débats qui rassemblent des vidéos disséminées dans l’ensemble du site. Une recherche plus individualisée peut également se faire par mots-clefs à l’aide d’un moteur de recherche.
Au titre de la dimension contributive, nous visons l’expérimentation et l’apprentissage de formes et d’espaces de dialogues contributifs à l’aide de logiciels (métadata player [31]. D’autres sont à l’état de question : en quoi cette forme de publication numérique contributive favorise-t-elle la participation du public et des publics comme acteurs de la patrimonialisation, au-delà des seuls collectifs de mémoires institués ? En quoi permet-elle de découvrir et d’entendre les expériences, les mémoires et les interprétations des autres, différentes des siennes ? Est-ce que ces publications et contributions numériques favorisent l’intelligence collective et la qualité argumentative ? Quels genres de modération, d’arbitrage, de suivi de la publication sont envisageables ?
Il convient également de se demander ce que cette forme d’écriture de la recherche et cette manière d’en rendre compte produisent et soulèvent comme questions. Tout d’abord, dans l’ordre de l’enquête : en quoi le fait de filmer des entretiens destinés à être publiés sur Internet contraint-il ou formate-il la parole et les discours des interviewés ? Mais plus encore, comment rendre compte ou tout du moins tenir compte de ce qui est dit en off, ou en dehors de l’entretien filmé, dans des conversations « privées », problème qui, dans l’écriture d’un article scientifique, peut trouver des formes de résolution en anonymisant ou en regroupant les points de vue de plusieurs interviewés ? Ensuite, où se trouvent, s’expriment, s’affichent le propos et les choix des chercheurs s’ils n’apparaissent pas clairement dans un texte produit et signé par eux-mêmes ? Ils sont pourtant bien présents, dans la conduite des entretiens en premier lieu, puis dans les choix de leur fragmentation, de leur organisation et des possibilités de les interroger.
Des contraintes existent, mais qui tiennent autant à notre objet de recherche qu’à ses formes de représentation numérique. Le hors champ qui est décrit dans cet article n’apparaît pas ou n’est pas toujours clairement explicité. La présence de la caméra formate les propos dont les enquêtés savent qu’ils sont tenus publiquement, bien que cela ne soit pas toujours le cas pour certaines scènes filmées durant lesquelles les participants oublient la caméra, qui n’est au centre ni de leur attention ni de la scène.
Mais finalement cela ne correspond-il pas à l’objet même de l’enquête, qui est, en partie du moins, d’amener les acteurs à faire connaître publiquement leurs actes et leur manière de les justifier, de les argumenter et d’accepter qu’ils fassent partie du débat public à égalité avec les perspectives d’autres acteurs dont la voix n’a pas la même légitimité ? Ces divers propos ne sont pas départagés par le commentaire et les analyses de l’observateur et du chercheur ; ils peuvent être rapprochés, vus et écoutés en parallèle, commentés et interprétés par tout un chacun. En définitive, les chercheurs qui ont mené l’enquête et organisé les matériaux sont bien présents, mais ils n’ont pas le dernier mot d’un processus qui suit son cours et laissent à leurs lecteurs une part du travail d’interprétation (Becker 2009).
Vidéo n° 6 : Présentation du site et de ses fonctionnalités. Source : Montluc, un lieu à histoires et mémoires mutliples (site Internet en cours de construction), Alain Battegay et Marie-Thérèse Têtu, 2014, 2 mn 27.
La fabrication de la qualité patrimoniale, une activité publique.
Dans notre enquête, le recours à la publication numérique, avant de donner forme à un nouveau public, vise à donner une visibilité à des publics déjà là et à leurs activités. Mais la publication numérique offre aussi aux internautes de multiples modes de lecture et d’entrées dans nos matériaux, la possibilité de les mettre en dialogue, de les annoter et d’apporter des contributions. D’une part, le recours au numérique trouve dans ce cas sa finalité dans une plus grande accessibilité et un regard renouvelé sur des lieux d’histoire et de mémoire et leur patrimonialisation, mais tout aussi bien sur le travail d’enquête et de recherche. En ce sens, il est une expérimentation de science ouverte en même temps qu’une invitation à une approche, plus ouverte, de la patrimonialisation. D’autre part, et dans la suite de ce qui vient d’être écrit, le recours au numérique peut contribuer à ne plus voir les lieux d’histoire et de mémoire comme une seule affaire de transmission, mais comme l’objet d’une activité publique qui ne se réduit pas aux politiques publiques, même lorsqu’il s’agit, comme c’est le cas pour la prison de Montluc, de lieux fortement institutionnalisés. Cette activité publique en tant qu’elle rend visible et lisible la multiplicité des relations aux lieux et de leurs interprétations participerait alors de la fabrication de leur qualité et de leur teneur patrimoniale.
Illustration : Eric Chevillard.